Le plan illingworth de 1965 Yanica a été restauré par le charpentier François Blatrix. William Vogel, régatier émérite qui a mené le projet pour l’association propriétaire, retrouve ainsi les formes et l’élégance des voiliers de l’architecte anglais, sur lesquels il a passé une partie de sa jeunesse. Yanica n’est autre que le frère en construction de Monk of Malham, qui s’illustra dans les courses du Royal Ocean Cruising club (RORC) dès son lancement, et ses armateurs brûlent de l’aligner au départ de la prochaine saison de régates classiques.
Par Maud Lénée-Corrèze
John Illingworth, concepteur de nombreux voiliers de course au large dans les années 1950-1960, est de ces architectes navals qui marquent une vie. Notamment celle de William Vogel, ingénieur physicien et régatier durant ses loisirs. À soixante-quinze ans, ce Malouin d’origine vient de remettre à l’eau avec l’association propriétaire le plan Illingworth de 1965 Yanica, après l’avoir fait classer Monument historique et fait restaurer pour lui rendre l’aspect de son neuvage.
« Quand j’étais jeune, mon père achetait beaucoup de bateaux, mais il naviguait peu… Alors j’en profitais, raconte-t-il. Un 420, un Corsaire, un Vaurien, des plates à voiles, que j’utilisais sur la Rance. Vers douze ou treize ans, j’ai embarqué l’été sur des plus gros calibres en tant que matelot, d’abord en Bretagne Nord sur le Forban, un Colin Archer de 1901 qui appartenait à un collaborateur des Cahiers du Yachting, Georges de Lavalette. C’était un fanatique de technologie, l’un des premiers à s’équiper d’un goniomètre, puis d’un consol – c’est lui qui m’a appris à utiliser ces outils de localisation d’avant le GPS. »
Probablement pas trop mauvais équipier, William se fait une place sur les régates en Manche et en Méditerranée et c’est à ces occasions qu’il « rencontre » l’architecte naval John Illingworth – ou du moins, pour commencer, les voiliers qu’il a dessinés. « J’ai fait quelques saisons sur Mandragore, construit à Saint-Malo en 1961. C’est l’une des cinq unités à tableau construites à partir du Maïca créé par Illingworth en 1959, poursuit-il. À mon humble avis, si les coques à voûte qui leur ont succédé marchaient mieux au près, les Maïca à tableau étaient globalement plus performants, notamment au portant, où la voûte devenait un désavantage. » Son père achète aussi deux plans Illingworth, un voilier de la série des Merle of Malham (1967) et Fille du vent (1968), long de 9,50 mètres « un peu similaire à Arabel iii, ex-Maryka, un One tonner de 1966. » William naviguera jusqu’aux Açores à bord de ce dernier.
John Illingworth, William le rencontre aussi « en vrai », car l’architecte anglais, très francophile, vient souvent rendre visite aux charpentiers français qui construisent sur ses plans. À Saint-Malo, non loin de là où William grandit, Raymond Labbé lance, entre autres, plusieurs Maïca, dont Mandragore, le classe I Oryx, vainqueur des courses du Royal Ocean Cruising Club (rorc) en 1966, et quelques unités des séries de « Malham », des frères de Monk of Malham et Merle of Malham. Le jeune William passe une bonne partie de son temps libre dans le chantier de Raymond Labbé, suivant la construction des voiliers classiques de l’époque, et discutant, à l’occasion, avec John Illingworth.
Il est d’ailleurs si assidu que Raymond Labbé lui proposera de reprendre l’entreprise. Mais William, engagé dans des études d’ingénieur, décline l’offre.
« Je n’ai jamais voulu faire de la mer une profession. Je voulais garder la voile et les bateaux comme loisir. Quand ta passion, c’est ton métier, c’est quand même beaucoup moins drôle. » Il navigue sur les unités de ses amis, et bientôt les siennes, comme Forban, le Colin Archer de sa jeunesse, dont le mauvais état n’empêche pas quelques croisières mémorables. « On est allés jusqu’en Irlande avec des amis, à trois bateaux, Forban, un Muscadet et un plan Cornu. Forban faisait 100 litres d’eau à l’heure, qu’on parvenait à étaler au seau et à la pompe, ce qui ne l’empêchait pas d’être un bon bateau, bien conçu : en rentrant d’Irlande, on a essuyé un coup de vent de nuit, en route vers les Sorlingues… On a filé sous trinquette et foc tangonné seuls, et c’était relativement confortable ! »
« Cède, pour un montant symbolique, un cotre Illingworth de 12,80 mètres… »
Après quelques déménagements, William finit par s’installer à Vannes dans les années 1980 – il s’est plus tard établi à Arradon, où il demeure depuis. Il participera à de nombreuses régates avec ses bateaux successifs : un Armagnac, un J24, puis un First 31.7 et un First 30E. Il prend aussi part à de nombreux projets patrimoniaux de sa région, comme la création de la Semaine du Golfe, la reconstruction du plan Dyèvres de 1899 Maïta (CM 100), la mise au point du sandbag-ger Ten years after (CM 159), la restauration du thonier Biche (CM 241)… Lors du Défi Jeune marin 2000, il soutient la construction de la yole de Bantry Mor Bihan, qui sera mise à l’eau en 1999, et propose en parallèle de concevoir de plus petites yoles, qui seraient plus maniables et plus économiques pour les jeunes. François Vivier dessine ainsi des canots de 8 mètres de long dotés de quatre avirons et de deux voiles au tiers, au bordé de fibre de verre-polyester agrémenté d’aménagements en bois. Douze de ces yoles Morbihan seront lancées, et concourront lors des fêtes de Brest et Douarnenez.
Et puis arrive Yanica. « C’était en 2016, se souvient-il. Dans les petites annonces du Chasse-Marée numéro 276, je lis : “Je cède pour un montant symbolique un cotre Illingworth de 12,80 mètres, sistership de Monk of Malham, construit par le chantier Souters à Cowes.” Le texte précisait ensuite que Dune – c’était alors son nom – nécessitait quelques travaux… et heureusement qu’il n’y avait pas beaucoup de photos ! La longueur était un peu exagérée, Yanica mesurant 12,38 mètres de long, 3,38 mètres de large et 2,05 mètres de tirant d’eau. Mais c’est surtout le nom d’Illingworth qui m’a mis la puce à l’oreille. Et celui de Monk of Malham. »
William garde en effet d’excellents souvenirs de ses quelques navigations sur Monk, qui a dominé les régates du RORC en 1965, l’année de son lancement. Monk of Malham a cependant disparu, sans que personne ne sache vraiment comment. Gentilhomme de fortune, son seul frère en construction alors connu, semble aussi s’être perdu. Resterait Dune, dont William n’a pourtant jamais entendu parler. Avec son ami plaisancier Philippe Lamotte, tout aussi désireux de trouver un classique, pour assouvir une expérience que son jeune âge ne lui a pas permis de vivre dans les années 1960, William rencontre Benoît Feracci, le propriétaire. « Son histoire n’était pas très drôle, il avait acquis le bateau dix ans auparavant et tenté de le faire restaurer, mais des soucis familiaux avaient retardé le projet, avant qu’il n’abandonne. En visitant le bateau, j’ai vu que c’était, en effet, un frère en construction de Monk of Malham. Sans trop hésiter, nous l’avons acheté. »
Au fil de rencontres et de recherches, William retrace l’histoire du voilier, auquel il redonne son nom de baptême, Yanica. « Preuve du talent d’Illingworth, trois unités ont été mises en chantier sur le même plan en 1964, précise William : Monk of Malham, construit en bordé classique chez Raymond Labbé, puis Gentilhomme de fortune et Yanica, en bois moulé, chez Souters à Cowes. » Ce dernier est mis sur cale pour les Plaisanciers réunis, une petite association de yachtsmen français, dont le docteur Henri Rouault, connu parmi les aficionados d’Illingworth pour avoir fait dessiner et construire le tout premier Maïca en 1959. « Les Plaisanciers réunis ont beaucoup régaté avec Yanica, rappelle William, et remporté la victoire notamment dans la Cowes-Dinard, en Classe 2, en 1966. »
Le démontage commence, et les mauvaises surprises tombent une à une
Tout en poursuivant ses recherches et en montant le dossier de classement du voilier au titre des Monuments historiques, William Vogel et la jeune association des Amis de Yanica, créée en octobre 2016, se chargent de trouver un chantier pour les travaux. Plusieurs charpentiers l’avaient expertisé par le passé, assurant que la coque était robuste, qu’il faudrait certainement refaire le pont et l’intérieur, mais que la structure n’était pas en mauvais état. Parmi eux, François Blatrix, que finit par retenir William. « Il avait les compétences, il était installé près de la ria d’Étel, pas trop loin de chez moi, mais il lui manquait un hangar et un atelier. » William déniche un hangar libre au chantier naval Le Borgne, à Baden, et le plan Illingworth, sur un camion, descend dans le golfe du Morbihan.
En contactant l’un des anciens propriétaires, Denis Billon, William parvient à mettre la main sur les plans d’emménagements, d’accastillage, de voilure… « Le deuxième propriétaire du bateau est un certain Dominique Meyenberg, qui l’a rebaptisé Boomerang et qui a navigué avec pendant une quinzaine d’années au départ des îles de Lérins. Comme il sortait souvent seul, il a modifié le gréement : à l’origine, Yanica était un cotre, mais il l’a mis en sloup, en supprimant la trinquette, en installant un bas-étai, et en supprimant les bastaques. Il a ensuite vendu le bateau à Denis Billon, qui l’a confié au chantier Labbé puis au chantier Leclerc. En 1995, Boomerang naviguait à nouveau. Il a passé les années suivantes à sec, jusqu’à ce que les chantiers de Bob Escoffier le récupèrent en 2003. »
Heureusement, Denis Billon a gardé tout le dossier de plans de Yanica, reçu de Dominique Meyenberg, qui l’avait hérité des Plaisanciers réunis. Il est complet… à l’exception du plan de forme. « Illingworth ne devait pas les fournir à ses clients. Et manque de chance, le chantier Souters a brûlé dans les années 2000. »
Yanica ayant été classé Monument historique, une souscription ouverte par la Fondation du patrimoine permet de recueillir 40 pour cent des fonds nécessaires aux travaux. Pour que le voilier puisse être restauré au plus proche de son neuvage, William déniche de nombreuses photographies datant de l’époque des Plaisanciers réunis, notamment de précieux clichés de Beken. « La qualité de ces images est telle que nous avons pu les agrandir pour regarder tous les détails sur lesquels nous avions des doutes. »
Mais dès le début du chantier, les premières mauvaises surprises tombent. En démontant la serre-bauquière et le pavois, François Blatrix remarque que la colle réunissant bordé et structure transversale, en bois massif, ne joue plus son rôle ; de même, le barrotage n’est plus solidaire de la serre-bauquière. « Les charpentiers de Souters ont utilisé de la caurite, une colle à base d’urée-formol moins chère que la résorcine – qu’ils ont retenue pour assembler le bordé et le bois moulé de la structure axiale – et nécessitant moins de pression à la pose, explique William. Sauf que la caurite, au contact de l’eau douce, se désagrège. La poudre produite offre un substrat à certains champignons… Heureusement, ils ne migrent pas, mais ils consomment le bois ! C’est ce qui s’est passé sur Yanica : le bateau est resté longtemps sur un quai, sous la pluie. L’eau s’est infiltrée par la liaison coque-pont, dégradant la colle. »
Fait pour la course, le voilier retrouve sa splendeur
Les bois qui ont été au contact de la caurite dégradée sont donc très attaqués, sur la moitié de leur épaisseur : la coque doit être refaite à 70 pour cent – essentiellement les œuvres mortes. Pour que le bateau ne se déforme pas pendant cette opération, François décide de refaire d’abord les couples endommagés – environ 40 pour cent des pièces d’origine, en acacia ployé de 22 millimètres d’épaisseur sur 22 millimètres de largeur. Les pièces de remplacement sont en lamellé-collé de sapelli, mises en forme sur l’ancien bordé, ouvert ponctuellement pour permettre le passage des serre-joints. Là où la coque est trop abîmée, François Blatrix en reconstitue les formes avec des lisses sur lesquelles il peut s’appuyer ensuite pour mettre la membrure en forme.
Il change également la serre-bauquière, en trois plis de pin d’Oregon de 15 millimètres, et refait les quelques cloisons structurelles en contreplaqué fixées aux couples pour renforcer la charpente transversale. Une fois les formes de la coque retrouvées, il retire l’ancien bordé abîmé, et choisit de remplacer la moitié intérieure en petites lattes jointives de 12 millimètres d’épaisseur. Par-dessus, il ajoutera trois plis croisés de sapelli de 3 millimètres chacun.
Entretemps, l’étambot et l’allonge de voûte doivent être changés : du tableau jusqu’à la crapaudine, François constate des traces de pourriture. Pour refaire ces pièces complexes – la mèche de safran passe à 2 centimètres à peine du tube d’étambot – Loïc Siat, charpentier chez François, fait le relevé de l’existant avant de réaliser une épure. La pièce sera ensuite fabriquée en lamellé-collé, en quarante-cinq plis d’acajou de 3 millimètres d’épaisseur.
Pendant le remplacement du bordé, trente-six barrots neufs sont réalisés en quatre plis collés de pin de 10 millimètres, puis posés pour recevoir le pont, qui sera constitué de deux couches d’un contreplaqué de 15 millimètres, contribuant à la rigidité du bateau : « Le pont n’était pourri qu’en certains endroits, qui auraient pu être réparés avec des romaillets, mais c’est toujours mieux de tout remplacer et on pouvait se le permettre », affirme François.
Le chantier restaure aussi le haut de l’étrave et le rouf, dont les formes arrondies sont assez originales. Les seules références pour en retrouver le dessin originel sont les photographies prises par Beken et une image de Monk of Malham. Loïc Siat utilise l’informatique pour modéliser le rouf en trois dimensions. Un moule peut ainsi être fabriqué, sur lequel le rouf est façonné, en quatre plis de sapelli de 3 millimètres d’épaisseur. « À l’époque, c’était aussi sur des moules que le chantier Souters a travaillé, précise William. Nous avons d’ailleurs découvert que les Anglais ont fait les roufs des trois frères en construction, même celui de Monk of Malham. » Au niveau du cockpit, les nouvelles hiloires sont en trois plis de contreplaqué de 15 millimètres, recouverts de feuilles de 3 millimètres d’acajou de chaque côté. « La partie très courbe à l’avant des hiloires a été faite en lamellé-collé et jointe au contreplaqué par un scarf », précise François. La coque et les bois du rouf et du cockpit ont été peints et vernis par les soins de Gurvan Cautrès, du chantier Le Borgne de Baden.
En s’aidant de photographies et des plans d’emménagement, mais aussi avec des placards d’origine qu’ils sont parvenus à récupérer, les charpentiers peuvent reconstituer la configuration et l’aspect de l’intérieur de Yanica à son neuvage. Ils recréent notamment les couchettes supérieures du carré, qui avaient été supprimées. Ainsi, huit personnes pourront désormais dormir à bord : six dans le carré et deux dans les bannettes de la cabine arrière. La cuisine, seul équipement du bord dont le plan a été quelque peu modifié, se trouve à bâbord de la descente du cockpit, et la table à cartes à tribord. Les toilettes sont à l’avant. « C’est plutôt spartiate, pour un yacht classique, car le bateau était vraiment conçu pour les régates. »
C’est que, une fois le voilier bien en main, William aimerait aligner Yanica une fois encore sur la course Cowes-Dinard ou dans des régates de Méditerranée. Ainsi, depuis la mise à l’eau du plan Illingworth le 30 juillet dernier, les quelques membres de l’association des Amis de Yanica s’entraînent, sous le contrôle attentif et pédagogue de William, qui a réussi à s’entourer de quelques bons équipiers, dont certains sont des habitués des régates classiques.
C’est le cas de Gwenola Leguil, Patrick Leroux et Yves Leguil, qui nous accompagnent, avec William, pour une petite sortie en ce 3 octobre au départ du Crouesty, le port d’attache de Yanica. La journée s’annonçait pluvieuse et peu ventée, mais elle offrira finalement à l’équipage quelques beaux rayons de soleil ainsi qu’une légère brise. Sur la mer grise, un peu ridée, ils enchaînent quelques virements de bord, William à la barre, Gwenola et Yves à la trinquette génoise, aux leviers de bastaques et à l’écoute de grand-voile, dont le rail se situe juste derrière la descente. Patrick est aux écoutes de yankee, à l’arrière.
L’accastillage a pu être en partie récupéré, à l’instar du davier d’étrave en Inox, des chaumards de pavois en bronze, de tous les chandeliers et leurs pieds en bronze et Inox, ou encore des compas de route. D’autres éléments ont dû être recréés, notamment les poulies de renvoi des écoutes de yankee et de spinnaker, à plat-pont tout à l’arrière, dont les ferrures descendent sur le tableau, ou encore les porte-haubans en Inox qui débordent les pataras, libérant le plat-bord pour le passage du rail de yankee. « Nous avons aussi récupéré des pièces sur un Maïca, et pour le reste, notamment les winchs et les taquets coinceurs, nous avons acheté du neuf au magasin d’accastillage À l’abordage à La Rochelle, spécialisé dans les gréements anciens. » Les espars ont été refaits chez Seldén France, à commencer par le mât en aluminium anodisé « or », comme à l’origine.
Rendez-vous en Méditerranée, sur la ligne de départ
« Illingworth était très pointilleux dans la conception de la voilure, précise William, et il avait des idées originales. Au sein de l’agence Illingworth & Primrose, c’était lui, le spécialiste des plans de voilure, et de pont, tandis que Primrose se chargeait des carènes… sur les recommandations d’Illingworth. » L’architecte horrifie d’ailleurs son ami et confrère Jack Laurent Giles quand il lui montre, en 1946, le gréement imaginé pour Myth of Malham : la jauge du rorc ne pénalisant alors pas les grands focs, Illingworth a tant reculé le mât pour agrandir le triangle avant que Giles qualifie la grand-voile, réduite d’autant, de simple « pavillon » !
Tiré par 90 mètres carrés de toile, Yanica glisse doucement au près, filant 5 nœuds dans 10 nœuds d’Ouest-Sud-Ouest. Alors que nous longeons Méaban, William propose de gréer le storm spinnaker, un spi de brise de 38 mètres carrés, « juste pour le tester, parce qu’évidemment, ce n’est pas du tout le temps pour ça ! Nous avons aussi un spi médium et un lourd. » L’équipage, qui a soif d’apprendre, s’active sur le pont. « C’est une voile qui a disparu des garde-robes aujourd’hui, mais qui était vraiment utile dans la brise sur ces déplacements lourds, poursuit William. Comme elle figurait sur les plans de voilure de Yanica, nous l’avons commandée. Nous attendons encore un génois quadrilatéral de 51 mètres carrés, à deux points d’écoute, redoutablement efficace par petit temps – l’une des raisons, sans doute, pour lesquelles le RORC en a rapidement interdit l’usage. » Yanica dispose en outre de deux yankees pour des brises plus fortes et d’une trinquette de route, toutes coupées chez Quantum Sails.
Lors des sorties, William tient à laisser ses équipiers prendre en main Yanica, notamment lors des manœuvres de port au moteur, qui peuvent s’avérer assez délicates, étant donné le déplacement du bateau et la position de l’arbre d’hélice, légèrement sur bâbord. Mais tout se fait dans le calme et la confiance mutuelle. En retournant au port du Crouesty, William évoque les prochaines améliorations qu’il souhaite apporter au bateau. Il faudra notamment changer la barre, qu’il trouve trop souple, pas assez précise : « Au début, on pensait que c’était celle d’origine, mais je n’y crois pas. Autant en faire fabriquer une nouvelle, plus rigide. » Il faut dire que les barres des plans Illingworth ont quelque chose de particulier : depuis un incident à bord de Maid of Malham – lancé en 1936 – où la barre s’était brisée, John Illingworth, ainsi qu’il le dit dans son autobiographie The Malham Story, allait chercher lui-même du frêne de sa vallée d’enfance, Malhamdale, dans le Yorkshire, pour construire les barres de ses bateaux.
William n’ira certainement pas jusque-là pour Yanica, mais il souhaite donner une barre digne de ce nom à son bateau, pour pouvoir l’exploiter à ses pleines capacités. Bien bichonné, le frère en construction de Monk of Malham va bientôt pouvoir reprendre sérieusement du service, et William espère bien faire une photographie, aux régates méditerranéennes de 2023, avec Oryx et Outlaw aux côtés de Yanica, enfin revenu sur les lignes de départ.
EN SAVOIR PLUS
John Illingworth, régatier et architecte
C’est à Hanlith, dans la vallée de Malham, que John Holden Illingworth naît en 1903, et où il passe son enfance. Ce coin montagneux du Yorkshire est traversé par de nombreuses rivières, dont certaines viennent alimenter de petits lacs, sur lesquels le jeune John fait ses armes.
Engagé en 1917 dans la Royal Navy, il est envoyé en 1926 en Asie pour servir dans la flotte sous-marine basée à Hong Kong. Il s’adonne allègrement au yachting en mer de Chine, où de nombreuses régates sont disputées. Illingworth s’y fait progressivement un nom sur son Queen Bee, un plan Albert Strange de 7,15 mètres à la flottaison. À la même époque, il commence sa carrière d’architecte en lançant une classe de bateaux inspirés des sampans locaux, construits en pin, à fond très plat, mais plus larges.
De retour en Angleterre, en charge d’un chantier de réparation des navires de l’Amirauté à Chatham, il consacre son temps libre à la régate, notamment sur le Solent, avant de s’initier à la course au large en participant au Fastnet de 1931 sur le Colin Archer Viking. Après un embarquement comme officier mécanicien sur le sous-marin HMS Thames, il achète en 1933 avec un cousinle yawl bermudien de 10,60 mètres Thalassa, dessiné par Sibbick et construit en 1908.
Désireux de se faire construire un bateau de sa conception, il s’associe à Jack Laurent Giles (CM 293) et 294) qui lui dessine la carène de Maid of Malham. Illingworth se réserve le gréement avec Georges Gill. Ses idées en la matière sont bien précises, comme on peut le lire dans son autobiographie The Malham Story, publiée en 1972 : « Le gréement à deux voiles d’avant dotées de guindants à peu près parallèles ainsi qu’un foc à grand recouvrement était le meilleur et le plus rapide. » Maid of Malham remporte la Cowes-Dinard de 1937, ainsi que la Coronation Cup.
Détaché par la Navy en Australie pendant la Seconde Guerre mondiale, il est chargé d’y créer et diriger un chantier de réparation à Woolloomooloo, près de Sydney. Après la guerre, il crée, avec la Société nautique de Nouvelles-Galles-du-Sud, la course Sydney-Hobart, dont il prend le départ de la première édition sur Rani, un yacht de 9 mètres, remportant la course avec 20 heures d’avance sur le deuxième – on le soupçonnera d’ailleurs d’avoir utilisé son moteur…
De retour en Angleterre, il conçoit Myth of Malham, à nouveau avec Jack Laurent Giles.Dès son lancement, ce cotre qui rompt avec les conceptions classiques s’avère un coureur redoutable, remportant la Channel Race (créée en 1928 pour offrir une alternative au Fastnet aux plus petites unités) avec 16 heures d’avance l’année de son lancement, puis le Fastnet, couru cette année dans le petit temps.
En 1948, nommé commodore du Royal Ocean Racing Club, il promeut la série RNSA 24 pieds, un quillard à restrictions de 7,31 mètres de long signé Giles pour la coque et Illingworth pour le gréement. Il fonde en 1949 le Junior Offshore Group (JOG), proposant une jauge pour des bateaux de 5 à 6 mètres à la flottaison, afin d’ouvrir la course au large aux plus petites unités.
Quittant la Marine en 1955, Illingworth achète le chantier naval Aero Marine, basé à Emsworth, dans le Hampshire. Il fait construire de nombreux yachts jaugés au jog et conçoit son Mouse of Malham, doté d’un safran séparé. Les performances sont au rendez-vous, mais Illingworth garde un goût amer de cette période : « Le public rejeta plus ou moins cette configuration, écrit-il, ces bateaux se vendant mal. Curieusement, dix ans plus tard, quand l’idée fut réintroduite par les Américains Dick Carter et Olin Stephens, elle fit fureur. »
Rencontrant le jeune Angus Primrose, il fonde le cabinet d’architecture Illingworth & Primrose en 1958. Leur Maïca, d’abord doté d’un tableau, avant qu’Illingworth n’y ajoute une voûte sur la demande d’un client, est un succès. Il sera construit en série, notamment aux Constructions mécaniques de Normandie, à Cherbourg et au chantier De Rovere, à La Seyne-sur-mer. Les deux associés reviennent sur des formes de carènes plus classiques, avec des quilles profondes et des rapports de lest plutôt élevés, très performant au près. D’aucuns leur reprocheront de moins grandes qualités au portant, comme Francis Chichester pour qui les deux associés ont conçu Gipsy Moth iv en vue de son tour du monde en 1967 – qualifié par le navigateur de « plus mauvais bateau ».
Parmi les yachts classiques conçus par le cabinet Illingworth & Primrose restés dans la postérité, on peut citer le Classe I Outlaw, lancé en 1963 par Souters pour concourir avec Max Aitken à l’Admiral’s Cup (14,80 mètres de long et 4,26 mètres de large), ou encore Oryx, un Classe I très performant de 1966. Gréé en cotre, il mesure 11,58 mètres à la flottaison, 3,90 mètres de large et 2,46 mètres de tirant d’eau. Illingworth conçoit aussi le gréement de Stormvogel pour Kees Bruynzeel en 1960.
Après le départ de Primrose en 1966, il poursuit son activité – son cabinet est rebaptisé Illingworth & Associates – jusqu’en 1970. Il se retire alors dans l’arrière-pays niçois, où il décède en 1980.
Les concurrents de Yanica
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le monde du yachting reprend vie. Les plus anciennes jauges, comme la jauge internationale et la jauge universelle, sont en perte de vitesse, car les yachts coûteux qu’elles génèrent demeurent réservés à une élite, mais la course au large stimule la créativité des architectes navals. La jauge du Royal Ocean Racing Club (RORC), établie en 1931, prend ainsi son essor dans ces années d’après-guerre, d’autant que de nouveaux matériaux et techniques permettent de nouvelles audaces architecturales.
La jauge du RORC taxant assez fortement les élancements, Illingworth demande à Laurent Giles de doter son Myth of Malham d’une étrave peu inclinée et d’un tableau presque droit, imaginant même des élancements amovibles pour ce bateau, qui ne seront jamais ajoutés. Construit en 1947 par Hugh McLean & Co à Greenock, Myth of Malham mesure 10,24 mètres à la flottaison, 11,88 mètres hors-tout, 2,86 mètres de large, et 2,20 mètres de tirant d’eau, pour un déplacement de 7,6 tonnes et un rapport de lest de 52 pour cent.
Ce bateau à déplacement léger se distingue par un franc-bord important, un tableau vertical, une étrave presque droite et une quille ramassée dans le sens longitudinal, tandis que son plan de voilure présente un mât très reculé et une grand-voile moins importante qu’auparavant. Des caractéristiques qui s’avèrent efficaces, au vu des nombreuses victoires du yacht (lire page précédente). Myth of Malham fixe les grandes lignes des voiliers de course pour les années à venir.
Par ailleurs, la nouvelle génération de bateaux profite de l’arrivée du polyester pour les voiles, inventé par Dupont de Nemours, et des alliages d’aluminium pour les espars, permettant de gagner en tirant d’air. Le gréement Marconi associé à la voile bermudienne, une configuration apparue en compétition dans les années 1920, devient la norme, l’allongement améliorant les performances aérodynamiques, notamment au près. La jauge du RORC pénalisant les grands-voiles, on les dessine très hautes et très étroites jusqu’à réduire leur surface au maximum, aidé en cela par la raideur du polyester associé à des tissus volontairement déséquilibrés, avec un fil de trame (fil transversal) beaucoup plus fort que la chaîne (fil longitudinal).
Le calcul des voiles d’avant ne tenant pas compte de la surface en arrière du mât, on exploite le règlement qui autorise un recouvrement de 150 pour cent de la base dudit triangle, sans pénalité. Le génois, d’abord considéré comme une voile extrême en termes de surface, se généralise, même si les cotres continuent à cohabiter avec les sloups à grand génois unique. John Illingworth, dans une série d’articles que Le Yacht publie en 1952, y défend d’ailleurs le cotre, jugé plus manœuvrant et permettant une réduction de voilure plus aisée grâce aux deux voiles d’avant.
Les carènes évoluent aussi, gagnant en légèreté et en surface mouillée. Dès 1954, le Néerlandais Ericus Gerhardus van de Stadt et John Illingworth conçoivent des quilles en forme d’aileron suspendu sous une carène peu profonde, avec un safran déporté.
Là encore, les quilles longues gardent les faveurs de coureurs plus conservateurs qui y voient notamment la garantie d’une stabilité de route et d’une certaine sécurité. Les architectes cherchant à réduire la surface mouillée, les safrans sont contraints d’avancer même si leur efficacité en pâtit… C’est ainsi que Gaston Defferre transformera son Palynodie II (CM 125) dessiné par Olin Stephens pour retrouver une barre douce.
Yanica, lancé en 1965, est représentatif du règne d’Illingworth et Stephens sur le RORC, une quinzaine d’années durant. Bientôt, un certain Dick Carter va changer la donne. Le jeune Américain conçoit Rabbit en 1965 puis Tina l’année suivante, imposant un style « Carter » : aileron de quille sous une coque large de section arrondie – ce qui limite au maximum la surface mouillée, avec une bonne stabilité de forme –, safran suspendu très reculé. Une page de l’histoire du yachting se tourne… Nikolas Jumelle
À lire :
John H. Illingworth, offshore, robert ross & co. ltd., Southampton, 1949 (1961 pour la traduction française) ; further offshore – ocean racing, fast cruising, modern yacht handling and equipment,Adlard Coles, Londres, 1969 ;the Malham Story,Nautical publishing company, Lymington, 1972. L’association Les Amis de Yanica a créé un blog pour présenter la restauration, par lequel il est possible de les contacter : <yanica.fr>.