©Nigel Sharp
Un siècle après son lancement en 1912, Curlew, converti à la plaisance dans les années 1920, a bénéficié d’une quasi reconstruction. ©Nigel Sharp

Par Nigel Sharp - Dans la grande famille des voiliers de travail, les Quay Punts comptent parmi les plus admirés, au même titre que les pilotes, les smacks ou les bisquines… Ces navires de service, associés au port de Falmouth, seront nombreux à être convertis à la plaisance ou construits à cette fin. C’est le cas de Curlew qui a navigué jusqu’au Maroc avant de rejoindre son Angleterre natale pour une restauration en profondeur qui devrait l’amener, cette fois, jusqu’au grand Nord.

« Falmouth à votre service ! » L’expression est courante au début du XIXe siècle quand ce port de Cornouailles devient très actif. Premier havre anglais en eaux profondes pour les bateaux venant de l’Ouest, c’est une escale très fréquentée par les navires de commerce qui arrivent d’un long voyage. Ici, ils peuvent prendre contact avec leur armateur pour connaître leur prochaine destination, avitailler, réparer, ou simplement trouver un abri en cas de coup de vent.

C’est à cette époque que les Falmouth Quay Punts commencent à rendre des services essentiels, comme le transport de messages, de vivres ou de marins depuis la terre. Ils servent aussi de pilotes pour les navires de passage, un marché qu’ils se disputent au prix d’une rude concurrence, car ils sont une bonne quarantaine, parfois menés par un seul homme. Les Quay Punts sont en régate permanente, quelles que soient les conditions météo, et sur une zone qui s’étend bien souvent au-delà du cap Lizard quand il s’agit d’aller à la rencontre des bateaux à servir. Il n’est pas rare qu’ils passent alors une nuit en mer ou qu’ils rejoignent une crique abritée pour mouiller. Parfois, ils ne rentrent pas au port de la semaine.

La rivalité entre les armateurs est intense, même si elle reste amicale

En l’absence de moyens de communication, les patrons de Quay Punts n’ont aucune information sur le jour et l’heure d’arrivée des grands voiliers de commerce, sauf à l’estimer à partir de leur date d’appareillage, quand ils la connaissent. La rivalité entre les armateurs est donc intense, même si elle reste amicale. Chacun doit gagner sa vie. Ainsi, quand un patron pense avoir une information, il cherche à quitter discrètement Falmouth, par exemple en appareillant de nuit, ou en faisant croire à ses confrères qu’il sort pour une partie de pêche à la journée avec un touriste. Quand les Quay Punts ne servent pas les grands voiliers, c’est en effet une des activités qu’ils pratiquent, au même titre que la pêche ou le transport de passagers et de biens entre Falmouth et les havres voisins. L’été, ils participent aussi souvent aux régates locales.

Ces navires de travail se distinguent par un grand mât suffisamment court pour pouvoir passer sous la plus basse des vergues d’un navire de commerce lourdement chargé, ce qui explique par ailleurs que la grand-voile est à corne et qu’on ne grée pas de flèche. Avec leur mât d’artimon implanté juste en avant de la mèche de safran, ce sont par définition des ketchs, mais la petite voile bermudienne qu’ils gréent ici, bordée sur une queue-de-malet, leur donne davantage l’apparence d’un yawl. C’est d’ailleurs ainsi qu’on les qualifie. L’hiver, pour affronter des conditions de vent et de mer plus dures, ils réduisent leur plan de voilure en enlevant le bout-dehors pour ne conserver qu’un foc, amuré sur l’étrave, qui fonctionne avec le seul artimon. Pontés aux trois quarts pour faciliter la manutention de leur chargement, ils n’auraient connu qu’un seul naufrage, celui de Fear Not, au large de Lizard, qui fit deux victimes en 1900.

Durant la première moitié du XXe siècle, tandis que de moins en moins de navires relâchent à Falmouth et que les moteurs s’imposent pour la propulsion, les jours des Quay Punts sont comptés. Mais leurs caractéristiques – bateaux marins, avec un équipage réduit, relativement rapides et volumineux – retiennent l’attention des amateurs de croisière qui vont à la fois convertir d’anciens bateaux de travail ou commander de nouvelles unités conçues comme des yachts.

On sait peu de choses des premières années de Nada

En 1912, c’est dans ce contexte que Thomas Jacket, charpentier de marine à Falmouth, lance Nada, un Quay Punt bordé avec du pitchpin de 25 millimètres d’épaisseur sur une structure en chêne. Alors, bateau de travail ou yacht ? Pour Roger Stephens, auteur d’un livre sur les Quay Punts, c’est un voilier de plaisance. Pour Chris Harker, en revanche, l’actuel propriétaire de Nada, devenu Curlew – qu’il ne faut pas confondre avec « l’autre Curlew » comme Chris nomme le bateau devenu célèbre avec les croisières exceptionnelles de Tim et Pauline Carr (lire encadré) –, c’est une unité de travail. Une photo prise dans les années 1930, qui montre son cockpit ouvert, confirmerait cette hypothèse. « Et il y a d’autres “preuves”, précise-t-il, comme ses fonds goudronnés ou son accastillage forgé ou en fonte, dont la barre, les ferrures d’étrave et certains espars, et aussi son treuil. »

Le Quay Punt photographié après 1934, l’année où il devient Curlew – son nom est visible sur le pavois –, mais avant qu’il soit doté des superstructures qu’on lui connaît aujourd’hui.
©Philips Birt

On sait peu de choses des premières années de Nada qui a probablement gagné sa vie comme les autres Quay Punts au départ de Custom House Quay, le port de Falmouth. Vers 1924, il passe aux mains d’Henry Scott Tuke, un artiste qui a possédé deux autres Quay Punts, Cornish Girl et Lily. Nada lui aurait servi d’atelier flottant quand il ne pêchait pas en mer. On sait aussi qu’il s’en servait pour remorquer ses autres bateaux vers les sites de régate, dont le Falmouth Sunbeam Flame… qui appartiendra ensuite à mon père ! Tuke naviguera une dernière fois à bord de Nada en septembre 1928, six mois avant son décès.

Le registre du Lloyds de 1934 révèle que Nada s’appelle désormais Curlew et qu’il appartient à Michael Tennant dso – Distinguished Service Order est une récompense militaire britannique réservée aux officiers supérieurs qui ont le droit de porter ces initiales après leur nom. Il est membre du Royal Yacht Squadron et base le Quay Punt à Cowes jusqu’en 1949. Cette année-là, le bateau passe aux mains d’Arthur Such, secrétaire naval, qui en fait son domicile à Weymouth. C’est d’ailleurs à bord qu’il décèdera en 1964 d’une crise cardiaque. Deux Américains, Miles Martin et son épouse, s’en portent alors acquéreurs et le préparent pour un voyage autour du monde… qui ne les mènera pas plus loin que Lisbonne, probablement en raison des problèmes de santé de Madame Martin.

À l’issue de la Révolution des Œillets, la possession d’un yacht est considérée par beaucoup comme inacceptable

Curlew est alors laissé aux bons soins d’un marin-pêcheur, qui ne l’entretient guère. En février 1969, à la suite d’inondations, le Tage se charge en sédiments. À marée basse, le voilier qui y mouille creuse sa souille dans la vase jusqu’au jour où, par un effet de succion, il ne remonte pas avec la marée… Alf Henrik Amundsen, le consul norvégien à Lisbonne, se désole de cette situation : il est en contact avec les Martin auxquels il a déjà fait plusieurs offres d’achat. Mais c’est seulement un an après que le bateau a été renfloué que l’Américain accepte enfin de le vendre au consul norvégien.

Le port de Falmouth au temps de la voile, quand les Quay Punts servaient les grands voiliers.
©Collection Le Chasse-Marée

Les années suivantes, les Amundsen et leurs quatre enfants naviguent intensément à bord de Curlew, jusqu’au Maroc, depuis Sesimbra, puis Vilamoura. En 1974, à l’issue de la Révolution des Œillets, la possession d’un yacht est considérée par beaucoup comme inacceptable. Nombre d’entre eux sont brûlés ou saccagés. Le couple Amundsen emploie alors un ancien mercenaire angolais qui s’établit à bord du Quay Punt pour le protéger. En 1980, les enfants ayant grandi, la famille regagne la Norvège et Curlew est vendu à João Moreira Rato, un officier de la marine portugaise, qui va engager des travaux de fond sur la structure axiale, à l’arsenal. En 1996, le Quay Punt est acquis par l’architecte Richard Carman et son épouse Sue, installés dans le Devon, qui font ramener le bateau en Angleterre par la route. Avec leurs quatre enfants, ils partent régulièrement en croisière dans l’ouest du pays depuis plusieurs ports d’attache, dont St Mawes. Pat Crockford, charpentier de marine à Falmouth, est alors régulièrement sollicité pour l’entretien du Quay Punt sur lequel il remplace quelques virures, dont les préceintes, et le haut de l’étrave. À Fowey, Peter Williams change les barrots de pont et refait le cockpit. Tous ces travaux s’effectuent malgré un budget très serré.

C’est en 2014 que Chris Harker entend dire que Curlew serait à vendre, Richard Carman s’apprêtant à prendre sa retraite, tandis que ses quatre enfants volent désormais de leurs propres ailes. Chris, ingénieur spécialisé en énergies renouvelables après avoir travaillé dans la recherche minière, a beaucoup navigué sur les cotres-pilotes de Bristol durant vingt-cinq ans. « J’adore leur histoire au travail, leur gréement, mais je souhaitais un bateau qui puisse me permettre de naviguer en solitaire. Le Quay Punt correspondait à ce programme, pour un budget par ailleurs abordable », m’explique-t-il. Chris contacte Richard pour lui faire part de son intérêt pour Curlew… mais encore faut-il le convaincre que son bateau sera entre de bonnes mains et que son histoire sera respectée ! En février 2015, c’est chose faite, et le bateau quitte quelques mois plus tard le plan d’eau de Saltash pour celui de Falmouth, où il trouve un mouillage en face de l’endroit où il est né un siècle plus tôt. Et, après deux années de navigation dans ses eaux, Curlew rejoint le chantier Freeman’s Wharf à Penryn pour une restauration de fond qui va durer trente-six mois et monopoliser jusqu’à seize artisans locaux.

« C’était un déchirement », se souvient Chris

Chris sait qu’il faut remplacer l’étrave, la plupart des couples et une grande partie du pont. Pour davantage de solidité, la membrure en chêne massif est refaite en lamellé-collé de chêne. John Moody fournit les tranchés de 5 millimètres d’épaisseur, chaque couple étant réalisé en douze ou quatorze plis pour une largeur de 65 millimètres ; ils sont fabriqués par paire d’après un gabarit relevé à tribord, le côté bâbord étant légèrement déformé. Les anciens perçages de fixation au droit des membrures d’origine étant trop nombreux dans le bordé, les nouveaux couples sont installés en léger décalage par rapport à la pièce qu’ils remplacent, et fixés avec de l’acier galvanisé au lieu du fer d’origine. Pour refaire l’étrave, qui sera elle aussi en lamellé-collé, on libère la pièce de l’extrémité des virures, ce qui va – indirectement – chambouler considérablement l’ampleur du chantier…

Alors qu’un des charpentiers pèse sur deux bordages, sans excès, les deux cassent au niveau des anciennes fixations des couples. Bientôt, il semble évident que toutes les virures vont réagir de la même manière, un peu comme des perforations sur les anciens carnets de timbres… On comprend rapidement que tout le bordé est à refaire. « C’était un déchirement, se souvient Chris. La coque, en pitchpin d’origine, avait la patine du temps ; elle était la mémoire de Curlew. » Faute de trouver du pitchpin en quantité suffisante et dans un délai raisonnable, la décision est prise de refaire les bordages en mélèze, une essence disponible et compatible avec les fixations ferreuses. Les anciennes pièces serviront de gabarits pour les nouvelles, la plupart des virures pouvant être réalisées d’un seul tenant.

Les varangues métalliques d’origine sont sablées, regalvanisées, puis remises en place avec de nouveaux boulons métalliques. Les onze boulons de quille de 30 millimètres de diamètre – qui dateraient du chantier des années 1980 au Portugal – sont remplacés par de nouvelles pièces en acier doux, galvanisées et fabriquées par Richard Hingley, le forgeron local.

Après une profonde restauration, Curlew est remis à l’eau en 2019

Le toit du rouf en teck, dont Chris pense qu’il date des années 1950, époque à laquelle le bateau creux d’origine a été ponté, est démonté pour être restauré dans un atelier. La bauquière et la plupart des barrots de pont sont refaits à partir d’anciennes pièces en pitchpin récupérées sur un plancher de séchage près de St Austell. Des lames de Red Cedar de 18 millimètres d’épaisseur les recouvrent, donnant un bel aspect depuis l’intérieur, doublées par deux plis de 12 millimètres d’épaisseur de contreplaqué stratifié verre-époxy. Pour que le pont soit rigide, la section des barrots a été augmentée et des genoux ont été ajoutés. Le cockpit autovideur est refait en contreplaqué.

Les nouveaux emménagements sont réalisés en châtaigner huilé, tandis que la coque, le pont et les cloisons sont peints en blanc. La cabine dispose de nombreux rangements avec deux banquettes, qui peuvent aussi servir de bannettes, ainsi qu’un poste avant que Chris ne souhaitait pas particulièrement avant de changer d’idée, « car c’est pratique quand on a des invités ». La cuisine se prolonge sous le pont, comme la table à carte, avec un réchaud à gaz à deux feux, ainsi qu’un évier qu’on vide avec une pompe qui sert aussi de seconde pompe de cale. Pas de table dans le carré, Chris privilégiant la table à carte comme zone de vie quand il est seul à bord.

Le Lister Alpha bicylindre de 18 chevaux, installé par Richard Carman en 1998, est conservé mais un réservoir de gasoil en Inox de 100 litres lui est adjoint. Curlew ayant été doté à la construction d’un moteur – chose plutôt rare pour un Quay Punt –, l’étambot est suffisamment large pour recevoir l’arbre d’hélice, doté d’une tripale pour laquelle le safran possède une cage. Un nouveau réservoir en Inox de 65 litres pour l’eau douce est installé sous le coffre de cockpit bâbord. La plomberie, les vannes, l’électricité et l’électronique sont refaites, mais avec le minimum : l’éclairage intérieur est toujours dispensé par des bougies. Le gréement est conservé, la bôme et la corne de la grand-voile pouvant être d’origine, estime Chris. Les voiles de 2005, signées Sailtech à Penryn, pourront aussi resservir.

Chris Harker à la barre de son bateau.
©Nigel Sharp

Curlew est remis à l’eau à l’été 2019. La Norvège, le Svalbard, voire même l’Islande, puis le Groenland, sont désormais au programme. « Mais, finalement, je me suis dit que j’allais monter en Écosse pour deux saisons, là où j’ai grandi et où j’ai fait mes premières armes sur l’eau. De là, je pourrai gagner ensuite les Shetlands, puis la Norvège, avant de revenir par la côte Est. Une sorte de tour de la Grande-Bretagne sur trois années, en prenant le temps de visiter tous les endroits où on ne va jamais. » Malheureusement, le Covid est passé par là… Pour Chris, le voyage est seulement ajourné. Son projet initial reste d’actualité et se réalisera dès que son travail le lui permettra, en solitaire essentiellement, mais aussi avec quelques amis sur certains trajets. Les confinements lui ont d’ailleurs laissé le temps de réfléchir à la conception d’un régulateur d’allure, la bôme d’artimon étant une contrainte sur Curlew qui, « cela dit, est un bateau très équilibré », précise Chris. Le Quay Punt devrait aussi se voir bientôt doté d’un chauffage.

Les formes arrière du Quay Punt sont caractéristiques du genre. Il est intéressant de noter ici comment ses superstructures n’ont en rien altéré sa silhouette d’origine.
©Nigel Sharp

Même s’il est déçu de ne pas avoir encore pu mener son projet, Chris est heureux de toutes les navigations qu’il a déjà pu réaliser au départ de Falmouth, y compris en régate lors de la Falmouth Classic. Il est heureux aussi de savoir qu’il a le bateau pour des navigations ambitieuses : « Curlew a été conçu solide dès son neuvage. Pour son futur programme, il le sera plus encore. Il faut que je puisse avoir confiance en lui à tout moment, donc tout doit être parfait. » ◼