A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’armement pour la grande pêche à Terre-Neuve est resté très florissant à Cancale et Saint-Malo, en dépit de nombreux conflits avec l’Angleterre. Les armateurs ont abandonné la pêche “à la côte” à Terre-Neuve pour la pêche sur les Bancs. Ils y emploient au début des bricks et des bricks-goélettes qui font deux pêches par an, s’approvisionnant en boëtte à Saint-Pierre-et-Miquelon et y relâchant en milieu de campagne pour -livrer leurs premiers poissons.
En 1886, un décret du Parlement de Terre-Neuve prive les navires du hareng indispensable à leur première pêche. S’ils n’avaient pas découvert que la chair du bulot, très abondant dans les eaux de Terre-Neuve, constituait pour la morue un excellent appât, les armements auraient été ruinés. Mais leurs navires n’ayant désormais plus -besoin de relâcher, les armateurs abandonnent bricks et bricks-goélettes pour des trois-mâts beaucoup plus forts (jusqu’à 500 tonneaux de port en lourd) qui effectuent une seule campagne par an, salant en vert le poisson à bord du navire. La pêche se fait avec des lignes de fond, élongées autour du bateau par les doris. En 1912, 103 navires de Saint-Malo et 43 de Cancale partent aux Bancs.
La construction navale est très active à l’époque. Les principaux chantiers sont, à Saint-Malo, Gautier, puis les Constructions navales de l’Ouest, Craipeau, Donne et Tardivet à Cancale, Bouchart et Lhotellier. Au Minihic-sur-Rance, -grâce à sa cale sèche, Lemarchand assure la réparation des navires. La construction des doris représente aussi une activité considérable, de l’ordre d’un millier d’unités par an, car ces légères embarcations ne font le plus souvent qu’une campagne.
Divers types de gréement sont utilisés pour Terre-Neuve : trois-mâts à huniers, trois-mâts latins, trois-mâts barque, trois-mâts goélette. Il y a même eu à Saint-Malo un quatre-mâts goélette, le Zazpiakbat, qui resta une exception. Le type le plus employé est celui de trois-mâts goélette. Celui-ci a des voiles à corne à l’artimon et au grand mât avec des flèches triangulaires, un phare carré au mât de misaine, un jeu de quatre focs et cinq voiles d’étai. Le phare carré comporte le plus souvent huniers fixe et volant, surmontés d’un perroquet, mais quelques bateaux gréent perroquet et cacatois pour avoir une voilure haute plus divisée. Ce gréement est bien adapté à la grande pêche : les voiles à corne, simples à manœuvrer avec l’appoint de voiles d’étai, donnent une marche raisonnable au près pour se rendre sur les Bancs. Le phare carré est avantageux pour le retour, quand le bateau est chargé, car au début de l’automne, le vent d’Ouest domine dans l’Atlantique Nord et le bateau est souvent aux allures proches du vent arrière.
Un navire comme le Père Pierre, construit en 1920, chez Gautier à Saint-Malo, est long de 36,67 mètres, large de 8,76 mètres, creux de 4,10 mètres, jauge brute 333,38 tonneaux, jauge nette 200,17 tonneaux, tonnage 460 tonneaux. La cale à poissons occupe tout le centre de la coque. Il y a deux postes d’équipage, un sur l’avant et un autre à l’arrière, où se trouvent aussi la cambuse et la cabine du capitaine. Sur le pont, à part les panneaux et les descentes, on trouve à l’avant, la cuisine et à l’arrière, la bijoute, abritant l’appareil à gouverner. Sur l’avant et l’arrière du mât de misaine, de forts arceaux en bois, les rances, servent à empiler les doris retournés. Le bateau restant longtemps à l’ancre, les apparaux de mouillage jouent un rôle important : le guindeau est donc très robuste ; du type “à brinballe”, il se manœuvre à l’aide de tireveilles. Normalement 3 ou 4 maillons (un maillon fait 30 mètres) de chaîne dehors suffisent ; par mauvais temps, on peut en filer 8 ou 10 mètres. Avant la motorisation, il faut trois ou quatre heures de travail au guindeau lorsque la pêche oblige à changer de mouillage. Pour s’encourager, les hommes chantent en halant sur les tireveilles.
Enfin, comme en principe un terre-neuvier ne relâche pas, il embarque toujours des espars de re-change : une bôme et quelques vergues qui sont saisies en drome, à hauteur d’homme entre le mât de misaine et le grand mât. Pour des bâtiments de ce type, la surface de voilure peut atteindre 785 m2 et il n’était pas rare de porter tout dessus, car ces trois-mâts ne sont jamais lèges : ils sont chargés de sel à l’aller et de poisson au retour, sauf lorsqu’ils rallient leur port d’attache après avoir livré la morue en Méditerranée ou à Bordeaux.
Chaque année, en février, après le pardon des Terre-Neuvas, les trois-mâts quittent Saint-Malo, chacun avec un équipage d’une trentaine d’hommes pour armer 12 à 14 doris. Par beau temps, la traversée (2 250 milles par la route la plus directe) est d’une vingtaine de jours. Exceptionnellement, certains navires ont mis 50 jours à arriver sur les Bancs. Généralement, les capitaines, après avoir paré Ouessant, prennent la route du sud, traversent rapidement le golfe de Gascogne, descendent pour prendre les alizés qui les amènent sur les Bancs cap au Nord-Ouest. La plupart des terre-neuviers ne possèdent pas de chronomètre à bord et la navigation se fait en latitude par la méridienne, avec une tenue soignée de l’estime. L’approche des Bancs se signale par un froid très vif et l’apparition des oiseaux. Après avoir sondé, on peut se situer avec précision.
Le capitaine fait mouiller sur un fond à bulots pour assurer sa première boëtte, puis la campagne débute. Chaque soir, patrons et avants de doris partent tendre les lignes qu’ils relèveront le lendemain matin. L’après-midi est consacrée au -travail du poisson, puis, à nouveau, au boëttage des lignes.
En débanquant après six mois de pêche, un terre-neuvier pouvait, dans les bonnes années, ramener 7 500 quintaux de morues (quintaux de 55 kilos : 50
de poissons, 5 de sel), soit environ 350 000 -morues…