Par Philippe Urvois – Si les bateaux disparaissent, les écrits restent. Il peut donc être judicieux d’apprendre à en relever les formes et la charpente. Claude Maho, rompu à cet exercice, nous en livre les clés.
Il est intéressant à plus d’un titre d’apprendre à relever une coque. C’est parfois l’ultime façon de sauver un bateau ou de garder la mémoire d’un savoir-faire. Cela permet aussi de démarrer un chantier de restauration à partir d’une solide base de référence, ou encore de laisser aux générations suivantes les éléments permettant de reproduire à l’identique une unité présentant un intérêt patrimonial, voire affectif.
La Mauve, vénérable canot de cent quinze ans
L’exercice est envisageable sans connaissances particulières en architecture navale et avec des moyens limités, du moins s’agissant d’unités ne dépassant pas 12 m de long. « Autant que possible, pour un coup d’essai, il est préférable d’opérer sur une coque en bon état, afin d’éviter d’être confronté à des déformations qui pourraient fausser la prise de cotes », conseille Claude Maho, à qui l’on doit les plans de modélisme publiés dans chaque numéro du Chasse-Marée.
C’est à lui que nous avons demandé de nous présenter une méthode simple et efficace de relevé*. Pour la circonstance, il va l’appliquer à un joli petit canot de 3,20 m inscrit dans le quartier d’Audierne en 1897 sous le n° 131 : La Mauve.
Construit par l’arrière-grand-père de son actuel propriétaire pour naviguer dans la rivière du Goyen, ce bateau peut être propulsé par une hélice actionnée par un pédalier. Son safran est, de surcroît, relié à un guidon par un système de tire-veille dont les drosses sont inversées, ce qui ajoute encore à l’originalité de cette embarcation. Restaurée dans les années 1990, puis mise au sec, La Mauve ne devrait plus naviguer afin que soit épargnée sa vénérable coque. C’est pour cet ensemble de raisons que son propriétaire a souhaité en relever les formes.
Voilà donc Claude Maho à pied d’œuvre. Il a apporté avec lui quelques outils : un marteau, des tenailles, un niveau à bulle, un cordeau, un fil à plomb, des bâtons de craie, des équerres de bois, une longue latte plate, quelques tasseaux bien dressés, des cales, une poignée de pointes, des petits serre-joints, un gros feutre et, enfin, une calculatrice. « Un appareil photo est également très utile, précise-il, car cela permet de mémoriser certains détails du bateau, notamment au niveau de l’intérieur et de la charpente. »
Claude conseille également de travailler à deux : l’un mesure, l’autre reporte les indications sur les divers plans de demi-coque qui vont être établis (vue du dessus, vue d’arrière et coupes verticales des différentes sections du bateau). « Cet ensemble de plans, qui constitue le “tableau des cotes”, peut être préparé à l’avance, indique Claude. Cela peut représenter un gain de temps appréciable. Mais d’abord, il faut caler correctement le bateau. »
C’est la première étape de l’opération. Le poids de La Mauve n’excédant pas 120 kg, cela ne devrait pas poser trop de problèmes. L’idée est de positionner le bateau comme s’il naviguait, avec la ligne de flottaison parfaitement horizontale. À l’avant et à l’arrière, des cales de bois sont d’abord glissées sous la quille, désormais distante du sol d’une trentaine de centimètres. À l’aide de serre-joints, des tasseaux verticaux sont également fixés de chaque côté de la coque, faisant office de béquilles latérales. Claude vérifie ensuite au niveau à bulle que la ligne de flottaison est bien horizontale, de même que les bancs. Cette assiette latérale est validée avec le contrôle au fil à plomb de la verticalité de l’étrave.
La forme de la coque va d’abord être relevée verticalement, en différents endroits, ce qui nécessite au préalable une phase de préparation. En effet, les mesures vont être prises à partir du sol ou plus exactement à partir d’un plan qui doit être lui aussi horizontal. Pour matérialiser ce dernier, Claude réalise, à l’aide de tasseaux, un cadre rectangulaire qui constituera ce qu’on appelle la « ligne de base ». Il le pose ensuite au sol, le long du bateau et, s’aidant de cales et d’un niveau à bulle, contrôle qu’il est parfaitement à plat. Puis il solidarise le cadre avec une des béquilles du bateau, grâce à un serre-joint. « Ce cadre va servir à prendre et à reporter des mesures, commente Claude. S’il n’est pas rigoureusement horizontal ou s’il bouge, le report des mesures sera faux. Il faut donc procéder avec minutie. »
L’art découper un bateau en sections
Cela fait, Claude matérialise l’axe central du canot en tendant un cordeau de la proue au milieu du tableau. Il définit ensuite les différentes sections du bateau en marquant au feutre une série de points sur le cordeau (ici un point tous les 34 cm, ce qui correspond à huit sections).
Au niveau de chacun de ces points, il pose une latte en travers du bateau, en s’assurant avec une équerre – et à l’œil – que le cordeau et ladite latte forment un angle droit. À la craie, il matérialise alors les différentes sections sur le plat-bord et la préceinte du canot. Le voilà virtuellement découpé en huit sections (baptisées S1, S2, etc.) et en neuf espaces.
« Nous allons maintenant reporter les sections sur les deux longueurs du cadre au sol, annonce Claude. J’utilise, pour cela, le fil à plomb que je positionne sur chaque marque à la craie faite sur la préceinte. » L’opération terminée, il reporte, toujours à la craie, les sections sur la quille du bateau. Il s’aide pour cela d’une longue latte qu’il aligne sur les deux points du cadre correspondant à chaque section, puis d’un fil à plomb. À ce stade, tout est en place pour démarrer les relevés sur chaque section de demi-coque, chacune étant désormais parfaitement matérialisée au sol et sur le bateau.
Pour chaque section, la hauteur entre le plan horizontal et la coque va être mesurée en différents points. Ces derniers sont ici espacés de 8 cm par commodité, car Claude projette d’établir un plan de formes au 1/8. L’homme de l’art réalise donc au feutre la graduation correspondant aux points de mesure sur une latte plate qu’il pose à plat sur le cadre. La latte relie les points qui matérialisent la première section (S1) sur le cadre horizontal. S’aidant d’un mètre et d’une équerre, Claude mesure ensuite la hauteur entre la coque et la latte pour les différents points, en suivant la graduation de la latte. Il va procéder ainsi pour chaque section, les mesures étant à chaque fois consignées sur un carnet dans lequel il a sommairement dessiné la section de demi-coque.
La prochaine étape consiste à mesurer le bateau en largeur. Une latte est posée sur la marque de la première section tracée sur le plat-bord. Cette latte recoupe à angle droit le premier point réalisé au feutre sur le cordeau et matérialisant l’axe du bateau. Avec une équerre, Claude reporte sur la latte le point du cordeau puis il mesure la longueur de la latte à partir de ce point jusqu’au bord extérieur du plat-bord. La largeur du bateau en S1 est consignée sur un dessin représentant la demi-coque vue du dessus. Il ne reste plus qu’à procéder à l’identique pour les autres sections. L’ensemble des indications qui ont été collectées à ce stade permet déjà, globalement, de reconstituer les formes de La Mauve.
Mesurer l’élancement de l’étrave
Après avoir mesuré et noté pour chaque section la hauteur de la préceinte, Claude va maintenant mesurer l’élancement de l’étrave et la forme du brion. Pour ce faire, il plaque une latte de bois contre la quille avec deux serre-joints. De la même manière, il fixe ensuite une seconde latte, perpendiculaire à la première, contre l’étrave. Les écarts entre cet axe vertical et l’avant de l’étrave vont ensuite être mesurés tous les 8 cm et reportés sur un croquis. Ainsi est relevée la forme de l’étrave. Reste à compléter ces informations en notant sur un croquis sommaire la hauteur, la profondeur et l’épaisseur de la tête d’étrave. Claude consigne également l’échantillonnage de l’étrave et du brion, mesuré en plusieurs points, du bord extérieur des pièces, jusqu’à la râblure.
Le prochain exercice va consister à déterminer la quête d’étambot. Comme pour l’étrave, une latte est maintenue le long du bas de la quille à l’aide de serre-joints. Une autre latte est fixée à 90° de la première, son bord s’appuyant sur le haut du tableau. On mesure ensuite l’écart entre la latte verticale et le talon de quille et la hauteur de la section allant du point de croisement des deux lattes jusqu’au haut du tableau. Il reste alors à relever la section et la profondeur du contre-étambot et les cotes de la cage d’hélice, puis à les reporter sur un croquis.
Le relevé du tableau
Claude attaque maintenant la dernière phase de l’opération : le relevé du tableau. À l’aide d’une équerre et d’un feutre, il trace directement sur la moitié du tableau une grille formant des carreaux de 8 cm de côté. Il ne reste plus qu’à mesurer et à reporter ce quadrillage sur le tableau des cotes (en tenant compte, ici, de l’épaisseur du contre-étambot). Le même procédé sera utilisé pour relever les cotes du safran.
Le relevé extérieur de la coque est désormais terminé. Claude Maho va donc désormais procéder au relevé de l’intérieur du canot. « Ce sont des mesures simples mais il ne faut rien oublier », prévient-il. Sur le croquis d’une demi-coque vue du dessus, il reporte les cotes du pic avant assemblé en langue-de-chat, puis l’espacement et la largeur des bancs. Suit un relevé des différentes pièces de charpente : l’écart entre le plat-bord et la serre-bauquière est noté au niveau de chaque section ; le nombre et l’espacement (la « maille ») des membrures sont également consignés. Un travail identique est mené pour les caillebotis et les lattes de vaigrage. Enfin, l’échantillonnage de toutes ces pièces est mesuré et noté. « Je termine, conclut Claude, par la prise d’un gabarit papier pour les toletières et par quelques photos pour mémoriser des détails, comme les arrondis au niveau du banc arrière. » Il ne lui reste plus alors qu’à se mettre à sa planche à dessin.
* Relever les cotes d’un bateau dans un garage est une chose. Réaliser cet exercice au bord d’une grève, sur un bateau déformé ou couché, en est une autre. Il existe donc différentes manières de procéder, qui permettent de s’adapter à la réalité du terrain. Elles seront abordées ultérieurement, de même que les approches plus contemporaines permettant de reconstituer une forme de coque en trois dimensions, grâce à une modélisation numérique. D’ici là, le prochain article sera consacré au tracé de plan.