par Jean-François Garry – Les performances d’une coque résultent de sa longueur, de sa largeur et de son creux, mais aussi de sa forme transversale et de la gîte qu’est susceptible de prendre le bateau. Ce dernier est toujours le fruit d’un compromis entre ces différents paramètres.
Qui n’a pas rêvé d’un voilier véloce autant que marin, très manœuvrant et gardant bien sa route, pas gîtard mais bien toilé, construit très solidement bien que léger, confortable et facile à mettre à l’eau… d’un bateau réunissant, en somme, toutes les qualités et leur contraire ! La sagesse voudrait qu’on reste modeste dans ses exigences et qu’on analyse ce qui fait qu’un bateau peut réunir au moins quelques précieuses aptitudes. Choisissons-les au mieux, en fonction d’un programme de navigation et, dans le cas présent, pour un petit bateau d’inspiration classique.
En premier lieu, parlons longueur, largeur et creux, puisque ce sont les mesures que l’on évoque en priorité pour définir un bateau. Plus le bateau est long et plus sa vitesse maximum – sa « vitesse critique » – est grande. Elle est théoriquement déterminée par la longueur à la flottaison (voir graphique).
Si l’on favorise la longueur au détriment de la largeur, on obtient un bateau fin et rapide, mais sa stabilité de formes transversale ne sera pas très grande. Cela peut convenir à un canot privilégiant l’aviron et qui se contentera d’une voilure modérée, ou à un fin voilier sérieusement lesté à la manière d’un Dragon.
Si l’on conserve cette longueur en augmentant la largeur, le bateau gardera une grande part de son potentiel de vitesse et sa stabilité transversale sera meilleure.
La troisième dimension, qui est la profondeur, est également modulable. Faible, elle générera une carène plate sans doute performante sur des eaux calmes. Une définition qui peut convenir à un agréable voilier de promenade familiale utilisé dans les brises légères. Profonde, elle pourra être plus apte à progresser dans un fort clapot ou une mer formée. Ainsi a-t-on longtemps accordé aux coques profondes l’exclusivité des qualités pour affronter le large.
On peut donc résumer schématiquement ce propos en disant que la longueur est facteur de vitesse, la largeur de stabilité et le creux de bon passage dans la mer.
Cela est vrai tant que l’on se réfère à la vitesse critique, c’est-à-dire celle que peut atteindre le bateau qui se fraie un passage dans l’eau et qu’il ne peut dépasser… sauf s’il part au planning, ce qui est l’apanage des bateaux légers, larges, aux sorties d’eau plutôt plates. On voit bien qu’il y a ici une rupture de logique entre les bateaux de conception
classique qui naviguent « dans » l’eau, et ceux, plus modernes, qui sont conçus pour pouvoir planer « sur » l’eau. Cela implique une façon de naviguer différente et ce choix sera déterminant dans les formes du bateau.
Les formes transversales
Parlons maintenant des formes transversales de la carène. Schématiquement, elles se répartissent en quatre groupes : section ronde, rectangulaire, triangulaire et à pans multiples (figures 1 à 4). Chacun de ces groupes fait penser à un type de bateau. La section ronde évoque les dinghies, les canots traditionnels ou les petits croiseurs à coque en forme ; la section rectangulaire les doris, les sharpies ou les plates ; la section triangulaire la plupart des bateaux à bouchain simple, qu’ils soient croiseurs ou dériveurs. La section à pans multiples, enfin, rappelle les bateaux à clins larges ou à double bouchain.
Mais en jouant librement du crayon sans trop d’a priori, on remarque vite au travers des croquis qu’il existe de nombreuses variantes qui finissent par se rejoindre et parfois se confondre. Certaines carènes rondes sont si creuses qu’elles s’approchent du V (figure 5) ; d’autres sont si plates qu’elles s’apparentent à un rectangle (figure 6). Des carènes en V très ouvert peuvent également se rapprocher des coques à fond plat (figure 7).
Pour les bateaux mus à l’aviron ou les canots à moteur, les caractéristiques propres à chaque forme resteront constantes. Ce n’est pas le cas des voiliers, car leur carène subit d’importants changements à la gîte. Une carène à fond plat évolue dans ce cas vers une forme triangulaire et une carène en V devient rectangulaire (figures 8 et 9). De quoi troubler les partisans ou les détracteurs de telle ou telle forme ! La modification de la carène à la gîte est inévitable, sauf si sa section est strictement circulaire (cas improbable). Pour toutes les autres, on note la déformation des volumes et des lignes d’eau, avec un gonflement du bord sous le vent et un aplatissement du bord au vent (figures 10 et 11), ce qui provoquera une tendance constante à lofer.
Les carènes profondes et étroites sont les moins sujettes à ce défaut. Au contraire, les carènes larges et plates, qui se déforment beaucoup à la gîte, sont plus dures à la barre. Mais ce défaut est en partie compensé puisque, plus stables, elles offrent la possibilité de naviguer à plat en portant très au vent le poids de l’équipage au rappel. Cela témoigne bien de la difficulté de trouver des certitudes dans l’infini mouvant des paramètres.
Le meilleur moyen de contrôler la déformation de la carène à la gîte et de la minimiser est bien sûr d’étudier les lignes d’eau à différents angles d’inclinaison. Il est toutefois impossible de régler le problème à tous les angles ; on cherchera donc à dessiner la carène la plus symétrique possible à un degré de gîte déterminé comme étant le plus probable et le plus constant en navigation. Cela n’est pas possible pour toutes les formes, ou seulement à des angles de gîte tellement importants qu’ils ne peuvent être considérés comme « normaux » (figure 12). Les carènes à fond plat étroit et bouchain rond, ainsi que les carènes à pans multiples règlent bien ce problème à des angles de gîte assez modérés (figure 13). C’est une des questions théoriques à résoudre dès l’esquisse d’un plan de formes. Dans le prochain article, nous évoquerons les notions de surfaces mouillées, de coefficient prismatique et d’assiette du bateau.
Après avoir abordé les principales formes de carène – ronde, rectangulaire, triangulaire et à pans multiples – et leurs caractéristiques, voyons maintenant comment chacune d’entre elles détermine la surface mouillée, une notion essentielle pour appréhender la marche d’un bateau. La surface de contact de la coque avec l’eau produit, en effet, des frottements qui le ralentissent sensiblement, surtout dans les petits airs. Par commodité, nous n’évoquerons ici que celle de la carène, mais il faudrait, en réalité, y ajouter celle des appendices : quille, dérive et safran…
À volume constant, la plus faible surface mouillée est obtenue avec une carène de section ronde, puis viennent les carènes à pans multiples, les carènes rectangulaires et celles en forme de V (figure 1). Pour chacune de ces catégories, le rapport creux/largeur modifie évidemment cette surface mouillée. Les options extrêmes – grande largeur et très faible creux ou faible largeur et creux très profond – augmentent considérablement la surface mouillée. Un creux de carène égal à la demi-largeur du maître-couple à la flottaison permettrait d’obtenir une surface mouillée minimum (figures 2 et 3 et graphique). Mais ce choix est rarement retenu puisqu’il conduit à ne dessiner que des carènes très profondes. Or, les formes des carènes sont en général le résultat d’un compromis entre un ensemble de paramètres.
Ces quelques notions permettent de se faire une première idée du comportement d’un bateau au vu de la forme de sa carène. Attention toutefois, car il faut aussi tenir compte du fait que cette dernière se modifie à la gîte. Dans ce cas, par exemple, la surface mouillée d’un bateau large et peu profond tend à diminuer, ce qui explique qu’il est profitable de le laisser gîter (figure 4).
D’autre part, pour une surface mouillée donnée, la répartition longitudinale des volumes joue aussi un rôle déterminant. Une progression globalement symétrique des formes et volumes des parties avant et arrière produit une carène dont l’une des caractéristiques est de gîter parallèlement à son axe sans modifier l’assiette longitudinale du bateau. Un comportement rassurant que l’on peut qualifier de « classique ». Au contraire, les bateaux conçus pour favoriser le planning, fins dans la partie avant et larges à l’arrière, gîtent dans un mouvement de torsion difficile à contrôler quand ils vont très vite, enfonçant leur étrave et soulevant leur arrière. Il est alors possible de jouer sur la répartition des poids – par exemple en reculant celui de l’équipage – pour compenser la dissymétrie longitudinale des volumes. Mais cela ne concerne que très rarement les petits bateaux traditionnels et classiques, les canots, day-boats, voile-aviron ou petits croiseurs, qui font l’objet de notre propos.
La finesse des formes d’une carène, dans le sens longitudinal, est évaluée à l’aide de ce que l’on appelle, fort doctement, le « coefficient prismatique ». Il représente le rapport de volume entre une carène plus ou moins affinée de part et d’autre du maître-couple et une carène purement théorique ayant, de l’avant à l’arrière, des sections de surface identique à celle du maître-couple (figure 5).
Le choix de ces formes dépend des qualités que l’on veut privilégier en fonction des conditions de navigation le plus souvent envisagées. Ainsi, des volumes avant et arrière fins conviennent bien pour couper un clapot court ou des vagues de taille moyenne et les passer sans presque ralentir. Ces conditions correspondent à une navigation sur les plans d’eau intérieurs et les zones côtières abritées. Au contraire, des extrémités plus volumineuses sont préférables pour affronter des vagues plus hautes sans jouer au sous-marin. On pense là à une navigation en mer ouverte. Le coefficient peut varier de 0,50 pour une carène très fine, à 0,75 pour une autre très volumineuse. Les petits bateaux traditionnels qui nous préoccupent ont souvent des extrémités plutôt volumineuses, avec un coefficient moyen de l’ordre de 0,65.
Enfin, il ne faut pas oublier qu’un bateau embarque des passagers. On doit donc anticiper la variable de poids créée par l’équipage, afin de respecter la bonne assiette longitudinale du bateau. Cette charge a des conséquences d’autant plus importantes que le bateau est petit et léger. Trois ou quatre personnes peuvent ainsi représenter la moitié du déplacement en charge. Dans un bateau creux, il est facile de répartir les équipiers de l’avant à l’arrière. Cela est plus problématique à bord d’un petit croiseur où l’équipage se concentre dans le cockpit, ce qui impose un arrière suffisamment porteur.
Une formule simple proposée par Guy Ribadeau Dumas permet d’estimer le poids à déplacer sur une distance d’un mètre afin de faire varier la flottaison de 1 cm à l’avant et d’autant à l’arrière : on multiplie le carré de la longueur à la flottaison par la largeur à la flottaison, puis par 0,75. Le résultat est en kilos. Un autre calcul permet d’évaluer – avec un résultat sensiblement différent – la modification de l’assiette en fonction du déplacement d’une charge : lorsqu’on avance ou recule un poids X d’une distance Y on multiplie X (en kg) par Y (en m), que l’on divise ensuite par le centième du déplacement en charge (en kg). Le résultat obtenu indique la valeur du basculement (en cm) entre les extrémités de la flottaison.
On remarque donc que, suivant le type de bateau, la répartition longitudinale des volumes de carène devra être pensée de façon différente. Cela explique aussi pourquoi un petit croiseur bien équilibré avec son équipage aura tendance à piquer du nez lorsqu’il est laissé seul au mouillage. Le prochain article s’attachera à observer le rapport entre le « volume déplacé » et la longueur à la flottaison, ce qui indique si le bateau est de type léger, moyen ou lourd.