Par Jean-René Donguy et Anne Hoyau-Berry
Le patrimoine maritime comportant les bateaux d’inspiration européenne a pratiquement disparu en Nouvelle-Calédonie. Cependant au 19e siècle et jusqu’en 1950, les grands cotres de cabotage de 12-15 m de long faisaient le « tour de côte » (tour de la Nouvelle Calédonie) en transportant du coprah et se livraient au colportage à l’époque où les routes n’étaient que des pistes incertaines. Ces bateaux ont totalement disparu.
Il existait aussi des cotres de pêche d’une dizaine de mètres de long. Ils étaient équipés de viviers qui permettaient de ramener les poissons vivants. Ils étaient gréés d’une grande voile houari, d’une trinquette et d’un foc. Finalement équipés de moteurs, ils ont persisté jusqu’en 1985. Photos 1,2,3
« Armés à la pêche en un temps où n’existait ni réfrigérateur ni congélateur et où les seuls moyens de conservation étaient le salage et le fumage, ils revenaient avec leur cargaison vivante. Des transporteurs arrivaient avec des sortes de grandes brouettes emplies d’eau de mer. Les poissons y étaient transvasés puis amenés à l’ancien marché où se trouvaient des bassins d’eau de mer. Les clients choisissaient leur poisson vivant que le commerçant sortait à l’épuisette » (Hervé Girard, Les Nouvelles Calédoniennes 12/12/2001). Photo 4
Avant 1940, il y avait au moins 15 bateaux qui pêchaient des poissons vivants à Nouméa. D’autres faisaient la pêche aux trocas (gros coquillages ramassés pour leur nacre sur le récif). Des cotres étaient basés tout le long des côtes calédoniennes. Ceux du nord basés à Poum, Koumac ou Ouégoa allaient pêcher à la voile jusqu’aux Iles Surprise
La plupart des cotres qui subsistent en Nouvelle Calédonie sont à franc-bord. Cependant des photos prises aux Iles Belep dans le nord du territoire montrent de jolis cotres à clins dans la Baie d’Uala. Grâce à leurs numéros d’immatriculation, deux d’entre eux sont facilement identifiables :
- n°1373, cotre Saint Raphaël, construit aux Iles Belep en 1935, 8,54 tx (10-11 m) armé à la pêche jusqu’en 1967. Photo 5
- n°2117, cotre Saint Henri, construit aux Iles Belep en 1953, 8,84 tx, armé à la pêche jusqu‘en 1967. Photo 6
Pour les fêtes du centenaire de la Nouvelle Calédonie (1953), 17 cotres étaient rassemblés aux Iles Belep.
Quelle est donc l’origine de bateaux aussi achevés ?
Il y a deux hypothèses :
- la technique aurait été amenée aux Iles Belep par un missionnaire breton ou normand. Il aurait démarré ce genre de construction peut-être vers 1935 et celui-ci aurait été recopié jusqu’en 1960. A Nouméa, d’après un descendant de constructeur, les plans auraient été apportés de France au début du 20e siècle.
- La technique aurait été apportée par des charpentiers australiens. On peut y voir une certaine parenté avec les « coutas » australiens de la région de Melbourne auxquels ils auraient emprunté le long bout-dehors arqué vers le bas, le large tableau et parfois un nom britannique. Certains « coutas » à clins décrits par Gary Kerr (Craft and craftmen of Australian Fishing 1870-1970. An illustrated oral history) ressemblent étonnament aux cotres des Iles Belep
Cette hypothèse est confortée par les souvenirs du Père Marie-Joseph Dubois cité par Mwa
Véé (Revue culturelle kanak) n° 56. « Sam Miller (vers 1840-vers 1900), fils d’un père australien et d’une Tongienne, vint s’établir à Awé vers 1866 au nord ouest de l’Ile Art (Iles Belep) comme charpentier de marine. C’est à cette époque que les Béléma (habitants des Iles Belep) cessèrent de construire des pirogues et préférèrent naviguer sur des cotres de modèle européen, plus stables et plus solides que leurs embarcations traditionnelles. Sam Miller leur construisit beaucoup de bateaux et apprit aux Béléma à les recopier et à les entretenir. Il y avait alors à Art une flottille relativement importante. Il y eut même un bateau à deux mâts. »
Tous ces cotres ont disparu ou se trouvent à l’état d’épaves dans les dépotoirs ou les terrains vagues. Photos 7,8,9.
Un des derniers cotres à vivier de Nouméa s’appelait « Eureka », construit par la famille Lechanteur après la fermeture de leur chantier.
La construction a débuté par la pose de la quille, puis par la fixation du tableau et de l’étrave. Les bordés sont en kaori de 15 mm d’épaisseur. L’étrave et l’arcasse sont en niaouli, la quille en chêne rouge local. Après avoir taillé les gabarits en bois de caisse, les membrures sont découpées en chêne blanc local. Le tableau, le pont et le gouvernail sont en kaori. Le barottage est en sapin importé, de même que le mât. Les bordés sont rivetés en cuivre mais, sur les bateaux précédents, ils étaient fixés avec des clous de cuivre rabattus. Quant aux voiles, elles sont de fabrication familiale.
D’une manière générale, le début du travail se faisait sur plan, puis sur une demi-coque ; La construction des cotres de 6-7 m durait 3-4 mois.
L’outillage utilisé par les charpentiers était le même qu’en métropole. On peut citer une caisse de calfat (marmotte), un maillet à limander (minahouet), deux rabots à doubles lames (bouvet) pour faire des moulures, un trusquin et un maillet de calfat.
Il semble que l’ « Eureka » soit arrivé trop tard pour pratiquer la pêche commerciale et ait dû se contenter de la pêche de loisir en famille, pour la journée ou le week-end car on pouvait y dormir sous le pont avant.
En 1993, son nouveau propriétaire en fait don au Musée de l’Histoire Maritime de Nouvelle-Calédonie, mais avant d’être éventuellement exposé, il passe, à l’aide d’une grue, par-dessus les murs de la prison de l’Ile Nou en vue d’être rénové par quelques détenus qualifiés. En fait, par suite de manque d’intérêt et de moyens, il n’entrera jamais au Musée mais restera exposé aux intempéries pendant plusieurs années sur un terre-plein. En 2004, un repreneur se manifeste mais l’ « Eureka » s’est avéré irrécupérable : il s’est écrasé pendant le transport.
Heureusement, son plan de forme a pu être relevé. (Voir feuille intercalaire)
En 2010, il restait à Nouméa un cotre similaire à l’Eureka, le Popeye. Photo 10.
Le bois de Nouvelle-Calédonie
Les charpentiers de marine calédoniens utilisaient en général des bois locaux. Excepté quelques uns, peut-être les plus longs, dont les bordés étaient en pitchpin ou pin d’Orégon importé, la plupart des bateaux calédoniens étaient construits en bois issu de la forêt calédonienne. Ainsi l’ « Eureka » comporte-t-il du kaori, du niaouli, du chêne blanc. Quels sont donc ces bois ?
Il faut d’abord observer que certains noms donnés par les premiers calédoniens sont seulement basés sur une vague ressemblance avec les arbres européens : ainsi en est-il pour les hêtres et les chênes blancs, gomme ou rouges qui n’ont rien à voir avec le genre Quercus européen. Le chêne blanc (Flindersia fournieri) fait partie des Rutacées, le chêne gomme (Arillastrum gummiferum) des Myrtacées, le chêne rouge (Cunonia austrocaledonica) des Cunoniacées.
Les bois utilisés pour la construction navale calédonienne sont donc assez communs mais, excepté le niaouli, ils se développent dans la forêt, donc, assez loin du rivage. Le chêne gomme et le chêne rouge étant des bois très durs et aux bonnes propriétés mécaniques convenaient très bien aux quilles des navires. Le kohu et le tamanou sont aussi lourds et durs mais leurs propriétés mécaniques sont moyennes : on en faisait des varangues.
Le kaori (Agathis) est considéré dans certaines îles comme le roi de la forêt et présentait même un caractère sacré en Nouvelle-Zélande. Il a été très exploité dans de nombreuses îles du Pacifique ; à Vanikoro, par exemple, la « Kaori Timber Company » en a exporté vers l’Australie pendant une trentaine d’années. C’est un grand arbre qui peut atteindre 40 m de long avec un tronc régulier et cylindrique. C’est un bois clair, tendre et léger, très esthétique, qui convient donc bien à la fabrication des bordés.
Le niaouli (Melaleuca qinquenervia) (Myrtacée) est un arbre de savane de basse et moyenne altitude. C’est l’arbre le plus répandu en Nouvelle Calédonie. Il peut faire 10 à 20 m de hauteur mais il est rarement droit. Il est donc utilisé pour les petites pièces ; c’est un bois mi-lourd, mi-dur.
La pêche en 1975
D’après l’ouvrage « Poissons de Nouvelle-Calédonie et des Nouvelles Hébrides » (Pierre Fourmanoir et Pierre Laboute, 1976), « la pêche se pratiquait avec des cotres de 6 à 9 m, de 3 à 6 tonneaux, dont les moteurs avaient une puissance de 15 à 40 CV. Ces cotres étaient pourvus d’un vivier de 2 à 4 m3 dans lequel on transportait les poissons vivants capturés à la palangrotte. Une glacière complétait le matériel, servant aux poissons pris à la traîne, tazards, carangues et aux poissons incapables de survivre dans le vivier. »
Les lieux de pêche, limités au lagon, s’étendent de Moindou à l’Ile des Pins et la profondeur explorée va de 10 à 25 m de profondeur.Les sorties durent de 3 à 5 jours. L’appât consiste en petits prêtres ou en sardines trouvées à proximité des fonds de pêche. La pêche se pratique généralement au mouillage près d’un récif. La pêche en dérive n’est possible que par temps très calme, généralement la nuit, lorsque les alizés s’apaisent. Elle a lieu entre 10 et 25 m de profondeur ; elle s’accompagne d’u appâtage avec des morceaux de poissons. Les rendements sont variables, mais une moyenne de 100 kg par jour est considérée comme bonne. Les espèces les plus récoltées sont les becs de cane et les bossus (Lethrinus), rougets de nuit et jaunets (Lutjanus), loches diverses et dorades. Les pêcheurs capturent aussi les rougets et les « communards » (Lethrinus nematacanthus) avec des balancines de 4 à 6 hameçons, sans barbets pour faciliter le décrochage du poisson. Avant de jeter le poisson dans le vivier, il faut lui percer sa vessie natatoire.
Les pêcheurs en service jusqu’en 1975 ont tous disparu. Cependant, certains souvenirs ont pu être recueillis. D’après Les Nouvelles Calédoniennes (10 septembre 2005), le vivier était autrefois équipé de cloisons longitudinales pour limiter le roulis et de cloisons latérales pour séparer les espèces. Au départ le vivier était vidé et les trous de communication avec la mer bouchés ; ainsi allégé,le bateau arrivait rapidement sur les lieux de pêche, en général à l’intérieur du lagon. Les vivres embarquées étaient simples : eau, sirop, thé, vin, rhum, pain, farine, bœuf mis en conserve à Ouaco (nord du Territoire), sucre, sel, curry et soyo. A bord, la cuisine se faisait au Primus à pétrole ou à charbon. Quand l’alizé est fort, il arrive que le bateau se mette à l’abri sous le vent d’un îlot et que l’équipage dîne à terre : quelques œufs de goéland ou de tortue, poulpes et coquillages améliorent l’ordinaire.
Au mouillage, éclairé par un fanal à pétrole posé sur le plancher ou hissé dans la mâture, on couche sur le pont ou dans le pic avant. Un taux est tendu par-dessus la bôme pour s’abriter des intempéries, protéger le vivier du soleil et surtout de la lune qui peut détruire en un rien de temps tout le produit de la campagne.
Les cotres de pêche de Nouvelle-Calédonie ont pratiquement disparu. Cependant, le relevé des formes de quelques uns d’entre eux a pu être réalisé. Il serait donc possible d’en construire de nouveau.
Référence : Le Patrimoine maritime de Nouvelle-Calédonie, 35 p, par Jean-René Donguy, Aurélien Tramoni, Pierre Furic, François Renault