La pêche au thon germon, à l’époque de la ligne de traine : à bord d’un thonier concarnois
Texte et illustrations de Dominique Philippe Levieil
Dans le cadre de mes études d’ingénieur en halieutique, je me suis embarqué pour 4 semaines (11 Août au 7 Septembre 1976) à bord d’un thonier germonier de Concarneau, l’Izoard. A l’époque j’avais rédigé un compte-rendu que j’avais illustré de dessins effectués de mémoire plutôt que sur le vif. Dans ce texte sans prétentions, je m’étais efforcé de représenter et de relater les activités du bord avec fidélité et précision, et surtout avec le souci de détecter les causes objectives de nos piètres résultats.
En relisant récemment cette description de nos activités de pêche, à la lumière de mon expérience professionnelle ultérieure et de ce que je sais aujourd’hui de l’évolution de la pêche du thon germon, j’ai réalisé que ce témoignage avait un intérêt historique et ethnographique. Cette technique de pêche a en effet quasiment disparu depuis, et les documents qui la décrivent sont rares ou focalisés sur les thoniers à voile de la première moitié du siècle dernier. Le premier thonier à voile de Concarneau l’Avenir a en effet été construit en 1906 tandis que la dernière campagne à la voile d’un thonier concarnois a été réalisée par « l’Avenir de la Famille » en 1953.
Le lecteur intéressé par cette technique de pêche et son histoire pourra aussi se reporter au récit du « Voyage au thon » réalisé par Jacques Aubert en 1971. Je ne l’ai découvert qu’après sa publication, 47 ans plus tard dans le Chasse-Marée n° 299 de Novembre 2018. Ce récit, très vivant et riche en détails sur la vie du bord et les actions de pêche, permet d’appréhender les composantes du succès d’un équipage et de son patron dès lors qu’ils travaillent en coopération avec toute une flottille de ligneurs. De plus il est complété d’une brève histoire de cette pêche et de son déclin par Loïc Antoine de l’IFREMER.
Le bateau et son armement
« L’Izoard », était un chalutier de 170 tonneaux, 35 mètres de long et 7 mètres de large. Sa coque en acier avait été construite à La Pallice en 1958. Il n’avait donc qu’une quinzaine d’années, mais sa conception pour la pêche chalutière latérale et sa motorisation relativement faible le promettait déjà à la vente pour l’exportation vers des zones de pêche moins difficiles ou la démolition. En fait, il avait passé l’hiver précédent à quai et l’armement Dhellemmes, n’avait décidé de le réarmer pour la campagne germonière estivale que pour gagner un peu de temps. Un équipage de circonstance avait été assemblé pour une première marée qui n’avait pas été bien brillante et je n’avais été accepté à bord que pour remplacer le novice, faute de candidats. A bord nous étions sept : le patron, le second, le chef mécano et son assistant, le cuistot, un matelot et moi, le novice.
A l’époque, la pêche au thon blanc ou thon germon (Thunnus alalunga) se pratiquait uniquement (1) avec des lignes trainantes. Dans ce mode de pêche, deux tangons sont gréés au niveau des potences avant, pour écarter les lignes du bateau et de son sillage. Chaque tangon est constitué d’un tube creux d’une douzaine de mètres de long et d’une dizaine de centimètres de diamètre. Au bout de ce cylindre est enfoncée une perche, de châtaigner le plus souvent, d’une dizaine de mètres de long. Trois systèmes de haubanage, avant, arrière et latéral, ainsi qu’un solide amarrage au niveau de la lisse maintiennent le tangon en position et évitent les rappels trop brusques dans les coups de tangage ou de roulis qui pourraient provoquer la rupture du tangon. De plus, chaque tangon est articulé sur un pivot permettant de l’orienter d’à peu près 60 degrés par rapport à la verticale lorsqu’on est en pêche, et de le ramener en position verticale pour pouvoir amarrer les thoniers bord-à-bord lorsqu’on est au port.
Les lignes
Sur chaque tangon son gréées six lignes. Lorsqu’on regarde le tangon depuis le pont, la plus éloignée du bord et la plus longue est « la première ». C’est une ligne de surface : Trente brasses de ligne de nylon tressé au bout de laquelle sont ajoutées quelques brasses de nylon monofilament de 120 ou 140 mm ou « gutte » au bout duquel est fixé l’hameçon recouvert par le leurre. Vu la longueur et l’élasticité de cette ligne, il n’est pas nécessaire d’y mettre un caoutchouc amortisseur, mais après une marée de bonne pêche, la ligne est tellement sollicitée ou « souquée » qu’elle perd de son élasticité et qu’il faut la changer. Lorsqu’un poisson s’y accroche, cette ligne se tend et son inclinaison par rapport à la surface se modifie : on dit qu’elle « remonte ».
Il faut une certaine habitude pour le repérer, surtout s’il y a de la houle et que le bateau roule. Dans ce cas, on ramène cette ligne vers le bateau en la faisant passer par-dessus toutes les autres, avec un « hâle-à-bord », et puis on la hâle jusqu’à ramener le poisson à bord.
La seconde, la troisième et la quatrième, sont aussi des lignes de surface. Elles ne font qu’une vingtaine de brasses de nylon tressé, prolongées de quelques brasses de monofilament. Elles sont toutes trois dotées d’un caoutchouc amortisseur pour compenser leur manque d’élasticité et amortir les tensions dû aux efforts du poisson qui se débat. Pour éviter les risques d’emmêlement lorsqu’on hâle la première à bord, on raccourcit la seconde en la carguant au niveau du tangon. De même pour hâler la seconde, on cargue la troisième, et pour hâler la troisième on cargue la quatrième.
En plus des 4 lignes de surface, chaque tangon porte deux lignes de profondeur : le « grand plomb » d’une vingtaine de brasses de long, entre la première et la seconde, et le « petit plomb » d’une douzaine de brasses, entre la troisième et la quatrième. Ces deux lignes sont en effet lestées d’une douzaine de maillons de chaîne qui font travailler les leurres à une demi brasse de profondeur environ. Lorsqu’un poisson avale le leurre d’un plomb, il faut le hâler par-dessous les lignes de surface. Pour le grand plomb, il faut le hâler par-dessus le petit plomb après avoir cargué ce dernier au niveau du tangon.
Tout cela semble simple et logique, mais quand on passe sur un banc de thons, une « matte », et que cela mord sur toutes les lignes en même temps, c’est le branle-bas de combat, car il faut hâler les lignes, décrocher les poissons, remettre les lignes à l’eau au fur et à mesure, et relâcher celles qui ont été carguées pour que les leurres reviennent en position d’appâter de nouveaux poissons.
Lorsque le vent forcit, il faut lester toutes les lignes de surface avec des chaînons pour éviter qu’elles ne viennent s’accrocher dans les superstructures arrière du bateau et éventuellement on en ramasse deux pour éviter qu’elles ne s’emmêlent entre elles. Si le vent forcit encore ou s’il y a de la mer et que l’eau court sur le pont, il faut lover les lignes dans des panier fixés à la lisse au fur à mesure qu’on les hâle à bord.
En plus des douze lignes qui partent des tangons, nous disposions à l’arrière de notre bateau de deux lignes de surface d’une dizaine de brasses seulement qui travaillent dans les remous de l’hélice : le bonhomme bâbord et le bonhomme tribord. Ces lignes passent au-dessus du plat-bord et peuvent être hâlées sans précautions particulières. Toutefois par mer et vent latéral, il vaut mieux les rentrer pour éviter de les emmêler avec celles que l’on hâle à bord, la première en particulier, surtout lorsque le poisson résiste en tournant sur lui-même (on dit qu’il « fait hélice »). Certains bateaux portent enfin une dernière ligne qui sort par un écubier arrière juste dans l’axe du navire et qui porte bien évidemment le doux nom de « trou du cul », mais la structure de protection de la poupe de notre navire ne permettait pas d’installer une telle ligne.
L’une des particularités des « bonhommes » c’est d’être dotés chacun d’une petite ligne en dérivation que l’on fait passer par l’écubier arrière et qui est terminée par un petit bloc de bois que l’on pose sur une planchette le long de la lisse. Lorsqu’un poisson avale le leurre d’un bonhomme, ce bloc de bois tombe contre la lisse ce qui produit un bruit caractéristique. Ce signal déclenche en général le branle-bas à bord, surtout aux heures « pêchantes » car à ces heures, en début ou en fin de journée, il est rare qu’un poisson soit le seul à mordre.
Les actions de pêche
Lorsqu’on est en prospection, le bateau navigue à cinq ou six noeuds mais dès que le poisson commence à mordre, il ralentit à trois ou quatre nœuds pour faciliter les actions de pêche et bien sûr pour rester sur le banc ou la « matte » que l’on a détectée. Hâler une ligne ce n’est rien surtout si c’est pour un poisson d’une dizaine de kilos seulement, une « bonite », mais lorsqu’il s’agit d’un poisson de plus de vingt kilos, un « bleu », qui résiste et qui se débat, cela devient vite plus difficile. Le pire bien sûr c’est quand un requin (taupe ou peau bleu) se retrouve accroché à une ligne après avoir dévoré le thon qui y était accroché. Là, ça devient vite fatiguant surtout qu’il faut répéter l’opération le plus vite possible pour remettre la ligne en place, si l’on veut continuer à pêcher.
Tout au long de ces opérations, il faut porter des gants souples en caoutchouc pour se protéger les mains des coupures et des brûlures des lignes qu’on hâle ou qu’on laisse filer. Il faut aussi une solide vareuse ou un ciré pour s’enrouler la ligne autour des avant-bras comme un écheveau, car sans protection la ligne tressée et surtout le « gutte » en monofilament, ont vite fait de vous cisailler la peau. Bien sûr, nos conversations d’équipage ont souvent tourné autour des moyens de faciliter ces opérations, en adaptant des petits treuils à commande hydraulique ou électriques par exemple, mais mes compétences étaient alors largement insuffisantes pour progresser dans cette voie. Il m’aura fallu attendre mes voyages en Islande puis sur la côte ouest américaine pour constater que des solutions développées dans d’autres pêcheries, (notamment la pêche du saumon du Pacifique à la traîne) auraient été adaptables à la pêche germonière.
Dans une action de pêche, si l’on passe sur un banc de poisson, ou « matte », tout l’équipage se retrouve à hâler les lignes, les unes après les autres. Comme le poisson se débat, tourne sur lui-même, s’écarte ou se rapproche du bateau, il est fréquent qu’il accroche une autre ligne au passage ce qui rend le poisson encore plus dur à remonter. Comme chacun est occupé avec sa propre ligne, il ne faut plus compter sur l’aide des autres pour gaffer le poisson récalcitrant ou celui qui s’est empêtré dans un paquet de ligne. On a donc intérêt à bien écarter les bras lorsque l’on s’enroule la ligne et surtout le « gutte » en monofilament autour des épaules, sous peine de se voir ligoté, entraîné par le poisson et coincé contre le plat bord.
Ce sont bien sûr les plus gros thons, les « bleus », qui donnent le plus de mal vu leur résistance et leur manque de coopération. Ceux-là, au lieu de garder la gueule ouverte et de se noyer, serrent la mâchoire et plongent en zigzaguant. Quand ils finissent par se coincer sous le redan de la coque, il faut laisser filer la ligne sur quelques brasses et hâler à nouveau en espérant les dégager avant que la ligne ne se prenne dans l’hélice. Et pour finir il faut les gaffer pour les hisser à bord et les achever. En effet, s’il est relativement facile de balancer par-dessus bord, d’un simple coup de rein, une bonite d’une dizaine de kilos lorsqu’on l’a amenée contre le bord, c’est beaucoup plus difficile et risqué pour de gros poissons. De plus il y a toujours le risque que ces derniers se décrochent et retombent à l’eau puisque l’hameçon n’a pas d’ardillon. Mieux vaut donc les accrocher d’un coup de gaffer pour les hisser à bord, ce qui évite aussi de tuméfier les chairs lorsqu’on les balance par-dessus le plat-bord et qu’ils retombent lourdement sur le pont.
Le traitement des prises
La pêche mise à part, le traitement du poisson et en particulier son éviscération, que nous appelions « l’étripage » est une des activités les plus importantes du bord. C’est un peu difficile de s’y mettre au début, car c’est plutôt écœurant : on s’asperge de sang visqueux et collant dont l’odeur est forte et tenace. C’est bien pour ça que la tâche est confiée au novice en priorité et que le reste de l’équipage ne s’y met que lorsque la quantité de poissons pris le nécessite ; et encore certains s’arrangent pour y échapper systématiquement. Cela dit, cela n’est pas une tâche si désagréable, à condition que l’on maitrise la méthode qui permet d’aller vite, sans se blesser les mains sur les cartilages de la gueule du thon ou des arcs branchiaux, ni se couper avec son propre couteau. Il faut aussi prendre garde de ne pas se laisser emporter dans une glissade sur le pont visqueux, suite à un coup de mer intempestif. Enfin, il faut regrouper les viscères dans des fûts que l’on ne vide à la mer que le soir lorsque l’étripage est terminé et qu’on lave le pont à grande eau, pour éviter d’attirer les requins qui pourchassent les bancs de thons.
Pour étriper un thon, il ne faut pas plus de 6 coups d’un couteau soigneusement aiguisé, chacun devant être donné avec un certain tour de main ou plutôt de poignet, pour ne pas abîmer le poisson. Le premier consiste à découper la moitié de l’opercule gauche pour créer une ouverture permettant de saisir le poisson par la gorge et de bien le maintenir. Le second permet de détacher les ouïes et les arcs branchiaux pour dégager la cavité pharyngienne, en remontant jusque derrière l’œil et en descendant jusqu’au cœur. Le troisième et le quatrième coup de couteau, vise à dégager les ouïes symétriquement du côté droit, tandis que le cinquième consiste en une incision de quelques centimètres le long du ventre pour détacher le tube digestif, du bout de l’index, au niveau de l’anus. Enfin, un sixième coup de couteau à l’intérieur de la gueule ouverte permet de finir de détacher les arcs branchiaux du maxillaire inférieur. On peut alors les saisir et arracher l’ensemble des viscères par la gueule du poisson. Après, il faut encore faire sortir un maximum de sang de la masse musculaire, en ramenant brusquement le pouce le long de la ligne latérale, de la queue vers la tête, et ceci deux ou trois fois de suite. Enfin il faut rincer le poisson dans un bac d’eau de mer propre.
Les bonites de moins d’une douzaine de kilos sont les plus tendres, donc les plus faciles à étriper. Les bleus de 20 à 30 kilos sont les plus difficiles car leurs cartilages sont très durs et piquants, surtout au niveau des arcs branchiaux, et bien souvent ils sont encore en état de rigor mortis au moment de l’étripage.
Nous faisions deux séances d’éviscération par jour, dans la mesure où il y avait du poisson bien sûr. La première se faisait avec les prises du matin, tout en surveillant les lignes du coin de l’oeil. La seconde se faisait en fin d’après-midi, avant le dîner, et se prolongeait jusque tard le soir lorsqu’il y avait beaucoup de poissons. Le novice que j’étais commençait avant que l’un ou l’autre matelot ne s’y mette aussi, si vraiment nécessaire. Une fois éviscérés et rincés les poissons étaient stockés le long du gaillard d’avant, à l’ombre et en position verticale sur la gueule pour qu’ils s’égouttent avant la mise sur glace dans la cale réfrigérée le soir.
La mise en cale et le glaçage
Le glaçage était le privilège du second mécanicien et du bosco, non seulement parce que c’est une opération délicate qui conditionne la qualité et l’aspect du poisson au débarquement, donc son prix de vente, mais aussi parce que c’est une opération qui justifie une prime de cale pour ceux qui l’accomplissent pendant la marée. Le novice se contentait donc de passer les thons vers la cale et de les compter si cela n’avait pas déjà été fait. Tout cela se faisait le soir à la lueur des projecteurs, après le dernier étripage et le lavage du pont à grande eau par le chef mécanicien, juste après avoir remonté les lignes pour la nuit. On profitait alors de l’ouverture des panneaux de cale, pour sortir les victuailles du lendemain puisque la cale servait aussi de réfrigérateur et de garde-manger.
Des années plus tard, lorsque je me suis retrouvé à la tête d’ONAPROGER, l’organisation de producteurs de thon germon, et COVETGER, sa coopérative de vente de thon, lors des échanges entre producteurs, mareyeurs et conserveurs, cette première expérience en matière de traitement des captures s’est avérée bien utile, même si j’avais eu depuis le temps de la consolider avec mes expériences ultérieures dans les usines islandaises.
Chaque soir, à l’heure ou le poisson cessait de mordre et juste avant la mise en cale des prises de la journée, quand il y en avait, il fallait ramasser les lignes puisque le bateau s’arrêtait. On commençait par la première c’est-à-dire la ligne de surface la plus éloignée du bord et on finissait par les deux plombs dans le poids des chaînes maintenait les lignes lovées sur le cabillaud. Cet ordre doit impérativement être respectée sous peine de compliquer le filage des lignes, dans l’ordre inverse, le lendemain matin dans l’obscurité du jour naissant. La manœuvre prend un bon quart d’heure, à deux, l’un qui hâle les lignes et l’autre qui les love au fur et à mesure, sur un cabillaud attaché à la lisse au pied du tangon. Quand on arrive au monofilament, il faut l’étirer le long de la lisse et aller accrocher les hameçons sur un fil prévu à cet effet à la poupe du navire.
Une fois toutes ces opérations terminées, le quart de nuit commençait à 22h30 pour se terminer le lendemain matin vers 7h30. Nous étions cinq à faire le quart à tour de rôle puisque les deux mécaniciens s’occupaient de leurs moteurs. Quoique le bateau soit à l’arrêt dérivant à travers à la houle tous feux allumés, il fallait en effet qu’ils fassent tourner la dynamo entrainée par le moteur auxiliaire plus bruyant mais plus économe que le moteur principal, et qu’ils profitent de l’arrêt du moteur principal pour assurer son entretien. Le premier quart, de 22h30 à minuit, nous voyait souvent réunis à discuter autour d’une bouteille de vin dans « la carré ». Celui qui assurait ce premier quart devait se lever dès six heures du matin pour préparer un breuvage à base de chicorée et de café en le faisant bouillir dans une énorme cafetière à chaussette. Au début de la marée, le soleil se levait à 7h, il fallait donc filer les lignes dès 6h30, par contre en fin de marée, il suffisait de se lever à 7h30 pour boire son jus et filer les lignes avant que le soleil n’apparaisse.
Les leurres et le montage des hameçons
La dernière activité de pêche ou plutôt de matelotage que l’on confie au novice, c’est le montage des hameçons. Comme ils sont en fer-blanc, ils rouillent et cassent facilement. On en perd aussi avec les bas de lignes lorsqu’en remontant un « bleu », celui-ci vient se coincer sous la coque, ou lorsqu’un requin taupe ou un requin peau bleu happe une bonite avant qu’on ait eu le temps de la remonter à bord. Il faut donc disposer d’un stock d’hameçons de remplacement dont le montage nécessite un travail précis qui devient fastidieux à force d’être répétitif et que l’on confie donc volontiers au novice du bord. Pour ma part je trouvais que c’était un excellent passe-temps pendant les longues heures de surveillance des lignes. Je l’effectuais, assis au soleil, confortablement installé entre les treuils du chalut, le dos collé à la cloison de la passerelle, ou à l’abri dans la « carrée », si le temps se gâtait.
L’hameçon mesure 10 cm de long. Il est en fait constitué de deux hameçons simples dont les tiges métalliques sont soudées sur les trois-quarts de leur longueur (soit 7 cm environ) et recourbées à leurs extrémités libres (de 3 cm de long environ). Il est donc muni de deux pointes sans ardillon qui forment entre elles une un angle de 30 degrés.
Pour le montage de l’hameçon, on place d’abord un bout de « garcette » en double tout le long de son axe en formant une ganse qui ne doit être ni trop petite (pour éviter que le fil de nylon ne la cisaille), ni trop grande (pour éviter les déformations). Ensuite, on prend du fil à voile dont on fait une ganse d’une douzaine de cm de long que l’on coince entre les deux branches de l’hameçon au niveau de la première soudure. L’extrémité libre de cette ganse, servira à bloquer l’ensemble du montage, tandis que l’extrémité côté pelote de fil est celle que l’on fait tourner autour de l’ensemble constitué par l’axe de l’hameçon et la garcette passée en double. Toute la solidité du montage dépend de la manière dont on enroule le fil à voile sur l’hameçon, puisque tous les 7 à 10 tours, le fil doit alterner le côté de l’axe soudé sur lequel la garcette est liée.
Lorsque l’on a entièrement recouvert la garcette avec les tours de fil à voile, on en passe l’extrémité dans la ganse que l’on avait coincée entre les deux pointes de l’hameçon. Enfin par une forte traction sur l’extrémité libre du fil à voile, on réduit la ganse jusqu’à ce qu’elle disparaisse sous les tours de fil, ce qui bloque le tout. On coupe alors l’excès de fil du côté de l’extrémité libre, et on badigeonne de peinture cette surliure pour coller le tout.
Une fois l’hameçon monté, il faut encore y attacher un fil de nylon monofilament ou « gutte » de 3 ou 4 brasses de long (parfois moins mais jamais plus pour que cela convienne à toutes les lignes de traîne) qui peut être de 120, si on est dans une période et un secteur de pêche à la bonite, ou sinon de 140. Le nœud employé doit incorporer plusieurs demi-clés pour coincer le monofilament de nylon ce qui permet de le souquer fortement sans qu’il glisse.
Enfin, on place le leurre sur l’hameçon en veillant à ce qu’il recouvre bien la ganse et le nœud pour que la gueule du poisson glisse bien jusqu’aux pointes lorsque ce dernier se saisit du leurre, tout en laissant ces pointes suffisamment dégagées. Il convient aussi de veiller à ce que le leurre laisse une traînée de cavitation dans l’eau pour attirer les thons et les induire à ingurgiter l’hameçon.
Pour faire le leurre que nous placions sur l’hameçon, nous disposions d’écheveaux de crin de nylon coloré très fin de quatre couleurs différentes : bleu, blanc, rouge et jaune. Nos conversations tournaient souvent autour de la question des couleurs et des contrastes des leurres, ou de l’intérêt de faire des associations de couleurs contrastées. Mais nous manquions d’expérience et ce n’est que des semaines plus tard en halieutique, que j’ai découvert les travaux d’Aloncle de l’ISTPM sur le sujet de la couleur des leurres selon la luminosité ou le type de temps.
Il y a bien sûr une méthode pour faire les leurres, « homologuée » par l’équipage, en général celles du plus expérimenté à bord (ou de « celui-qui-compte-le-plus-de-campagne-à-son actif »). Celle que nous utilisions consistait à prendre un faisceau de crin gros comme deux fois l’axe de l’hameçon et, avec du fil à voile, à lier ce crin par son milieu autour du monofilament de nylon tout en rabaissant une moitié du faisceau de crin sur l’autre, de manière symétrique, le tout pouvant coulisser et venir recouvrir le nœud de fixation de l’hameçon sur le gutte de monofilament. Après cela il fallait encore couper l’excès de fil et le crin de manière à ce qu’il ne dépasse pas l’hameçon en longueur. Enfin, il fallait recouvrir le tout d’un petit calamar en plastique aux yeux phosphorescents et de couleur assortie à celle du crin.
Si mes premiers essais ont été pathétiques, la pratique quotidienne m’a permis de procéder de plus en plus rapidement voire de plus en plus efficacement dans mes montages, l’absence de récriminations du reste de l’équipage en étant la seule jauge de qualité de mon travail.
L’équipage, le savoir-faire et les résultats
Lorsque je relis mon rapport de stage, force m’est de reconnaitre que je n’y ai abordé que les seules activités de pêche. Par peur de tomber dans la caricature, j’avais évité de donner mes impressions sur l’équipage et son fonctionnement. Je concevais mon rôle comme celui d’un technicien et pas d’un chef d’entreprise, ni d’un assistant social. En fait, quand je relis le journal de bord que j’ai tenu durant ces 26 jours de mer, je dois bien reconnaitre que nos piètres résultats étaient dus à des problèmes d’origine humaine plutôt que technique.
Le patron ne quittait que rarement sa passerelle, le local radio ou sa cabine où il se faisait généralement apporter ses repas. Selon ses propres dires, il souffrait d’un ulcère à l’estomac qui l’affectait beaucoup J’ignore encore dans quel état de santé il était effectivement et s’il était raisonnable pour lui de partir en mer lorsque nous avions appareillé. Selon les rumeurs du port, il avait été rapatrié de la pêche au thon tropical pour des résultats insuffisants. En tant que novice, il m’était difficile d’apprécier l’impact d son état de santé sur nos résultats, mais il est clair que sa stratégie de pêche à l’écart des autres flottilles le privait de précieux renseignements sur la localisation des bancs de thons. D’ailleurs, c’était l’objet d’âpres discussions entre lui et le chef mécanicien. Ce dernier le menaça d’ailleurs à plusieurs reprises de cesser son service s’il ne rejoignait pas la flottille des germoniers, qu’ils soient bretons ou même basques. Ce pauvre chef mécano allait de frustrations en frustrations, notamment avec le cuistot ivre à longueur de temps, essayant de motiver les uns et les autres et payant de sa personne autant qu’il le pouvait pour améliorer nos captures.
Quant au bosco dont l’expérience se limitait à la pêche chalutière, il ne connaissait pas suffisamment la pêche que nous pratiquions pour compenser les carences du patron ni celles du reste de l’équipage d’ailleurs. En fait il n’essayait même pas, sans doute trop affecté par ses propres difficultés familiales que les autres membres d’équipage n’avaient la pudeur d’évoquer qu’à mots couverts.
Les autres membres de l’équipage étaient tous de bonne volonté mais ils manquaient cruellement de savoir-faire, même s’ils partageaient volontiers avec moi tout ce qu’ils savaient. Quant au cuistot, il aurait pu partager avec nous des années d’expérience s’il n’avait été continuellement ivre. Pour ceux qui le connaissaient, son embarquement ne se justifiait que par sa volonté d’échapper à l’ennui de sa retraite et au contrôle de son épouse, pour avoir accès aux boissons alcoolisées. A dire vrai, son ivresse a commencé au deuxième jour de mer et ne s’est achevée qu’au bout de trois semaines, lorsqu’il a fini de consommer son allocation de vin et de bière et qu’il n’a pu trouver la mienne dissimulée, avec la complicité des mécanos, dans la salle des machines. Ce n’est qu’après ce sevrage qu’il a repris le chemin de ses fourneaux, ce qui a bien sûr largement contribué à améliorer l’ambiance à bord, sans compter que c’est aussi le moment où le patron a fini par rejoindre la flottille concarnoise et que nos rendements de pêche se sont considérablement améliorés.
Le plus difficile dans la pêche aux tangons, en fait, c’est d’attendre en surveillant les lignes, minute après minute, heure après heure, jour après jour, en essayant de s’occuper d’une manière utile ou pour le moins intelligente, et en espérant patiemment que le poisson veuille bien mordre, sachant qu’il ne le fera guère en cours de journée, mais plutôt au lever du jour, et en milieu ou en fin de journée. Mais tout cela suppose que l’on se trouve dans une zone de présence de bancs de thons.
Inutile de vous expliquer pourquoi j’ai été passionné par les travaux de Dao, Bard et Havard Duclos du CNEXO sur le lien entre les températures des eaux de surface et les zones favorables à la pêche au thon. Plus tard, c’est l’avènement des détections satellitaires qui a permis des avancées majeures en la matière et les sessions sur ce sujet au séminaire des pêches thonières qui avaient lieu chaque année aux Açores attiraient une attention sans pareille de la part des professionnels présents.
Mais nous au retour au port, nous étions bien penauds. Nous avions fait route de nuit après 26 jours de mer, manquant nous mettre au sec sur les roches de Penmarc’h et ramenant à peine 900 poissons en cale, quand les autres en ramenaient 1.500 comme le « Liparis » ou 2.700 comme le « Chacal ».
Nous n’étions pas fiers et le retour à la pêche chalutière se justifiait pour ceux d’entre nous qui repartaient en mer. L’armateur avait compris que ni le patron, ni le second, ni aucun des membres de l’équipage n’avait le « sens du poisson », ni la capacité de conseiller les autres pour assurer de bons résultats, le bateau fut donc désarmé et remis au mouillage à l’arrière port de Concarneau.
Quant à moi j’étais prêt à absorber un maximum d’information pour contribuer à l’amélioration des résultats de cette pêcherie, ce à quoi j’ai fini par contribuer, mais pas à la pêche à la traîne, puisqu’à mon retour en France et mon intégration au Comité National des Pêche Maritimes en 1988, soit 12 ans plus tard, pour assurer le secrétariat du Comité Interprofessionnel du Thon Blanc et la direction de l’Organisation Nationale des Producteurs de Thon Germon, je fus chargé d’aider au développement de la pêche germonière, au chalut pélagique et au filet maillant. Mais ça c’est une autre histoire…
(1) Les filets maillants dérivants et les chaluts pélagiques n’ont été introduits pour cette pêche, qu’à la fin des années 80.