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Par Maud Lénée-Corrèze, photographies de Florence Joubert – Ancien juriste, Thomas Le Gall est retourné en 2015 à Audierne, sa commune natale, pour travailler à la pêche côtière. Huit ans plus tard, il a décidé avec ses collègues de redynamiser leur collectif local en créant une association pour défendre une pêche durable, loin des logiques de rentabilité.
Entouré d’une nappe épaisse de brouillard, Vertigo, le navire de Thomas Le Gall, pêcheur d’Audierne, tangue et roule dans la houle à une quinzaine de milles dans le suroît d’Audierne. Appuyé contre le pavois à l’arrière bâbord, Thomas tient fermement l’une de ses cannes à pêche, une main sur le moulinet. Un œil à l’affût du sondeur abrité dans la petite timonerie, il se concentre sur les vibrations émanant du leurre à quelques dizaines de mètres plus bas, attendant le chatouillement des lieus et autres bars. Soudain, il relève sa canne, se penche vers l’arrière, puis mouline aussi sec.
« Ça, c’est un lieu jaune », dit-il, grimaçant sous l’effort. Parfois, il ralentit le rythme, tandis que la canne ploie sous le poids de la prise. Au bout de quelques minutes, une forme sombre apparaît à la surface. Thomas attrape sa grande épuisette qu’il glisse sous le poisson encore dans l’eau pour le récupérer en toute sécurité. « Deux ou trois kilos », juge-t-il, tout en retirant délicatement l’hameçon de la gueule ouverte du poisson qui rejoint ses congénères dans une caisse en plastique jaune. Et le pêcheur de remettre sa ligne à l’eau…
Il y a plus de dix ans, Thomas Le Gall, originaire de Plouhinec et d’Audierne, était encore juriste, un métier vers lequel sa famille l’avait encouragé à se tourner, rompant avec la tradition d’un grand nombre de ses ancêtres, des cultivateurs-pêcheurs installés depuis le xvie siècle dans le cap Sizun. « Mon père a pratiqué la pêche au thon dans l’océan Indien avant de poursuivre sa carrière au commerce. Il était absent de longs mois, raconte-t-il. Je ne voulais pas que ma famille, et surtout ma fille, vivent une telle privation. » Mais alors même qu’il commence ses études de droit, il sait qu’il reviendra un jour vers la mer, bercé par le souvenir d’un grand-père maternel, « embarqué à 13 ans à la pêche sur des thoniers-chalutiers et décédé à 60 ans. »
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©Florence Joubert
En 2015, il débute comme matelot sur un fileyeur d’Audierne, avec quatre autres marins à bord, qui l’accueillent bien, tout en s’interrogeant sur son choix : « Il y a eu des questions, des remarques. “Tu serais quand même mieux dans ton bureau plutôt qu’à te prendre des paquets de mer sur un bateau, non ?” Mais j’avais l’intime conviction que tout ce qu’ils imaginaient en matière de confort et de vie à terre les décevrait. Ils s’y sentiraient trop à l’étroit, prisonniers des conventions sociales tout comme je l’étais. Je garde un très bon souvenir de ces années au filet, un métier physique, exigeant. »
En quête d’indépendance, il acquiert à l’été 2019 Vertigo, le ligneur sur lequel il navigue toujours, seul. « Posséder mon outil de travail et en vivre est une source de fierté. Certes, ce n’est pas simple tous les jours. » Selon les saisons, il quitte le port entre 4 et 7 heures du matin pour arriver sur les lieux de pêche avant le lever du jour et rentrer en fin d’après-midi afin de mettre ses prises sous criée. À terre, il continue à pratiquer le jogging, pour se maintenir en forme physique et mentale, et, en mer, il s’enthousiasme toujours à la vue du poulpe qu’il vient de pêcher, ou du chinchard à queue jaune qu’il remet à l’eau aussitôt libéré de l’hameçon.
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©Florence Joubert
« Travailler à la ligne suppose de cibler un poisson qui lui-même cherche à se nourrir. Il y a des jours où le poisson n’est pas mordeur, c’est la part d’aléas éthiques, si je puis dire, qu’on doit accepter lorsqu’on pratique ce métier. » Il pêche essentiellement à la ligne et un peu au filet. Bars, lieus jaunes et pagres sont ses cibles favorites, mais il lui arrive aussi de ramener du chinchard à queue jaune – sauf en 2024, où sa pêche était interdite –, de la daurade rose, et lorsque la pêche est ouverte, du maquereau. Au filet, il prend du lieu, de la raie douce, du griset, de la vieille. Avec son bateau de 8,20 mètres de long et 3 mètres de large, Thomas fait partie du segment de la pêche côtière – bateaux de moins de 12 mètres en général – qui représente près de 80 pour cent des navires de pêche français. C’est à cette flottille qu’appartiennent les quarante-cinq ligneurs et fileyeurs audiernais. À travers l’association Pêche Avenir Cap-Sizun, dont Thomas est président, ils défendent des valeurs communes de transparence et de solidarité, et revendiquent d’être des acteurs des politiques de pêche qui les concernent.
À la rencontre des citoyens pour changer l’image du pêcheur
« Il y a une quinzaine d’années, nous avions encore des comités dans les ports, mais ils ont disparu, déplore Thomas en jetant des coups d’œil au sondeur, la main sur sa ligne. Aujourd’hui, la gouvernance des pêches, par excès de verticalité, n’est plus en mesure d’apporter des garanties démocratiques et du progrès social. » Avec Pêche Avenir Cap-Sizun, il porte la voix des pêcheurs audiernais à l’échelle bretonne, nationale et européenne, pour faire valoir les spécificités de leur métier. Mais Thomas Le Gall souhaite aller au-delà du cercle des pêcheurs et des politiques pour toucher la population locale. Profitant de l’année internationale des océans, en 2025, avec la classe de sa fille de 6 ans, il organise avec d’autres pères marins-pêcheurs et un ancien professeur du Muséum national d’histoire naturelle une journée d’observation de l’estran, puis la visite de la criée, des pontons et des bateaux. Une sortie en mer sur le canot de la snsm est aussi envisagée pour découvrir la baie.
Il a aussi travaillé sur le volet pêche du projet alimentaire territorial du Cap-Sizun, lauréat d’un appel du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. L’une des actions sera de proposer les produits de la mer pêchés à Audierne dans les cantines et les ehpad. « Nous importons l’équivalent de 70 pour cent de nos produits de la mer, affirme-t-il. Dans ce domaine, il y a donc un travail d’éducation du consommateur à faire. »
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©Florence Joubert
Et cela passe aussi par les débats publics qui lui permettent d’aller à la rencontre des citoyens pour changer l’image du pêcheur, trop souvent « brocardé dans la presse et méprisé ». Selon lui, la profession est segmentée et le débat bloqué à cause de lignes rouges établies par le discours officiel du comité national, « dont nous faisons aujourd’hui les frais. L’enjeu n’est pas la défiance systématique vis-à-vis du comité des pêches, mais un enrichissement du débat dont l’activité a cruellement besoin. Le mauvais débat n’existe pas tant qu’on dispose d’espace démocratique pour l’animer, et il n’y a aucune raison de ne pas discuter avec les onge. » Constatant que le dialogue semble rompu, Thomas Le Gall tente d’essayer autre chose avec les acteurs qui le souhaitent, en commençant par le cap Sizun, « modestement mais avec beaucoup de détermination, pour casser certains clichés et démontrer notre capacité à nous autogérer et nous émanciper. »
Les poissons ne mordant pas, Thomas décide de changer de coin et va essayer les abords d’un autre plateau rocheux. Au loin, nous apercevons quelques chalutiers de fond, avec qui la cohabitation se passe en général très bien. En revanche, les marins-pêcheurs d’Audierne n’ont pas un rapport apaisé avec les chalutiers dits quatre panneaux, « injustement considérés comme des chalutiers de fond. Ils pratiquent une pêche pélagique et ne devraient pas pouvoir pêcher avec cette technique à moins de 12 milles des côtes. Ils prennent plusieurs tonnes de poissons par jour. »
Bien qu’il ait beaucoup à redire sur la manière dont les militants environnementalistes critiquent les pêcheurs, il peut les rejoindre sur l’opposition aux navires-usines qui défraient régulièrement la chronique, comme le chalutier pélagique Scombrus ou, plus récemment, l’Annelies-Ilena, navire-congélateur polonais racheté par la Compagnie des pêches de Saint-Malo. « Pour moi, ce n’est même plus vraiment un métier de marin. Le lien avec l’élément semble bien éloigné de ce qui fait le sel de la profession… surtout avec une usine embarquée. »
Thomas considère malgré tout que le chalut peut être complémentaire de son activité. « Notre modèle de pêche côtière, de la ligne et des arts dormants, est à défendre, mais pas envers et contre les autres métiers. L’étau se resserre sur la pêche chalutière, entre la hausse du prix du carburant, la remise en cause du chalut ou encore leur absence de polyvalence. La bannir purement et simplement n’est pas la réponse dans l’immédiat car cela crée une distorsion sociale et économique. Ça ne veut pas dire, bien entendu, qu’il ne faut pas questionner cette pratique, mais nous ne pouvons pas tous être pêcheurs côtiers et engorger encore davantage une bande côtière qui est proche de la saturation. C’est avant tout un non sens écologique car la ressource et les écosystèmes ne le supporteraient pas et ce ne serait pas viable économiquement et socialement. Il faut rester raisonnable sur la quantité de poisson prélevée, la pression exercée sur les écosystèmes, et remettre du sens dans le métier de marin-pêcheur. »
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©Florence Joubert
Toutes ces raisons et ses convictions l’ont conduit à Audierne, qui a choisi dans les années 1990 de se spécialiser dans la pêche côtière et le poisson frais de saison. Dès les années 1970, les activités traditionnelles – sardine, langouste, conserverie, goémon, thon –, qui avaient permis à cette ville, située à l’embouchure du Goyen, de devenir un port de pêche emblématique, déclinaient considérablement avec le départ de jeunes générations de patrons vers Douarnenez et les ports bigoudens.
Ne pas laisser les côtes en pâture au tourisme
Audierne a donc dû choisir une autre voie. Aujourd’hui, le quartier maritime compte quatre-vingts professionnels, une petite communauté qui débarque à la criée de Poulgoazec, la seule bénéficiaire du Finistère. Le prix moyen négocié sur l’année en 2024 dépasse les 10 euros le kilo, ce qui la place parmi les meilleures de France.
« La bonne santé de notre criée est aussi à mettre au crédit du personnel qui fait un tri qualitatif en examinant tous les poissons débarqués. »
Le marin jette un œil sur son radar. « Rien, soupire-t-il. On va tester encore un autre coin. » La chance n’est vraiment pas avec nous ce matin. « À croire que les poissons n’aiment pas que j’aie quelqu’un à bord », s’amuse Thomas. Il remonte sa ligne, pose sa canne contre le pavois à l’arrière et retourne dans sa timonerie face aux deux écrans du gps et du sondeur. Nous nous coiffons chacun d’un casque anti-bruit et le moteur est relancé. Une dizaine de minutes plus tard, Thomas ralentit avant de couper la propulsion pour se laisser dériver. Mais le coin ne donne pas plus…
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©Florence Joubert
Un peu dépité par le nombre de prises – quelques dizaines de kilos seulement –, il décide de rentrer plus tôt que d’habitude. Une « bonne » pêche tourne plutôt autour d’une centaine de prises… Sur la route du retour, il évide les poissons, puis les nettoie à grande eau, avant de les déposer par trois dans des caisses, puis de les étiqueter d’une pastille « Véritable poisson de ligne pêché aux abords de la pointe du Raz », garantie de traçabilité de la criée d’Audierne. Il fait de même avec le poulpe, rangé soigneusement dans un grand bac fermé pour éviter qu’il s’échappe. Enfin, il passe le pont au jet d’eau. Bientôt, les écrans nous indiquent que nous arrivons près du port, puis la côte se profile à travers les nappes de brume. Une pluie fine commence à tomber quand nous passons le mât-pilote Fénoux qui guidait autrefois les bateaux entrant dans le chenal d’Audierne, réputé dangereux en raison des bancs de sable qui barrent son entrée.
« Le tracé du chenal n’est pas entretenu avec régularité, précise Thomas. Nombre de bateaux talonnent. Avant, le désensablement se faisait de manière continue. Un collectif de riverains a commencé à protester contre le dragage, pour des raisons environnementales. C’est délicat, car si j’entends ces arguments, il faut aussi que nous, professionnels, puissions vivre… Ces personnes se plaignent de nuisances mais quand on choisit de résider près d’un port, il faut en accepter les contraintes. »
De retour au ponton, il échange avec quelques collègues pour qui la pêche n’a pas été bonne non plus. Mais dès demain, le poisson mordra à nouveau, c’est sûr. Et Thomas continuera d’enchaîner sorties en mer et interventions pour encourager les citoyens et les pouvoirs publics à redynamiser les côtes, à ne pas les laisser en pâture au tourisme. « La pêche façonne le territoire, elle l’a toujours fait. C’est un marqueur identitaire qui fait sens non seulement pour les marins mais également pour les populations littorales. » ◼