Par Maud Lénée-Corrèze – En mai 2022, à Nantes, l’association La Cale 2 l’île mettait à l’eau Thétis au terme d’une restauration de deux ans. C’est l’un des derniers canots basse-indrais, jadis propriété de Georges Chauvet, qui a pêché avec pendant quarante ans sur la Loire. le temps d’une sortie sur le fleuve, il nous a raconté ses souvenirs et a témoigné de son métier, une parole que les bénévoles de La Cale 2 l’île ont aussi recueillie pour documenter la pêche en Loire et conserver la mémoire d’un métier qui a presque disparu.
En ce jour d’août, le canot basse-indrais Thétis attend, amarré au ponton du Pellerin, sur l’eau turbide de la Loire qui ondule sous l’effet d’un puissant courant. La chaleur est écrasante quand Georges Chauvet, ému, remet les pieds à bord de ce bateau qu’il a fait construire… il y a soixante-cinq ans. Accompagné de son fils et entouré d’adhérents de l’association nantaise La Cale 2 l’île, aujourd’hui propriétaire de Thétis, il embarque pour nous faire découvrir les eaux où il a pêché pendant une quarantaine d’années.
« Au plus fort de l’activité, dans les années 1950 à 1970, nous étions deux cents à trois cents bateaux sur la Loire, en aval de Nantes », explique-t-il. Aujourd’hui, au départ du Pellerin, on ne voit guère passer que le bateau à aubes Loire Princesse et les bacs qui assurent la traversée pour les voitures et les piétons. « Le fleuve et l’estuaire sont morts, affirme Georges. Ils ont tellement été modifiés par les travaux d’aménagement successifs (lire encadré), les épis et les creusements de chenaux, que tous les cours d’eau annexes dans lesquels on allait pêcher ont disparu. En période de crue ou de marée, l’eau pouvait s’étendre sur des kilomètres et il y avait un grand nombre d’îles. Tout ça n’existe plus et nous avons un courant très fort dans les deux sens. »
Le moteur de Thétis pétarade sur la Loire, le courant à contre nous forçant à le faire monter dans les tours. Les berges, couvertes de roseaux, défilent, tandis que nous descendons vers Cordemais. Georges, qui est né en 1937, parle de son enfance d’une voix qui couvre à peine le bruit du moteur. À cette époque, le fleuve nourricier fournit poissons et gibier d’eau. La coupe de roseaux ou le transport de marchandises offrent d’autres moyens de subsistance aux riverains qui évoluent sur des voiliers aux types caractéristiques, canot basse-indrais, chaloupe paimblotine, chaland de Brière… L’estuaire est encore parsemé de nombreuses îles et plusieurs espèces de poissons migrateurs y sont ciblés selon les saisons.
Cantonnier pour les Ponts et Chaussées, le père de Georges Chauvet travaille aussi à l’écluse du canal de Buzay et pratique, par ailleurs, la chasse et la pêche à bord d’une plate pour arrondir les fins de mois. Son fils Georges, aîné d’une fratrie de dix enfants, l’accompagne dès l’âge de huit ans, découvrant l’estuaire qu’il sillonnera toute sa vie. À la barre de son fidèle Thétis, l’ancien pêcheur nous désigne d’un geste les hauts-fonds dont il faut se méfier, ou l’île de Bois autour de laquelle il pêchait l’anguille avec son père. Les rives sont ici essentiellement faites de tourbe humide et recouvertes de hauts roseaux ; des poules d’eau s’écartent prestement en nous entendant arriver.
Dès l’âge de huit ans, George part à la pêche avec son père
« C’est ici qu’on pêchait les civelles. Elles venaient chercher dans les tourbières de quoi manger. » Georges Chauvet, piqué tout petit par le virus de la pêche, fait remonter des rets de sa mémoire d’heureux souvenirs : « À onze ans, j’ai ramené 40 kilos de brèmes à La Martinière ! En descendant jusqu’à Cordemais, je pêchais le mulet avec un carrelet. Mais ma première grosse pêche, c’était à quinze ans : j’ai pris 150 kilos de mulets de dévalaison ! En rentrant de la pêche, il fallait que je me dépêche de monter sur le vélo pour aller à l’école… »
Georges voit peu à peu le métier se développer et évoluer avec l’arrivée des moteurs qui remplacent bientôt la voile, et se structurer avec l’instauration de permis nominatifs pour la pêche fluviale. Que l’on soit professionnel, semi-professionnel ou amateur, il est possible de vendre ses prises sur les quais à différentes conditions. Les pêcheurs fluviaux partagent une partie de l’estuaire avec ceux des quartiers maritimes qui ont historiquement le droit de remonter jusqu’à l’ancienne limite des Affaires maritimes, à Thouaré, en amont de Nantes. Ils viennent y chercher la civelle, dont le prix s’envole avec l’intérêt grandissant des Chinois pour ce produit.
En 1955, à dix-huit ans, Georges demande à son père de lui acheter Le Voltigeur, le canot haut-indrais d’une de ses connaissances, qu’il va utiliser pour cibler la civelle en amateur, avec de petits tamis de 1,10 mètre. Puis, comme il souhaite faire de la pêche son métier, il embauche en tant que matelot sur le canot La Simone, à M. Buffat, pour la saison des plies.
Fort de ces expériences, qui lui ont rapporté un peu d’argent, Georges est bientôt en mesure de commander un canot basse-indrais. Sur les conseils d’un patron pêcheur qui lui a fait valoir ses prix abordables, il s’adresse au chantier d’Auguste Carré, aux Couëts : Thétis, long de 6,19 mètres sur 2,32 mètres de large, avec un tirant d’eau de 58 centimètres, est lancé en 1958, avec un moteur Bernard 6 chevaux.
Construit sur gabarit, en chêne pour les virures clouées galva et acacia bouilli pour les membrures, Thétis est légèrement vrillé – on dit « gogué » dans le pays. S’il s’inspire bien des canots basse-indrais traditionnels, il est néanmoins « un peu plus grand, précise Georges. Il a aussi moins de quille, car c’est plus pratique pour la pêche au filet, et un tableau assez large, pour avoir plus d’espace pour travailler et y ranger les filets et les bottereaux [viviers flottants]. » L’arrière conserve tout de même sa forme en cœur, caractéristique des basse-indrais. Quant au nom de son futur outil de travail, Georges le déniche dans le dictionnaire : « Dans la mythologie grecque, c’est le nom de la Néréide qui a donné naissance à Achille… »
Alors qu’il a à peine réceptionné sa nymphe, Georges va devoir la laisser à quai, car il est appelé sous les drapeaux… en pleine guerre d’Algérie. À son retour, en 1961, il se met au travail : l’hiver, il pêche la civelle, surtout la nuit, puis l’anguille et la lamproie ; au printemps, c’est l’alose et le mulet ; en été, la plie et, à l’automne, quelques saumons.
La civelle se pêche à la drive, tout près des rives
« Dès les grandes crues de la Loire en automne, l’eau s’étalait sur les terres autour de l’estuaire, raconte le pêcheur en faisant flirter habilement son canot avec les rives. Le lac de Grand-Lieu, à l’époque, était très étendu et entouré de marécages. Les recoins entre les îles, les petits bras de Loire alimentés par les marées et les crues, étaient propices à la civelle.
« Je savais comment fonctionnait ce poisson et je restais bien en amont tandis que les autres gars allaient plus en aval. J’attendais qu’elle “lève”, qu’elle remonte à la surface, près des bords, et je la prenais à drosser les cailloux avec mon tamis. Il m’est arrivé de prendre 100 kilos comme ça. Tous les ans, je faisais deux ou trois gros coups. » Georges pêche à la drive, à la dérive : « Les pêcheurs se laissaient dériver avec le courant, les tamis dans l’eau, explique l’anthropologue Anatole Danto qui a étudié la pêche dans l’estuaire. Grâce à cette faible vitesse, les civelles n’étaient pas écrasées, ce qui permettait un meilleur prix de vente. C’était aussi un moyen d’économiser le carburant. » À bord de Thétis, la pêche est conservée dans un bac dont l’eau est prélevée directement dans le fleuve grâce à une pompe.
Pour la plie, Georges Chauvet descend jusqu’à Paimbœuf, à une trentaine de kilomètres du Pellerin où il habite. Il la pêche à l’aide d’un filet en nylon de 200 mètres de long pour 2,40 mètres de chute. « Le nylon, c’est plus résistant que le coton, mais ça brûlait les mains, alors j’ai ajouté des cordes de chanvre, que je passais dans du sulfate de cuivre pour les entretenir », explique-t-il. Comme il part pour plusieurs jours, il dort à bord ou laisse Thétis sur place et rentre à pied ou en bus chez lui. À partir de 1972, son frère cadet André, marin-pêcheur, l’accompagne avec son propre canot, Achille. Tous deux dorment à bord tandis que la femme de Georges, Annick, assure le ravitaillement.
Près du Pellerin, au niveau de la percée de Buzay, Georges pêche la lamproie, le mulet et l’alose. « Environ une demi-heure avant l’étale, je déposais un filet trémail, triple chute de 200 mètres de long, à un endroit marqué d’une bouée. Je faisais un arc avec mon bateau puis je revenais à la bouée. » Il se souvient de très bons coups : au printemps 1958, il pêche 600 kilos de mulets, et, plus tard, à bord d’une plate, il en ramène 840 kilos, avec un saumon en prime…
Le produit de la pêche est vendu aux mareyeurs du coin, Béaur à Trentemoult, Maury à Paimbœuf ou Baconnais à Pornic. « Pour la civelle, les principaux clients étaient des Espagnols, propriétaires de la majorité des viviers de la Basse-Loire », précise-t-il. Annick se charge de la préparation et de la vente du poisson en direct sur le quai ; au printemps, elle prend sa 4L fourgonnette pour faire la tournée des bourgs, villages et fermes des alentours. Elle tient aussi les comptes de leur petite entreprise. « Elle a vraiment eu un rôle important dans l’affaire comme beaucoup de conjointes dans le milieu de la pêche, particulièrement dans la région, insiste Anatole Danto. Ils avaient tous les deux une vision à long terme : ils savaient qu’il fallait faire rentrer de l’argent, mais ils savaient aussi qu’il ne fallait pas trop pêcher. »
L’été, du 10 juin à la mi-août, Georges, avec l’aide d’Annick, sort Thétis de l’eau pour l’entretien. Le canot, précieux outil de travail, est bichonné, gratté, nettoyé à la lessive Saint-Marc, repeint au blanc de céruse et à l’huile de lin, enduit au Black Varnish pour protéger le bois des intempéries. Et réparé si besoin : « On a fait un mauvais échouage un jour sur un bras de la Loire, raconte Georges Chauvet. Une autre fois, en 1973, il y a eu une bagarre sur plusieurs bateaux, opposant les grévistes et ceux qui continuaient à travailler. On a un peu abîmé Thétis… »
Georges adhère à la CGT des marins-pêcheurs et participe aux luttes sociales, mais aussi écologiques, car il sent l’activité menacée par la trop forte pression humaine. Anatole Danto explique qu’il faisait partie de ces pêcheurs qui ont eu conscience très tôt du risque de disparition de la ressource. « Il avait un réel sens de son milieu, peut-être parce qu’il était aussi faucardier, chasseur, éclusier : il a vu les populations d’oiseaux décroître. Il a été en première ligne contre l’implantation des centrales nucléaires au Pellerin et au Carnet. Georges avait compris qu’avec tous les bras poldérisés, chenalisés, et avec les réacteurs à côté, son activité allait souffrir. »
La profession est aussi menacée par le départ progressif des pêcheurs dont les enfants ne prennent pas la suite. C’est le cas de Georges, qui emmène ses deux fils pêcher avec lui, mais qui choisiront des orientations différentes. Avec l’installation des industries dans les années 1960 et 1970, la raffinerie de Donges, puis l’aéroport de Saint-Nazaire, et l’essor du port autonome et de ses terminaux méthaniers et conteneurs, la population trouve des emplois qui la détournent du fleuve. « Ils faisaient les trois-huit, mais au moins, ils avaient des horaires plus fixes. Ils savaient quand ils étaient en repos et ils étaient mieux payés, précise Anatole Danto. Et quand le pont de Saint-Nazaire a été mis en service en 1975, les gens ont pu se déplacer beaucoup plus facilement. La loi Pêche de 1984 a forcé les pêcheurs à choisir entre le statut de professionnels et celui d’amateurs, qui ne leur permettait plus de vendre. » Leur nombre a alors chuté.
La baisse de l’activité est aussi liée aux professionnels eux-mêmes : « Dans les années 1970, à un moment, on a trop pêché, c’est évident et il ne faut pas le nier, poursuit Anatole Danto. Il y a eu surpêche, notamment quand tout le monde s’est mis à faire de la civelle. Les réglementations sont venues trop tard, à partir des années 2000, mais le stock n’a jamais pu vraiment se reconstituer. »
La Cale 2 l’île récupère Thétis qui a besoin de travaux
Alors que Georges Chauvet peut faire valoir ses droits à la retraite en 1992, il poursuit son activité jusqu’en 1995, date à laquelle il profite d’une prime de « sortie de pêche » pour désarmer définitivement son canot. Que devient alors Thétis ? « Je ne voulais pas mettre le feu au bateau, raconte l’ancien pêcheur, tout en engageant le canot dans un bras menant à l’écluse de Buzay où il a travaillé. On l’a nettoyé et mis dans le canal de La Martinière pour une association qui, malheureusement, ne s’en est pas vraiment occupée. Il a même failli couler, je l’ai récupéré in extremis. Les bénévoles de La Cale 2 l’île en ont alors entendu parler et sont venus le voir. Ils l’ont emmené en 1999. » La Cale 2 l’île, une association installée sur l’île de Nantes, dans le hangar 31 des anciens chantiers Dubigeon, récupère des bateaux du patrimoine, les restaure et les fait naviguer (lire encadré).
Le canot, bien au chaud sous le hangar, va devoir patienter un peu : il a besoin de travaux, mais les bénévoles doivent s’occuper en priorité d’autres unités. En 2004, Laurent Ménard, du chantier Marlo, basé à Nantes, vient rencontrer les membres de l’association pour discuter des travaux à entreprendre sur le basse-indrais. Le chantier durera deux ans. Sous la conduite du charpentier, les adhérents changent le tableau, quelques membrures, deux bordages, les galbords et l’étambot.
À quarante-huit ans, Thétis peut débuter une nouvelle carrière au sein de l’association avec un programme de petites navigations dédiées à la découverte de la Loire. Il participe aussi, comme bateau comité, aux nombreuses festivités qui font vivre le patrimoine fluvial ligérien, les Rendez-vous de l’Erdre, les régates de Trentemoult, Débord de Loire… Jusqu’au jour où il montre à nouveau de sérieux signes de faiblesse : des traces de pourriture sont décelées dans la quille et de nombreuses virures et membrures doivent être remplacées. Les travaux sont importants et l’association choisit d’inscrire cette opération dans un projet patrimonial plus large : il s’agira à la fois de préserver la mémoire matérielle à travers Thétis, l’un des derniers canots basse-indrais à naviguer, mais aussi de recueillir et de conserver la mémoire immatérielle, en collectant les témoignages de Georges et d’Annick Chauvet, dans le cadre plus général de la pêche ligérienne des années 1950 à 1990. Parallèlement, Thétis est classé Bateau d’intérêt patrimonial (BIP) en 2011.
Dès le mois de mai suivant, Thétis navigue à nouveau
Avec le soutien de plusieurs collectivités (ville de Nantes, département, région), de l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes (ENSA) et des « bras des bénévoles de La Cale 2 l’île », Thétis entre au chantier en octobre 2020 pour une restauration supervisée par les charpentiers Laurent Ménard et Valentin Pitra. Afin de respecter les formes d’origine du canot, l’association réalise d’abord un relevé avec le concours de l’ensa de Nantes. Dans le même temps, une photogrammétrie de Thétis est également effectuée.
©LA CALE 2 L’ÎLE
À droite : Laurent Ménard (au milieu) dirige le chantier avec les bénévoles, à qui il transmet conseils et savoir-faire.
©LA CALE 2 L’ÎLE
Les travaux commencent par les pièces de la structure axiale : remplacement de l’étrave, de l’étambot et de la quille, en chêne, pour garder l’essence d’origine. Elles sont « collées et protégées avec du mastic de vitrier sur une base en aluminium », puis boulonnées, lit-on dans l’ouvrage « Thétis », ou la mémoire d’un gogué, auto-édité par l’association en 2022. Mais le bois manque pour continuer les travaux. Coup de chance : un voisin accepte de céder quelques troncs d’acacia pour les membrures, dont certaines sont débitées très rapidement au chantier Marlo.
Cette belle avancée du chantier est subitement interrompue par le deuxième confinement de l’hiver 2020. Quand les travaux peuvent reprendre, Laurent et Valentin déposent les anciennes membrures et s’occupent de ployer les nouvelles. Viennent ensuite les galbords, en chêne, puis les virures, d’un seul tenant, étuvées puis rivetées cuivre à la membrure. La clore est posée le 14 mai 2021 : l’association fête l’événement dignement en présence de Georges Chauvet et de sa famille. Les finitions peuvent débuter : d’abord la couche d’apprêt, sur les œuvres vives, puis le calfatage au chanvre imbibé de goudron de Norvège. Après la pose de la bande molle d’origine, le canot est retourné.
Mais là, une mauvaise surprise les attend : le plat-bord tribord est rongé par les champignons, et le chantier ne peut s’achever en août comme prévu. Le coup est rude pour La Cale 2 l’île, d’autant que les charpentiers sont repartis à la fin de leur contrat… Les bénévoles se ressaisissent et retroussent leurs manches. Entre la fin de l’été et l’automne, ils vont changer le plat-bord, les serres de banc tribord et bâbord, fabriquer et poser des listons, restaurer le tableau, le moteur, les apparaux de pont et tous les éléments d’accastillage, et refaire les joints des lattes du pont. Côté peinture, un gris sobre est choisi pour l’intérieur, tandis qu’à l’extérieur, les couleurs d’origine, blanc et bleu, sont conservées et qu’un rouge sombre habille les œuvres vives.
qui arbore le mât de pavillon propre à sa nouvelle vie de bateau comité.
©MÉLANIE JOUBERT
La mise à l’eau est finalement prévue le 19 mars, et tout Nantes est présent pour voir le canot basse-indrais sortir du hangar 31 et glisser dans la Loire. Il arbore un nouveau mât, plus petit que celui ajouté lors de la première restauration par La Cale 2 l’île, pour que le canot puisse porter les pavillons lorsqu’il fait office de bateau comité. Dès le mois de mai suivant, Thétis navigue à nouveau.
Sous la chaleur de l’été, le moteur de Thétis bourdonne toujours sur la Loire, déserte. Seules des aigrettes et quelques poules d’eau s’envolent en nous entendant arriver. Le courant de marée s’est inversé pendant notre descente du fleuve et nous sommes à nouveau à contre-courant pour remonter. La brise thermique lève de petites lames qui viennent frapper la coque de Thétis en nous gratifiant au passage d’embruns agréablement rafraîchissants. La journée se termine sur le petit quai du Pellerin. Georges Chauvet a le sourire en regardant Thétis, sa nymphe, aussi pimpante qu’à son neuvage, s’éloigner pour rejoindre l’île de Nantes… ◼
ENCADRÉS
Menaces sur la civelle
« À la fin des années 1990, il n’y avait presque plus de civelles », constatait Georges Chauvet. De fait, cette pêche, qui a été peu régulée pendant des années, a conduit au déclin important de l’espèce Anguilla anguilla, l’anguille européenne – dont la civelle est l’alevin, venu de la mer des Sargasses. Sa capture est autorisée à partir du 1er décembre, sauf avis contraire, et intéresse de nombreux amateurs et professionnels. Selon le diagnostic 2022 des scientifiques du comité international pour l’exploration de la mer, le recrutement a chuté considérablement en 1984 par rapport à la période 1960-1979, ce qui les a incités à prôner le zéro capture en 2022, puis en 2023.
En 2007, l’Union européenne a adopté un règlement pour tenter d’endiguer cet effondrement de l’espèce, classée un an plus tard comme « en danger critique d’extinction » par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et inscrite sur sa liste rouge. Ce règlement s’est traduit en France par le Plan de gestion anguille, voté en 2009. Première mesure : limiter la quantité d’anguille prélevée quel que soit son stade (civelle, anguille jaune et anguille adulte), et réguler fortement la pêche pour les amateurs. L’anguille faisant l’objet d’un fort trafic illégal, l’Union européenne en interdit à partir de 2010 l’exportation, tandis que des mesures de traçabilité sont mises en place. En 2013, le gouvernement a décidé de réduire à nouveau de 60 pour cent le prélèvement autorisé.
L’anguille, devenue rare, se vend désormais très cher – entre 250 à 500 euros le kilo. Mais l’espèce, notamment au stade de civelle, continue de faire l’objet d’un trafic illégal, notamment vers l’Asie, qui utilise les alevins pour alimenter les élevages d’anguilles suite à la diminution de l’anguille japonaise. Sur le marché asiatique, elles peuvent se négocier entre 2 000 et 6 000 euros le kilo…
La biomasse des civelles est aussi menacée par le changement climatique, car elles sont très sensibles aux variations fortes de température, aux changements du taux de salinité de l’eau et aux crues soudaines. ◼
La Loire n’est pas le fleuve le plus sauvage
La Loire a depuis longtemps été modifiée par les riverains pour favoriser leurs activités. Dès le Moyen Âge, puis à l’époque moderne (principalement au XVIIIe siècle), des projets d’assèchement de marais et de creusement de canaux, notamment celui de Buzay destiné à relier l’Achenau à la Loire, sont menés ; il s’agit alors de gagner des terres pour l’agriculture. En 1750, les premières digues sont créées, obstruant certains bras de la Loire. Au XIXe siècle, pour accompagner cette fois l’essor de l’activité industrielle et de la construction navale, la Loire est draguée et des canaux, comme celui de La Martinière (1892), sont creusés pour que les navires puissent remonter jusqu’à Nantes ; des digues sont érigées en aval. Les travaux se poursuivent avec les lois de 1901 et 1933 qui visent à rectifier le cours du fleuve en construisant barrages et épis et en creusant le lit du fleuve. Après la Seconde Guerre mondiale, la Loire est encore draguée pour devenir un grand chenal.
« Ces aménagements ont notamment eu pour conséquences le comblement progressif des bras secondaires du fleuve, le rattachement de nombreuses îles au rivage, ainsi qu’une remontée du front de salinité vers l’amont – jusqu’à Cordemais », écrivent Mathieu Le Dez, Jérôme Sawtschuk et Frédéric Bioret dans Les prairies de l’estuaire de la Loire : étude de la dynamique de la végétation de 1982 à 2014, paru en 2017 dans la revue en ligne Mappemonde. Le marnage s’est également accentué : les cotes de la Loire – la hauteur de la Loire à son plus bas niveau – ont été considérablement abaissées : si, auparavant, l’eau gonflait le niveau de 2 ou 3 mètres, même lors des grandes marées, et s’étalait dans les prés alentours, aujourd’hui, l’amplitude des marées peut atteindre 11 mètres. Conséquence : la force du courant s’accroît et un bouchon vaseux se forme en été, limitant la photosynthèse et donc la production d’oxygène dissous. Le paysage et le type de végétation ont donc été modifiés, précise encore l’étude : les espèces qui préfèrent le sel se développent ainsi de plus en plus en amont (avec l’augmentation du nombre de roselières saumâtres et de prés-salés). ◼
Combien de pêcheurs aujourd’hui dans l’estuaire de la Loire ?
À la suite de la loi Pêche, qui a réservé la vente de poissons capturés dans l’estuaire de la Loire aux seuls professionnels, beaucoup de pêcheurs semi-professionnels ont abandonné leurs licences. Cette tendance s’est de plus accompagnée d’un désintérêt progressif pour le métier. En Basse-Loire, la profession se divise toujours en deux catégories. D’une part, les pêcheurs maritimes qui doivent s’acquitter d’une licence, délivrée par la Commission des milieux estuariens et des poissons amphihalins, pour exercer dans l’estuaire ; ils disposent en outre d’un droit de pêche spécifique pour certaines espèces. Ils étaient 160 en 2010 et seulement 95 en 2017. D’autre part, les professionnels fluviaux, qui cotisent à la Mutualité sociale agricole (au contraire des premiers qui sont à l’ENIM) et adhèrent à l’Association agréée de pêcheurs professionnels en eau douce de Loire-Atlantique (AAPPED) et au Comité national de la pêche professionnelle en eau douce (CONAPPED). Ils exploitent un lot de pêche en tant que locataires et certains peuvent disposer de droits pour la civelle, notamment, au-delà de la limite de salure des eaux. L’AAPPED recensait 87 pêcheurs fluviaux en 1988 et 44 en 2017. À tous ceux-là s’ajoutent de très nombreux pêcheurs amateurs qui ciblent aussi la civelle… ◼
« Thétis » ou la mémoire d’un gogué, un livre associatif
La Cale 2 l’île s’est saisie de la restauration de Thétis pour recueillir une partie de la mémoire de la pêche en Loire. Ce travail de collectage a abouti à la publication en 2022 d’un livre auto-édité, « Thétis » ou la mémoire d’un gogué. Rédigé à plusieurs mains, il conserve les impressions des nombreux adhérents qui ont participé aux travaux de restauration, sous la houlette pédagogique des deux charpentiers du chantier Marlo. Les auteurs s’étant fixés pour contrainte de faire du canot le narrateur du récit, c’est Thétis qui raconte son histoire à la première personne, de sa naissance à son bain de jouvence. Ce petit livre émouvant retrace aussi une période de la pêche en Loire très productive grâce aux souvenirs du pêcheur Georges Chauvet, armateur de Thétis.
« Je débarque à l’association La Cale 2 l’île à l’aube de l’an 2000. On me met sur la cale n° 2. Alors ça ! quelles drôles d’affaires se font les hommes ! Moi le basse-indrais en lieu et place des colosses d’acier des chantiers nantais ! […] Soudain, ça cogne sur mon ventre. […] À coup de massettes, Marie fiche un rivet-cuivre dans un trou préalablement percé. Roger se tient sous moi […], une masse oblongue entre les mains, pressée contre ma membrure pour la plaquer au bordé. » ◼
Une asso qui ne « répare pas que des bateaux »
Créée en 1989, l’association La Cale 2 l’île s’appelait à ses débuts l’Association nantaise de sauvegarde du patrimoine maritime et fluvial. Dans le petit livre consacré à Thétis, on découvre la genèse de l’association et son évolution : « Au début, c’était que des proprios, qui venaient avec leurs bateaux, profiter de la place qu’il y avait sur les cales délaissées pour sortir les navires, les retaper au sec, et les remettre à l’eau. Et petit à petit des gens qui étaient curieux, qui s’y connaissaient ni d’Adam ni d’Ève, ou d’autres qui avaient de la bouteille, venaient filer des coups de main. Il y avait même des vagabonds, qui zonaient sur l’île qui se prirent au jeu […]. Jusqu’à ce qu’arrivent les bateaux qui, pour n’être plus à personne, furent à tout le monde. […] Mais pas question de nous laisser au musée, oh non ! À la retraite, nous fûmes pour eux des supports d’apprentissage. De perpétuation des règles de l’art de la charpente navale. Des moyens d’expérimentation aussi. Des personnes en sorties de séjour en psychiatrie venaient régulièrement participer aux travaux. […] On voulait nous réparer, et nous faire voguer encore. […] Des personnes en Travaux d’intérêt général s’ajoutèrent aussi au panier. […] C’est Daniel Croze [adhérent] qui dit qu’ »ici on répare des bateaux mais pas que des bateaux » ». Initialement installée dans la cale 2, l’association déménage en 2006 dans le hangar 31 des anciens chantiers Dubigeon. Une quinzaine de leurs unités naviguent régulièrement dont les canots basse-indrais Thétis et Reine de Cordemais, le Bélouga Estuaire, la petite flottille de dériveurs, ou encore le Saint-Michel II, réplique d’un voilier de Jules Verne. ◼
Anatole Danto
Anatole Danto est originaire de Saint-Nazaire. Lors de ses études en géographie à l’Université de Nantes, il travaille en parallèle aux Affaires maritimes, et commence à s’intéresser aux pêches traditionnelles de la Basse-Loire. Désormais anthropologue maritime (Centre de recherches Europe-Eurasie, Inalco et Université de Bretagne occidentale), il travaille sur les relations entre les sociétés côtières et fluviales et leurs environnements marins et aquatiques, qu’elles exploitent. Il s’intéresse notamment aux Patrimoines culturels immatériels détenus par ces communautés littorales, mais également à la perpétuation des activités ancestrales de pêche et de chasse et aux savoirs écologiques qui leur sont inféodés. Ses recherches le mènent toujours sur les rives de l’estuaire de la Loire, mais aussi depuis quelques années en Atlantique nord, en mer Baltique, ou en Arctique. ◼