La technique est millénaire, le matériau de construction est là, qui pousse naturellement depuis des temps immémoriaux… Sur les rives du lac Tana, en Éthiopie, les pêcheurs embarquent et travaillent toujours sur leurs bateaux de papyrus. Construits par des mains expertes en quelques heures, ces canots rustiques, dont la durée de vie n’est que de quelques mois, leur permettent de gagner de quoi vivre, eux et leurs familles, malgré la surpêche et la concurrence des canots motorisés « en dur »…
Texte et photographies de Marika Julien
C’est sans doute sur les bords du Nil, en Égypte, 3 200 ans environ avant notre ère, que les premiers radeaux en papyrus seraient nés. Figurés sur les peintures et les gravures de cette époque, celle des premiers pharaons, ils comptent parmi les plus anciennes embarcations connues de l’humanité. Comme le Cyperus papyrus dont ils étaient faits, ils ont disparu depuis longtemps des rivages égyptiens, mais ils sont encore en usage sur le lac Tana, en Éthiopie, à plusieurs milliers de kilomètres en amont.
Long d’environ 80 kilomètres du Nord au Sud, profond en son centre de 14 mètres, et situé à un peu plus de 1 800 mètres d’altitude, le lac Tana passe pour une des sources du Nil Bleu, appelé Abay en amharique, la langue véhiculaire du pays. Pour les habitants de la région, le lac Tana est considéré comme une mer intérieure. Sur sa rive Sud, Bahir Dar, la capitale de la région Amhara connaît, en particulier depuis les années 1990, une croissance importante, qui va de pair avec celle de la pêche et de la consommation de poisson en Éthiopie.
Avant l’aube, départ à la pagaie vers les lieux de pêche
Bien avant les premières lueurs de l’aube, les pêcheurs du lac Tana embarquent sur leurs « tankwas » – nom de leurs radeaux en amharique. Sur les eaux sombres, éclairées par la seule lueur de la lune, ils pagaient vers leurs filets en évitant soigneusement de se prendre dans ceux des autres. À cette heure-là, le lac est calme, presque totalement silencieux, il n’y a pas un souffle de vent et les tankwas sont facilement maniables. Le vent forcit généralement au cours de la journée, pour souffler assez fort en fin d’après-midi. Lorsque le soleil commence à apparaître derrière les ambas, les montagnes tabulaires éthiopiennes, la plupart des pêcheurs sont déjà en train de remonter les filets qu’ils ont installés la veille. Le lac compte une trentaine d’espèces de poissons dont la plupart sont endémiques, mais les pêcheurs attrapent essentiellement des poissons-chats, des barbeaux et des tilapias. Une fois les prises démaillées, les filets sont calés à nouveau, jusqu’au lendemain.
En cette matinée de février, Miteku est dépité : « Je ne trouve pas mon deuxième filet » lâche-t-il. En plus d’en avoir perdu un, l’autre a été coupé et on lui a pris une partie de ses poissons. « Ce sont des voleurs, c’est sûr. Mais c’est comme ça, on s’adapte ».
D’après plusieurs pêcheurs, les vols de filets se multiplient dans la région de Bahir Dar. Tewiche, à bord d’un tankwa qui passe à proximité, a entendu Miteku se plaindre. Du coup, il hésite à caler son second filet. Quelques coups de pagaie plus tard, il se décide finalement à le mouiller. Il en profite pour nous montrer le fruit de sa pêche. Aujourd’hui elle n’est pas très bonne : il pense avoir ramassé à peine un kilogramme de poisson.
Un peu plus tard, alors que le soleil monte doucement sur le lac et que l’air commence à se réchauffer, d’autres pêcheurs mettent leurs embarcations à l’eau. Eux ont choisi de pêcher à l’épervier, ou menz. Avec les plombs, celui de Brahnu pèse 8 kilogrammes. Droit comme un I sur son tankwa, il l’installe sur son épaule puis le lance d’un geste sûr.
Pour Yihun aussi, qui pêche un peu plus loin, le butin est maigre. « Le temps est trop sec», explique-t-il . Ce père de deux enfants, âgé de trente ans, affirme que les bons jours il peut attraper jusqu’à 20 kilogrammes de poissons.
En milieu de matinée, la plupart des tankwas commencent à regagner le rivage. À côté de l’église Saint-Michel, à l’Ouest du centre-ville de Bahir Dar, plusieurs restaurants de poisson ont ouvert ces dernières années. À l’ombre des gigantesques warkas, figuiers-sycomores très répandus en Éthiopie, ou sous des parasols délavés par le soleil, des chaises en plastique multicolores attendent les clients. Juste à côté des restaurants, autour de grands bacs en béton, patientent ceux à qui les pêcheurs apporteront tout à l’heure le poisson pour le faire vider et découper en filets. Le prix de ce service est modique : 10 birrs (un peu moins de vingt centimes d’euros) le kilogramme de filets préparés.
Tewiche, que nous avions croisé sur l’eau plus tôt ce matin, leur apporte ses tilapias. En attendant qu’on lui lève les filets, il contemple les jerbas, de grosses barques métalliques motorisées qui déchargent des caisses de poisson. À bord, deux ou trois pêcheurs, partis eux aussi en fin de nuit. Avec ces embarcations ils peuvent se rendre plus loin sur le lac, dans des zones plus poissonneuses et moins fréquentées. Tewiche rêve de posséder un de ces bateaux mais le prix est prohibitif : au moins 250 000 birrs (plus de 4 300 euros) pour une barque avec son moteur.
Au menu de la « Maison de poisson » Bantchu aujourd’hui…
Lorsque les filets sont prêts il les amène directement chez son client habituel : la Bantchu Assa Bet ou « Maison de poisson » Bantchu. Située derrière les autres restaurants de la berge, c’est l’une des enseignes les plus anciennes et les plus réputées. Tigist, une des serveuses, achète toute la pêche de Tewiche : 1 kilogramme et demi de filets de tilapias. Il les lui vend 200 birrs le kilogramme, car ce restaurant est son « client habituel » – les particuliers payent 300 birrs.
Les premiers clients sont déjà attablés. Tigist décapsule des bouteilles de Dashen, une bière locale. Les braseros fument et les cuisinières commencent à s’activer. Deux hommes sont installés à une table ombragée. Avec leurs lunettes de soleil et leurs montres clinquantes, ils ont un look de citadins. Ces amis sont venus d’Addis Abeba, la capitale, pour quelques jours au bord du lac. Ils ont commandé des assa dulet. Assa signifie « poisson » en amharique. Dulet : le poisson est cuit dans une sauce à base de piments avec des oignons. Assa firfir : les filets sont ensuite écrasés en une purée assez compacte et absorbent la sauce. Assa chekla : des filets sont panés puis servis sur un plat d’argile sous lequel est disposé du charbon de bois fumant… Quelle que soit la manière dont il est servi, il est le plus souvent accompagné de galettes d’injera, la base de l’alimentation en Éthiopie.
les femmes de la coopérative travaillent le poisson à terre
À quelques pas, la Coopérative de pêche numéro 1 du lac Tana propose une cale, des locaux et des moyens collectifs à ses membres. À sa tête, Tsegame Mergiaw, qui nous explique le principe de la structure. Elle regroupe deux cent huit personnes en comptant les pêcheurs (tous des hommes), le personnel administratif et des femmes employées pour vider et couper le poisson. Les pêcheurs paient un petit droit d’entrée pour rejoindre la coopérative. Ensuite, certains peuvent bénéficier de l’une des quelques barques à moteur mais comme il y en a peu, beaucoup continuent avec des tankwas.
Au lancement du projet, la coopérative a reçu des financements de l’étranger mais aujourd’hui, ses membres travaillent avec leurs propres fonds. Pour rejoindre le groupe en tant que pêcheur il n’y a que trois conditions : vivre à proximité (dans un rayon de 7 kilomètres), savoir déjà bien nager et pêcher.
À côté de la cale de la coopérative, un bâtiment sert à la fois d’entrepôt sécurisé pour quelques moteurs hors-bord et de centre de transformation du poisson. Aujourd’hui, trois femmes s’affairent à préparer les poissons tout juste débarqués d’une jerba.
Sur une table, Atkelt, vêtue d’une robe fleurie et coiffée d’un bandana rouge, commence par s’occuper d’une caisse de poissons-chats, que l’on appelle ici key assa, « poisson rouge », en raison de la couleur rosée de leur chair. Elle reste à l’écart des autres, car le poisson-chat est considéré comme impur par une grande partie de la population chrétienne orthodoxe en raison de sa peau sans écaille. Il est d’ailleurs vendu bien moins cher que les poissons blancs. Ametbal et Gebeyanesh, elles, commencent la découpe des autres poissons. Leur métier est dur et ingrat. Ametbal me montre la nageoire dorsale d’un tilapia, elle est pleine d’épines qui lui occasionnent des coupures aux mains. À dix-huit ans, elle a été renvoyée de l’école cette année, car elle s’est disputée avec un professeur, mais elle dit qu’elle reprendra peut-être l’année prochaine. En attendant, elle exerce ce travail pour lequel elle est payée 2 birrs le kilogramme de filets préparés. Gebeyanesh, elle, est employée ici depuis cinq ans. Elle a plusieurs enfants. Combien ? « Beaucoup » – elle n’en dira pas plus par timidité. Enfin, Atkelt travaille dans le poisson depuis dix ans. En riant, elle explique : « Moi, j’aimerais travailler dans un bureau ».
Un jeune homme en chemisette colorée vient s’installer près d’elles avec sa petite sœur de neuf ans. C’est un client. Il vit dans le quartier et passe à la coopérative acheter un kilogramme de poisson, surtout pour la petite qui adore ça. Il en achète seulement une fois par mois : pour l’immense majorité des familles éthiopiennes, le poisson reste cher.
Après plus de deux heures à découper les filets, la cargaison est terminée. Ametbal a fini sa journée, elle va se rincer dans le lac derrière la cale, à l’abri des regards, et change de tenue avant de rentrer chez elle.
De l’autre côté de la coopérative, du côté des restaurants de poisson, il y a de l’agitation. Plusieurs personnes attendent l’arrivée d’une grosse jerba. Parmi elles : Abyi. Comme la plupart des pêcheurs, il est chaussé de sandales en plastique ; son short kaki dévoile ses jambes fines et musclées. Enroulé dans un châle noir et rose, il semble impatient. Ce pêcheur de trente-quatre ans, père de quatre enfants, vit de l’autre côté du lac, à un peu moins d’une heure de bus de Bahir Dar. Il a confié ses poissons à un chasse-marée. En effet, de nombreux pêcheurs vivant dans les villages autour du lac, ne peuvent pas venir en tankwa jusqu’à Bahir Dar. Certains propriétaires de bateaux à moteur sont donc devenus des intermédiaires. Abyi leur a confié sa pêche du jour et il est venu vendre ses poissons lui-même. Et quels poissons ! Lorsque la jerba arrive, Abyi, visiblement très excité saute à l’intérieur. Il en sort avec un grand sourire et plusieurs énormes barbeaux. Certains font plus de 6 kilogrammes. Les clients des restaurants alentours se rapprochent pour regarder et certains prennent même des photos. Sur la route, Abyi avait prévenu des connaissances qui souhaitaient lui acheter du poisson, ils sont déjà là et les négociations ont lieu les pieds dans l’eau. À la fin de la vente il aura gagné plus de 2000 birrs (35 euros). Il m’explique qu’il cultive aussi des céréales et un peu de piment pour nourrir sa famille. Avec l’argent des poissons il achète le reste de la nourriture qu’ils consomment et des habits pour ses enfants.
Dans l’après-midi le soleil brûle dans la région de Bahir Dar. Nous retrouvons Mengistu, un jeune pêcheur de vingt-sept ans qui a besoin d’un nouveau tankwa. Il a acheté deux ou trois cents grosses tiges de papyrus séchées sur la péninsule Zege, en face de Bahir Dar, pour quelque 500 birrs. Selon Mengistu, c’est là que l’on trouve les plus gros brins de papyrus. Il les a amenés directement chez lui, dans la cour où il loue sa petite chambre. À l’ombre des manguiers et des avocatiers, la chaleur de l’après-midi est ici bien plus agréable. C’est là qu’il a donné rendez-vous à Abédjé pour l’assemblage de son embarcation. Les tiges de papyrus séchées, d’une belle couleur dorée, mesurent 2 à 3 mètres de long pour plus de 5 centimètres de diamètre à la base.
Construit en trois heures, le tankwa est bon pour quelques mois de service
Juste à côté, Mengistu a désossé son vieux tankwa pour récupérer la medeya, la branche d’eucalyptus qui forme le cœur de l’embarcation et qui donne la structure à l’ensemble. Tant qu’elle tient le coup, on peut la réutiliser. Les vieilles tiges de papyrus, elles, serviront de petit bois pour allumer le feu. La durée de vie d’un tankwa est de deux à trois mois, en fonction de la fréquence de son utilisation et de son bon séchage entre chaque sortie.
Autour de la medeya, Abédjé agence des brins de papyrus qu’il regroupe par fagots de trois et qu’il attache avec des cordelettes. Avant de les nouer, il tire de toutes ses forces sur les cordelettes. Il commence par assembler les roseaux à plat puis, lorsqu’il a monté trois ou quatre fagots de chaque côté de la quille (ce qui constituera le fond du bateau), il pose le tankwa sur deux cales en pierre, à l’avant et à l’arrière, et il appuie au milieu pour cintrer le faisceau et lui donner le rond voulu. Avec l’aide de Mengistu, il installe ensuite deux grosses pierres à l’intérieur du tankwa pour qu’il garde sa forme, puis il continue à monter des fagots de chaque côté de la coque. Il faut en tout sept fagots de chaque bord pour former le tankwa. « C’est un métier difficile, en particulier pour les mains », explique-t-il. Il suffit de le voir travailler pour le comprendre – c’est du serrage que dépend la solidité du tankwa. Régulièrement, les tiges de papyrus sont réhumidifiées pour qu’elles restent bien souples et maniables.
Au milieu de la construction, une voisine vient vendre à Mengistu et Abédjé des fèves assaisonnées d’un mélange de piment, d’eau et d’huile. De quoi reprendre des forces.
Les ligatures peuvent être réalisées avec un cordage fait à partir d’écorce de warka, ou de papyrus, mais ici Abédjé utilise des cordelettes en matière plastique, qui peuvent être récupérées et réutilisées à l’envi. D’ailleurs Mengistu retourne régulièrement chercher celles de son vieux tankwa pour les lui apporter.
La proue est fuselée : Abédjé effile les tiges de papyrus à l’aide de sa serpette, les attache en fagot et pour terminer, il les coupe ; geste final qui semble lui apporter beaucoup de satisfaction. D’ailleurs, lui qui ne voulait pas que je prenne son visage en photo au début de l’après-midi, m’appelle finalement pour que je vienne lui tirer le portrait pendant qu’il effectue ce geste.
La poupe elle, est recourbée ; Mengistu nous explique que c’est pour lui permettre d’immerger son filet sans risquer de le coincer dans le tankwa. Au final, l’embarcation mesure environ 3 mètres, la taille standard d’un tankwa de pêche monoplace.
C’est le second canot que construit Abédjé aujourd’hui. En général, il en fabrique quatre ou cinq par semaine. Pour ce travail, qui lui prend près de trois heures, il se fait payer 200 à 300 birrs. Il exerce ce métier depuis trois ans et affirme l’avoir appris simplement en regardant d’autres personnes faire. Aujourd’hui, il a acquis une bonne reconnaissance dans la petite communauté des pêcheurs de Bahir Dar, et ces derniers s’échangent son numéro lorsqu’ils ont besoin de ses services. Grâce à cet emploi, il fait aussi vivre sa femme enceinte et leur petite fille de quatre ans.
Le lendemain en milieu de matinée, nous retrouvons Mengistu qui rentre de la pêche à bord de son tankwa flambant neuf. Visiblement ravi de sa nouvelle embarcation, il pagaie énergiquement, assis sur le gif-gif, un gros fagot de papyrus qui sert de siège et permet au pêcheur de garder les fesses au sec. Sa lourde pagaie, la masgéria, est faite en bois. « Le tankwa va vite, c’est parce qu’il est neuf… », explique le jeune pêcheur. À chaque sortie sur le lac, la partie immergée se gorge d’eau. À la longue, les tiges de papyrus s’endommagent, l’embarcation s’affaisse et devient, au fil des mois et des sorties sur le lac, moins profilée, plus lourde et moins rapide.
Arrivé sur la rive, Mengistu décharge quelques gros poissons-chats et trois tilapias. Puis il revient chercher son tankwa et l’installe à la verticale contre un mur au soleil pour le faire sécher. Ensuite, il retourne chercher ses poissons et s’installe dans un coin d’ombre, à même le sol, pour les vider et les découper. Sur la cale, à côté de lui, sont rangés des casiers confectionnés avec des branchages. Ces apparaux de pêche ne sont plus très utilisés, selon Mengistu, en dehors de la saison des pluies.
À quelques mètres de lui, des pêcheurs sur leurs jerba rangent leurs filets. Mengistu nous explique que dans l’espoir de pouvoir acheter un jour un tel bateau, il participe à l’equb, une forme d’épargne populaire, informelle et coopérative très répandue en Éthiopie. Le principe en est simple : un groupe de personnes contribue, une fois par semaine, à un « pot » commun. À l’issue de chaque réunion, un tirage au sort désigne un gagnant, qui remporte la mise. Ce dernier devra ensuite continuer à participer, mais son nom sera retiré des tirages suivants. Ainsi, l’épargne tourne et cet argent peut permettre, par exemple, d’acheter un premier tankwa, un filet et une pagaie pour se lancer dans la pêche.
Les Négédé-Wayt’o, premiers pêcheurs du Lac Tana
Mengistu ne vient pas d’une famille de pêcheurs. Ses parents sont des paysans, mais il a voulu tenter sa chance dans la pêche et il a tout appris sur le tas. Alors qu’il finit de dépecer ses poissons, Mengistu nous parle des Wayt’o, les premiers pêcheurs du lac. « Aujourd’hui, la plupart des pêcheurs sont chrétiens, et ce sont les Chrétiens qui ont commencé à acheter les bateaux à moteur, mais les premiers pêcheurs du lac étaient les Wayt’o ».
Au xviie siècle, le jésuite portugais Manoël de Almeida fut le premier Occidental à parler des habitants du lac Tana. Il les présenta comme des chasseurs d’hippopotames et constructeurs de tankwas. Selon Maxime Lachal, auteur d’un mémoire sur les tankwas, « ce mode de vie, basé sur la chasse et la consommation d’hippopotames restera une source de mépris de la part des autres peuples abyssins et particulièrement des Amharas [population majoritaire dans la région, ndlr] tout au long de l’histoire du peuple Wayt’o en Éthiopie. » Il ajoute que la relation à cet animal « restera le trait culturel le plus distinctif du groupe, même s’il n’est plus d’actualité ». Aujourd’hui, les Wayt’o sont relégués au bas de l’échelle socio-économique. Le nom même de Wayt’o, qui leur a peut-être été donné par d’autres, est péjoratif. Pour éviter la stigmatisation, il convient désormais de les appeler « Négédé » ou « Négédé-Wayt’o ».
À Bahir Dar, plusieurs membres de la communauté Négédé-Wayt’o vivent au Kébélé 16, un quartier populaire de Bahir Dar. Il y a encore quelques années, ils habitaient au bord du lac, là où aujourd’hui sont installés les grands hôtels, l’église Saint-Michel, les restaurants de poisson et la coopérative de pêcheurs. Les Négédé-Wayt’o, habitants historiques du lac Tana, premiers pêcheurs et nageurs remarquables, vivent un peu en marge du reste de la population de la ville, le plus souvent dans une grande précarité. Dessalegn et Aderadjo, deux habitants du Kébélé 16, nous font parcourir quelques ruelles de leur quartier. Dans les petites cours intérieures des femmes fabriquent des vanneries, en particulier de grands paniers à couvercle pyramidal destinés à ranger et conserver l’injera. À Bahir Dar, ces mesobs sont souvent fabriqués eux aussi avec la plante providentielle du lac – le papyrus.
Les tiges que les vannières utilisent sont assez épaisses et de couleur vert-clair : la chlorophylle commence à partir, car elles ont été séchées pour réaliser le panier. Les hommes, de leur côté, pêchent, construisent des tankwas et sont aussi connus pour être tailleurs de pierre : ils fabriquent des meules pour moudre la farine à la main.
Dessalegn et Aderadjo acceptent de me parler du mode de vie de leur communauté. Attablés à l’extérieur d’un petit café du Kébélé 16, ils me confient que dans la ville de Bahir Dar ils sont aussi connus et respectés pour une activité particulière. Comme ce sont les meilleurs nageurs et de bons plongeurs, ils sont chargés d’aller chercher les corps des personnes noyées dans le lac. Pour ce faire, Dessalegn explique qu’ils se relaient à trois ou quatre nageurs, pendant parfois plusieurs jours, sondant la zone où la personne a disparu. Ils attachent une corde lestée d’une pierre ou d’un bout de métal à leur jambe et nagent à la surface en draguant ainsi le fond. À la moindre touche, ils plongent. Dessalegn et Aderadjo sont catégoriques : tous les garçons Négédé apprennent à nager vers l’âge de dix ans. Avant, on leur attachait une calebasse dans le dos en guise de flotteur pour les aider. Aujourd’hui, la calebasse est de plus en plus souvent remplacée par un bidon en plastique.
Si désormais les Négédé ne sont plus les seuls à pêcher ou à fabriquer des bateaux en papyrus, Dessalegn confirme ce que m’avait raconté le jeune pêcheur Mengistu : « Oui, nous sommes les premiers à avoir pêché. Nos ancêtres ont fait les premiers tankwas et nous apprenions à les façonner de père en fils. » Ils fabriquaient aussi eux-mêmes leurs filets, mais désormais ils n’en font presque plus, car la matière première – les fils de nylon – est trop chère. Avec un fil qui dépasse du sac de jute sur lequel est installée la table du café où nous sommes attablés, il propose de me montrer. En quelques instants il monte plusieurs mailles. S’il ne pratique plus régulièrement, il n’a rien perdu de sa dextérité. À côté de lui, Aderadjo devient mélancolique et murmure : « Je me souviens, j’étais doué pour faire ça moi aussi… »
« Tant que les autres y vont, j’y vais aussi… »
Comme de nombreux pêcheurs de Bahir Dar, Dessalegn et Aderadjo ont constaté la diminution de la taille des prises : « les poissons disparaissent et deviennent de plus en plus petits ». Dessalegn explique que c’est à cause des filets : « Les mailles sont trop petites. Nous, on mesurait nos mailles à la main. » Il met ses deux mains côte à côte et montre la largeur de ses doigts alignés : au moins 10 centimètres.
Depuis son petit bureau dans un bâtiment situé juste derrière la coopérative de pêche, le docteur Alayu Yalow, responsable d’un laboratoire de recherche pour le développement de projets d’aquaculture et fin connaisseur de l’écosystème du lac Tana, observe lui aussi la diminution de la taille des poissons. « Je suis très inquiet pour le lac, il y a de nombreuses réglementations, mais aucun contrôle, et n’importe qui peut aller pêcher ». En termes de règlement, la loi est claire, les mailles des filets doivent mesurer entre 8 et 14 centimètres. Mais de nombreux pêcheurs utilisent des mailles de 3 ou 4 centimètres. Ces filets à petite maille sont importés illégalement du Soudan, et ils coûtent deux à trois fois moins chers que les filets « légaux ».
Le docteur Alayu a observé l’augmentation du nombre de pêcheurs depuis 2001, à mesure que le poisson prenait de la valeur : cette activité permet à beaucoup d’Éthiopiens pauvres vivant autour du lac de gagner leur vie… Dans un pays ravagé depuis plusieurs mois par la guerre, où une partie importante de la population vit sous le seuil de pauvreté, le moindre emploi est bienvenu.
Autre réglementation peu respectée sur le lac, le repos biologique, période d’interdiction de pêche de près de trois mois entre la mi-juin et la mi-septembre. Malgré cette interdiction, de nombreux pêcheurs reconnaissent aller sur l’eau toute l’année, puisque sans cette activité ils ne gagnent plus rien. « Quand je les vois partir pêcher pendant la période de frai, durant la saison des pluies, ça me rend malade », lâche, amer, le docteur Alayu.
Un vieux pêcheur, en activité depuis vingt-six ans, répare un filet au bord du lac, à l’ombre d’un arbre. Comme tout le monde, il a constaté la baisse de la taille de ses prises et il a bien entendu parler d’une période de repos biologique mais lui aussi m’explique qu’il pêche toute l’année : « Tant que les autres y vont, j’y vais aussi, et s’ils s’arrêtent, moi aussi j’arrêterai… »
EN SAVOIR PLUS
Une capitale régionale en forte croissance
Avec ses grandes avenues bordées de palmiers, Bahir Dar pourrait presque faire penser à une ville de la Côte d’Azur. Dans le centre-ville, sur la rive du lac Tana, une longue promenade ombragée a été aménagée, où les habitants se retrouvent en fin de journée. Des enfants se baignent
dans le lac, des femmes vendent du kolo – des graines grillées, une des collations les plus courantes en Éthiopie –, ou du café. En fin d’après-midi, les promeneurs s’installent dans une des nombreuses gargotes en bord de lac pour siroter une bière et déguster un poisson grillé en regardant la nuit tomber.
Bahir Dar est située à l’extrémité Sud du lac Tana. Au début du xxe siècle, le site était composé de plusieurs zones de peuplement occupées par différentes populations (ecclésiastiques, tanneurs, Négédé-Wayt’o…). À partir du milieu des années 1930, les Italiens ont occupé et transformé la ville en créant des zones résidentielles, une piste d’atterrissage et un port. C’est à cette période que remonte la transformation de la ville en un important centre administratif.
Les Italiens ont également fait construire un pont pour enjamber le Nil bleu, qui prend sa source dans le lac à l’Est de la ville, et amené sur ses eaux les premiers bateaux à moteur. À la Libération, après la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement éthiopien a fait de Bahir Dar une capitale provinciale.
Le développement de la ville s’est accéléré dans les années 1990 ; à cette époque la ville est désignée capitale de la région Amhara. Destination touristique prisée jusqu’au conflit du Tigré, Bahir Dar est aujourd’hui un centre administratif et universitaire mais aussi une grande ville commerciale, qui compte environ 200 000 habitants.
L’« Herbe de Bienvenue » de Bahir Dar
Le café tient une place à part dans la culture éthiopienne. Parce que la plante viendrait du pays de la reine de Saba, mais aussi parce que les Éthiopiens en sont de fervents buveurs. Dans la plupart des villes et villages du pays, on trouve à chaque coin de rue des buna bet, littéralement « maisons de café ». Dans ces petites échoppes tenues presque toujours par des femmes, le café est servi dans des tasses blanches spéciales, à motif floral.
Pour l’accompagner, les femmes font brûler de l’encens, et servent parfois des grains de maïs soufflés en accompagnement. Surtout, sur le sol de toutes les buna bet, même les plus modestes, sont disposés chaque matin au sol de longs brins d’herbe verte : l’« herbe de bienvenue », ou melkam sar, en amharique. Cette herbe rappelle la fraîcheur des hauts plateaux éthiopiens entièrement verts après la saison des pluies…
L’herbe utilisée par les femmes peut venir d’un peu partout, mais celle de Bahir Dar est particulièrement prisée, au point que si un membre de la famille est de passage dans la ville, il arrive qu’on lui demande d’en ramener. Cette melkam sar si prisée de Bahir Dar n’est autre que l’ombrelle du papyrus, qui, une fois coupée, ressemble à des brins d’herbe…
Tôt ce matin, Mulu m’a donné rendez-vous pour aller acheter ces accessoires indispensables à la bonne tenue de son café. Nous partons ensemble en triporteur et nous roulons jusqu’à un gros carrefour routier non loin d’un pont qui donne accès au lac Tana. C’est ici que des vendeurs récupèrent les fagots d’ombrelle pour les revendre le long de la route. Les hommes et les femmes qui les ont coupées les ont amenés sur des tankwas que l’on voit reposer en contrebas. Mulu en achète plusieurs fagots, elle en aura pour quelques jours.
De retour à la buna bet, Mulu salue sa sœur qui est en train de préparer le café pour les premiers clients. Elle va dans l’arrière-boutique, place quelques fagots dans un seau d’eau pour les prochains jours, puis elle étale le reste de l’herbe par terre… En quelques minutes, le sol de la boutique et de la terrasse se teinte de vert. Ça y est, le café est prêt à être servi…
Sur le cours du Nil éthiopien
Le lac Tana est considéré comme une des sources du Nil, fleuve mythique en Égypte mais qui a également une dimension quasi divine en Éthiopie. Les Éthiopiens reconnaissent dans le Nil bleu la légendaire rivière Gihon, une des quatre rivières du Paradis décrit dans la Bible, avec Pison, Hiddekel (le Tigre) et l’Euphrate.
Ici-bas, loin de l’Eden originel, le Nil bleu quitte le lac Tana à l’est de Bahir Dar dans le calme d’une zone marécageuse. Ses berges sont bordées de papyrus en grande quantité, et de très nombreux oiseaux profitent de son eau.
À une trentaine de kilomètres en aval du lac Tana, l’Abay – comme on appelle ce fleuve en Éthiopie –, forme des chutes particulièrement impressionnantes après la saison des pluies. Le cours du fleuve, qui forme des gorges et de profondes vallées en aval, serpente sur plusieurs centaines de kilomètres à travers l’Éthiopie, puis il poursuit sa route vers le Soudan où il rejoint le Nil blanc à Khartoum.
Depuis des siècles, il se dit, aussi bien ici qu’en Égypte, que l’Éthiopie pourrait dévier la course du Nil… Une menace hypothétique dont ont usé plusieurs dirigeants éthiopiens tout au long de l’histoire pour faire pression sur l’Égypte. Ce « pouvoir » de l’Éthiopie sur les eaux du Nil résonne à nouveau dans l’actualité : le Nil éthiopien fait régulièrement la Une depuis que le gouvernement a lancé, en 2011, la construction du Grand barrage de la renaissance (GERD).
Ce barrage hydroélectrique sur le Nil bleu est situé à plusieurs centaines de kilomètres en aval du lac Tana, non loin de la frontière avec le Soudan. Depuis le lancement du projet, l’Égypte et le Soudan ont manifesté leur désapprobation et leurs craintes pour l’approvisionnement en eau de leur population. Plus de 90 pour cent des besoins en eau égyptiens sont assurés par le Nil, lui-même principalement nourri par le Nil bleu. Le réservoir du GERD est progressivement rempli, chaque année, à la saison des pluies. Ce remplissage est encore en cours, mais la production d’électricité a été lancée en février dernier.
L’Éthiopie espère avec cet équipement majeur faciliter l’accès à l’électricité – on estime que 60 pour cent de la population n’en bénéficie pas encore. Le gouvernement ambitionne aussi vendre une partie de l’électricité produite à ses voisins pour engranger des devises.
Petits et grands projets d’aquaculture
Pour éviter la surexploitation du lac Tana tout en continuant à proposer des poissons aux consommateurs éthiopiens, un petit projet expérimental de ferme aquacole a été lancé à Bahir Dar au début des années 2000. « S’ils peuvent trouver du poisson dans leur jardin, ils n’iront pas le chercher dans le lac » explique le docteur Alayu Yalow (ci-dessous), qui coordonne le Centre de recherche pour la pêche et la vie aquatique. Cet organisme a imaginé plusieurs types de fermes aquacoles pour le pays.
De grandes fermes seraient destinées à une production commerciale. Quelques bassins tests sont installés à côté du lac pour
en éprouver le fonctionnement, où les chercheurs élèvent pour le moment uniquement des tilapias. L’intérêt de ces fermes serait à la fois de créer des emplois et de préserver l’écosystème du lac Tana…
En parallèle, le centre développe aussi des petits modules d’aquaponie à côté de son bureau, à quelques mètres du lac Tana. Quelques aquariums sont reliés à des bacs où poussent des blettes et des tomates : le principe de l’aquaponie est d’allier aquaculture et hydroponie en circuit quasi fermé où les déjections des poissons servent d’engrais naturel pour favoriser la pousse des plantes. Selon lui, ce type de petite installation pourrait être proposée à des familles éthiopiennes pour répondre au problème de l’insécurité alimentaire chronique dans le pays. Ces installations leur permettraient d’avoir chez eux quelques légumes et de disposer de protéines animales, trop chères à l’heure actuelle pour les foyers aux revenus modestes.
À lire, à voir
Maxime Lachal, Les tankwa du lac Tana en Éthiopie, une histoire d’amour et de papyrus qui touche à sa fin : le processus de disparition du savoir-faire des « tankwa » et ses répercussions sur l’espace du lac Tana,Université de Rennes-II Haute-Bretagne, juin 2005 ;
Jean-Louis Tallec, « Les bateaux de roseau », Le Chasse-Marée, numéro 260, Douarnenez, juillet 2004 ;
Xavier Mével, « Thor Heyerdahl – bourlinguer sur la paille », Le Chasse-Marée,numéro 321, Douarnenez, juin 2021 ;
Corrado Basile et Anna Di Natale, Le Barche di Papiro, Istituto internazionale del papiro, Syracuse, 1994.