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Le laboratoire Stella Mare, basé à Bastia, reproduit et élève des espèces emblématiques de Corse, comme ici la langouste, dans un but de restauration écologique. © Cyril Fresillon/Stella Mare/CNRS images

Par Maud Lénée-Corrèze - Basé en Corse, le laboratoire Stella Mare, une plateforme de biologie marine et de recherche appliquée, s’est spécialisé dans la reproduction d’espèces emblématiques de l’île de Beauté, souvent cruciales sur le plan commercial, comme les langoustes ou l’oursin violet. Ses chercheurs tentent ensuite de les implanter en pleine mer.

L’hiver dernier, les pêcheurs corses d’oursins sont restés à quai pendant deux mois. En raison d’une baisse continue de la biomasse d’oursins violets (Paracentrotus lividus), ils s’étaient accordés sur une fermeture de la pêche de décembre au 15 février, renouvelée pour la prochaine saison. « En 2022, on a même mis des zones de pêche en jachère de trois ans pour laisser la population se renouveler. Il y avait aussi, cette année, l’idée de déclarer un arrêt complet de la pêche aux oursins sur toute l’île pendant trois ans, mais les autorités [affaires maritimes et préfecture] n’ont pas suivi », explique Jean-Christophe Genna, pêcheur de Saint-Florent, qui travaille l’oursin l’hiver, la langouste, les corbs (Sciaena umbra) et les dentis (Dentex dentex) l’été.

En 2022-2023, 44 tonnes d’oursins ont été débarquées contre 66 tonnes la saison précédente. Un manque à gagner non négligeable quand on sait que la pêche oursinière est une ressource importante pour les flottilles corses, surtout pendant la période creuse, où certains pêcheurs, comme Jean-Christophe Genna, ne ciblent que cette espèce.

Si les mesures de gestion, tels les quotas, mises en place par les pêcheurs et les pouvoirs publics sont importantes pour conserver la biomasse à des niveaux durables, la préservation des écosystèmes passe aussi par la « restauration écologique », un concept qui a émergé à l’échelle internationale, notamment lors de la cop Biodiversité de 2022. À l’issue de cette conférence, l’Union européenne a inscrit dans ses objectifs la restauration des écosystèmes à hauteur de 20 pour cent d’ici à 2030, puis de 30 pour cent à l’horizon 2050.

Plongeur scientifique collectant des oursins violets pendant la période de ponte pour étudier le cycle de reproduction. © Stella Mare/Université di Corsica/CNRS Images

« En Corse, la situation des écosystèmes est un peu meilleure qu’ailleurs. »

Un défi pour la Méditerranée qui abriterait quelque 10 pour cent de la biodiversité marine mondiale, alors que la pêche y est très élevée et que c’est, en outre, l’une des mers les plus modifiées par l’homme. Dans un rapport de 2021, l’institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes, la Tour du Valat, constatait depuis les années 1990 « un déclin de 52 pour cent des espèces marines, côtières et pélagiques, principalement chez les poissons et les oiseaux marins », déclin qu’il imputait à la pêche. L’Ifremer parvient à un constat similaire dans son bilan de l’état des stocks en France en 2022, publié en 2023 : seuls 2,5 pour cent des débarquements en Méditerranée sont issus de populations jugées en bon état – le renouvellement des géniteurs est suffisant pour ne pas menacer l’espèce. Pour le reste, les populations sont soit reconstituables, soit en reconstitution, soit dégradées. Le problème, c’est que 54 pour cent des stocks proviennent d’espèces pour lesquelles il n’existe pas de biomasse de référence ; impossible donc de savoir si les prélèvements les mettent en danger…

C’est dans ce contexte que s’est créée, entre 2011 et 2013, la plateforme Stella Mare. Adossée au CNRS et à l’université Pasquale-Paoli de Bastia, elle est spécialisée dans la restauration écologique par l’ingénierie. « En Corse, la situation des écosystèmes est un peu meilleure qu’ailleurs, explique Jean-José Filippi, ingénieur écologique et responsable des programmes de reproduction des espèces à Stella Mare. Nous avons un bon réseau d’aires marines protégées et une pêche côtière d’assez petite échelle. » Certaines espèces ayant quasiment disparu des eaux françaises méditerranéennes subsistent en effet encore autour de l’île de Beauté. C’est le cas de la langouste rouge (Palinurus elephas) et de la patelle géante (Patella ferruginea), cette dernière, en danger d’extinction, étant protégée depuis 1992.

Dissection de gonades d'oursins violets afin de connaître leur niveau de maturation.
© Cyril Frésillon/Stella Mare/CNRS Images

« Nous remarquons quand même une baisse de la biomasse des espèces exploitées, ainsi que la dégradation des  écosystèmes, comme partout, à cause de la pêche, et, de plus en plus, en raison du changement climatique. » La pêche, responsable de la raréfaction des espèces, en est aussi la victime, ce qui inquiète les acteurs de la filière et les pouvoirs publics, car ce secteur est porteur économiquement et essentiel dans la souveraineté alimentaire. « En Corse a fortiori, puisque nous sommes une île », souligne Jean-José Filippi.

Un taux de mortalité très fort chez les larves de crustacés et de poissons

Au moment de la création du laboratoire, l’actuel directeur, Antoine Aiello, ancien président de l’université de Corse, souhaitait intégrer dans la réflexion tous les acteurs du milieu marin, privés, publics, professionnels de la pêche, afin de créer une structure capable de répondre aux problématiques locales. C’est ainsi qu’un lieu hybride a émergé : il est composé d’unités de recherche fondamentale, d’un pôle ingénierie qui s’occupe de développer les technologies de restauration et d’aquaculture, et d’une structure d’accueil et de sensibilisation du public.

La visite du site, dispensée aux scolaires et autres curieux, nous conduit, surchaussures aux pieds et les mains bien désinfectées, dans « l’allée des poissons » au rez-de-chaussée du bâtiment principal. Des hublots pratiqués dans les cloisons des bassins laissent voir les géniteurs de dentis et de corbs ; cette espèce, classée vulnérable sur la liste rouge de l’UICN, fait l’objet d’un moratoire sur la pêche récréative en France. « Nous savons tout d’eux : quel âge ils ont, leurs problématiques, s’ils ont pondu ou non, précise Jean-José Filippi. En ce moment, ils se reproduisent, et nous récupérons les œufs régulièrement en les aspirant depuis le bassin. »

Colonne d’élevage de phytoplancton. Une scientifique soutire du plancton pour alimenter les élevages réalisés par le laboratoire (oursin, huître, etc.).
© Cyril Fresillon/Stella Mare/CNRS Images

Si, dans leur milieu naturel, ces poissons s’accouplent à une période précise de l’année, au laboratoire Stella Mare, on peut modifier ce rythme en jouant sur la température et la lumière. Tout ici est très contrôlé et mesuré, notamment l’oxygène dissous. « Nous nettoyons régulièrement les bassins avec des filtres UV », précise Alizée Boussard, zootechnicienne, chargée des poissons géniteurs. Tous les trois jours, elle nourrit ses protégés avec des aliments reçus surgelés sur la plateforme, et des granulés pour compléter le régime. Elle s’occupe ensuite des larves, gardées dans des cuves dans le même couloir que les géniteurs. « Les œufs sont mis en incubation et, au bout de trois jours, on a de petites larves qu’on met en élevage et qu’on fait grossir sur la station », ajoute Jean-José Filippi en montrant une grande cuve en plastique bleu remplie d’eau, où incubent des milliers de minuscules œufs de dentis. Dans une autre pièce, ce sont des larves d’huîtres plates (Ostrea edulis) qui se comptent par millions…

Sept juvéniles de langoustes, une première mondiale

La nourriture des larves est produite sur place : Jean-José Filippi nous amène dans une pièce dotée de deux grands tubes transparents, l’un rempli d’eau verte et l’autre d’eau rouge. « Ce sont des phytoplanctons que nous donnons à manger à des zooplanctons, qui serviront ensuite à nourrir nos larves, explique-t-il. La production d’algues marines est complexe et nous avons développé un système automatique pour accélérer et systématiser le processus afin de ne pas en manquer. »

Au détour d’un couloir, l’ingénieur désigne des mues de petites langoustes rouges : il s’agit là de la dernière avancée technologique du laboratoire, qui lui a valu une reconnaissance internationale. En 2021, en effet, il annonçait avoir obtenu sept juvéniles de langoustes, une première mondiale. Ces quelques crustacés ont réussi à passer le stade larvaire de quarante jours, un moment crucial où les pertes sont les plus importantes dans le milieu naturel. « Le taux de mortalité peut atteindre près de 95 pour cent, ajoute Jean-José Filippi. Notre rôle, c’est de contrôler ces phases critiques et de minimiser le risque en laboratoire. » Alizée Boussard précise : « Aux premiers stades, nous effectuons des suivis quotidiens pour voir s’il y a eu de la mortalité dans la journée. Puis quand les larves se sont stabilisées, nous réalisons des suivis hebdomadaires, en les prenant en photo et en les mesurant, pour suivre leur croissance et adapter l’alimentation. »

Mue de juvénile de langouste. Stella Mare s'est fait connaître pour avoir réussi à atteindre ce stade d'élevage pour cette espèce. © Maud Lénée-Corrèze

Outre la mortalité naturelle liée à l’environnement, les activités humaines ont aussi détérioré les conditions de croissance des larves, puis des juvéniles, en supprimant, par exemple, une partie des zones humides littorales où elles venaient s’abriter. Le réchauffement des eaux les influence également : « Les changements de température peuvent affecter la vitesse de croissance des larves, ou leurs proies potentielles, et favoriser des prédateurs », ajoute Alexandre Vela, responsable des opérations en mer et de la sensibilisation de Stella Mare.

« Ici, nous les faisons grossir avec des carottes et des épinards »

Ses équipes sont chargées de relâcher les jeunes individus dans leur milieu naturel. Une opération délicate qui nécessite un travail en amont pour réadapter les populations aux conditions naturelles, température, sources de nourriture… Cette étape clé, qui clôture le travail du laboratoire, se déroule hors du bâtiment principal. Nous passons devant un vivier rempli d’oursins violets, l’une des premières espèces à avoir été élevée sur la plateforme. « Ici, nous les faisons grossir avec des carottes et des épinards coupés en petits morceaux », explique Jean-José Filippi. L’oursin est probablement l’espèce sur laquelle Stella Mare a le plus de recul, une dizaine d’années, et qui donne des résultats positifs, notamment lors du transfert en milieu naturel.

Les oursins grossissent dans des viviers où ils sont habitués à des aliments de plus grosse taille, comme ici des carottes. © Maud Lénée-Corrèze

« Ce sont des organismes très fragiles, précise Alexandre. Nous avons dû expérimenter beaucoup de choses, ne serait-ce que sur le plan logistique pour assurer un transport sans mortalité. » Le laboratoire disposait à ses débuts de semi-rigides pour amener les viviers en mer avant de faire construire un bateau en aluminium de 12 mètres. Les chercheurs ont aussi modifié les protocoles et le moment auquel les oursins sont relâchés : « Aujourd’hui, ils sont plus gros et plus âgés qu’avant et potentiellement plus résistants aux prédateurs. » Et puis, l’autre défi, c’est « de les suivre pour connaître l’efficacité de la manipulation, l’impact sur le milieu de cette pratique et la capacité des animaux à se débrouiller seuls, à trouver de la nourriture en chassant, et à réagir face aux prédateurs, poursuit Alexandre Vela. Par exemple, nous souhaiterions être en mesure de répondre à cette question : si on ramène en mer 100 000 oursins, quel pourcentage arrive à se stabiliser ? » Bien que ces chiffres ne soient pas définitifs, l’ingénieur estime qu’actuellement chaque lot a un taux de survie de 5 à 10 pour cent.

Mais encore faut-il parvenir à les suivre, car les espèces se dispersent rapidement dans le milieu. Stella Mare a développé un système de marquage propre à chaque espèce : « Nous faisons des essais avec des marqueurs qui imprégnent le calcaire des oursins au moment où ils se forment, explique Alexandre Vela. Ce qui nous permet de les repérer pour les compter ou de les prélever pour faire des tests génétiques. Pour les poissons, nous utilisons des marqueurs élastomères de couleur qui réagissent aux UV. Nous pouvons ainsi les suivre la nuit en plongée avec des lampes. L’idée, c’est d’arriver à ce qu’ils survivent au moins jusqu’à la taille commercialisable. »

Un atelier de récifs en béton de chaux et de coquilles d’huîtres

Afin de soutenir ce retour en mer, Stella Mare a aussi créé un atelier de fabrication de récifs artificiels en béton de chaux et de coquilles d’huîtres. « Nous allons tester bientôt ces nouvelles structures en fixant des jeunes huîtres dessus, avant de les mettre à l’eau », ajoute Alexandre Vela. Des expérimentations sont aussi en cours depuis quelques années avec des abris temporaires, toujours en béton de chaux et de coquilles d’huîtres, pour aider les oursins à s’adapter, ou encore des microhabitats destinés à être installés de façon permanente dans des ports.

Corb présentant un élastomère de marquage, relâché dans le port de Saint-Florent, en Haute-Corse. © Stella Mare/Université di Corsica/CNRS images

Ces savoir-faire, Stella Mare commence à les exporter, notamment du côté de l’étang de Thau. Les chercheurs souhaitent en effet s’ouvrir à d’autres milieux que le littoral corse et travailler sur des échelles plus grandes. « C’est important de vouloir réensemencer le milieu comme le fait Stella Mare, assure le pêcheur Jean-Christophe Genna, même si je crois que pour résoudre certains problèmes de ressources, il va falloir mettre en place des mesures drastiques. »

Un point de vue partagé par les responsables du laboratoire : « Nous ne pouvons pas nous substituer à une gestion des ressources et à une réduction de l’effort de pêche », affirme Alexandre Vela. Et Jean-José Filippi de renchérir : « Nous venons vraiment dans la dernière phase, la phase de compensation. Une fois que l’on a mis en place une politique de gestion et des réglementations, s’il y a toujours des problématiques sur l’écosystème et les espèces, nous commençons à évaluer la diminution des ressources, et nous voyons comment on peut améliorer la situation. » ◼