Il est, au large des côtes charentaises et vendéennes, un haut-fond dangereux pour la navigation : le plateau de Rochebonne. Cette basse est située à 30 milles environ dans l’Ouest de la pointe des Baleines, extrémité occidentale de l’île de Ré, et à la même distance, pour sa partie médiane, dans le Sud de la pointe des Corbeaux de l’île d’Yeu. Ce haut-fond est appelé improprement plateau puisqu’il s’agit d’une ligne de crêtes sous-marines, s’étirant sur environ 7 milles, orientée dans le sens ono-ese. La roche la plus occidentale, la Congrée, est aussi la plus haute : 3,30 mètres sous la surface aux plus grandes basses mers. Les autres crêtes se nomment, d’Ouest en Est, la Pierre Levée, les Roches Semées et les Roches du Sud-Est. Les noms des Roches Semées et de Pierre Levée suggèrent la présence de mégalithes, comme c’est le cas sur le continent. Aux abords Sud du plateau se situe « le trou de Rochebonne », au fond de vase, riche en langoustines et en merlus, très fréquenté par les pêcheurs. À l’accore même des roches, la sonde est encore de plus de 70 mètres. Par gros temps de suroît, la mer lève sur le haut-fond en d’épouvantables volutes.
Point nodal de la navigation comme accès ou sortie des ports charentais, mais aussi pour les navires en route vers l’estuaire de la Gironde ou en provenance de Bordeaux et d’autres ports secondaires, ce plateau constitue un danger pour la navigation. Au temps de la voile, quand un navire attendu n’était pas paru, selon l’expression de l’époque, les marins avaient coutume de dire qu’il s’était perdu sur Rochebonne, même si le lieu du sinistre était parfois tout autre – on ne prête qu’aux riches… Il est suspecté d’avoir été le tombeau de plusieurs navires – la Vienne, un transport de l’État, en décembre 1903, ou le caboteur hollandais Ariel, en décembre 1954 –, ce qui lui a valu le surnom de « plateau du trépas » ou de « danger le plus redoutable des côtes de l’Ouest de la France ». Combien de navires y ont tracé leur dernier sillage, entraînant dans la mort combien de marins, combien de capitaines ?
La Favolière est libéré et vite expédié sur Rochebonne pour y continuer ses travaux
Le 24 mai 1676, Colbert envoie le chevalier de La Favolière, ingénieur de la Marine, reconnaître le « mauvais rochier ». Alors que ce dernier travaille aux abords du site, son navire la Folle est attaqué par « des corsaires zélandois » ; l’ingénieur est enlevé et emprisonné dans les geôles nordiques. Colbert est inquiet, pas tant pour l’hydrographe que pour les plans et cartes qui pourraient tomber aux mains de l’ennemi. Échangé, La Favolière est libéré et vite expédié sur Rochebonne pour y continuer ses travaux. L’année suivante, il détermine assez correctement la morphologie du plateau, mais son positionnement par rapport à la terre s’avèrera fautif ; considérant les moyens de l’époque, ce n’est pas si mal.
Ces travaux de 1677 sont toutefois jugés insuffisants sous Louis XVIII. On confie alors au grand hydrographe Beautemps-Beaupré la reconnaissance générale des côtes de France. En 1821, un passage rapide sur Rochebonne lui permet de situer précisément la Congrée. Avec des moyens considérables, les travaux reprennent en juillet 1824, mais la météo est mauvaise. Beautemps-Beaupré ne peut que rectifier les coordonnées géographiques de l’ensemble du plateau : sur la carte de 1677, la seule existante alors, la latitude était erronée de près de 5 milles.
Les travaux conjugués de ces deux hydrographes donnent une assez bonne détermination du site par rapport à la terre. En 1859, sous la pression des négociants et de la puissante chambre de commerce de Bordeaux, le très actif ministre de la Marine, l’amiral Hamelin, diligente une nouvelle mission hydrographique sur Rochebonne préalablement au balisage demandé. Elle est confiée à une sommité, l’ingénieur Anatole Bouquet de La Grye, qui va utiliser, selon ses mots, « des moyens nouveaux sinon rarement usités » –, c’est-à-dire la vitesse du son et de la lumière pour déterminer la distance à la terre.
Sa mission va s’avérer calamiteuse bien qu’il ait ainsi fustigé ses prédécesseurs : « Beautemps-Beaupré s’est grossièrement trompé et cela, quel que soit le moyen employé à l’époque, est inadmissible ! » Rien ne correspond : ni les sondes, ni les coordonnées géographiques. L’omnipotent et omniscient Bouquet a en effet oublié la Congrée : les cartes marines se trouveront affectées d’une erreur de près de 3 milles et la configuration du plateau sera tout aussi fautive… jusqu’en 1960 !
La topographie du site fixée (ou censée l’être), on s’interroge sur le balisage à réaliser. Capitaines au long cours, maîtres au cabotage, patrons de pêche et chefs de quartier des ports du Ponant sont consultés : tour à feu ou ponton de feu flottant, telle est la question ? Le commissaire de la Marine des Sables, M. Delabigne-Villeneuve, précise que le « phare en maçonnerie » augmenterait la sécurité des négociants de Nantes et Bordeaux… montrant qu’il est plus soucieux de leurs intérêts que de celui des marins. Les personnes consultées se prononcent pour un phare, mais la décision se porte sur un ponton de feu flottant – en attendant la construction d’un phare qui, comme Godot…
Le chantier Gouraud et Greuzelier de Royan est choisi en 1862 pour construire le premier bateau-feu en bois, chêne et orme, long de 34,76 mètres, large de 7,76 mètres, et jaugeant 341 tonneaux. Les travaux sont suivis par l’ingénieur Botton de Royan et supervisés par le célèbre directeur des Phares et Balises, Léonce Reynaud. Après bien des péripéties, les quatorze hommes d’équipage et le ponton sont prêts à appareiller ; malgré sa voilure, le navire est remorqué sur le site et assisté pour prendre son mouillage. Le service des Phares et Balises ne dispose pas de bateau pour assurer les relèves et ravitaillements : Léonce Reynaud en conçoit « de l’ennui », une formule récurrente chez lui – ses collaborateurs étant, eux, souvent « dans l’embarras ». Les relations avec la marine d’État, appelée en renfort, sont ambiguës : officiellement, on se félicite, mais, en interne, on tire à boulets rouges sur la morgue de certains officiers de la Royale…
Le premier mouillage est effectué le 28 octobre 1863 avec l’aide de l’aviso La Vigie. Les comptes rendus de l’opération sont dithyrambiques et l’on se congratule… mais, cinq jours plus tard, patatras : on apprend que le « Phâre de Rochebonne » a déradé par gros temps, perdant ses ancres et sa chaîne de mouillage de 540 mètres. En fuite avec sa voilure insuffisante, il s’est réfugié dans la baie de l’Aiguillon. Que s’est-il donc passé ? Les officiers de la Marine, goguenards, ont une explication : « La chaîne utilisée était une chaîne du commerce. Ce ne serait pas arrivé avec une chaîne fabriquée par une forge de l’État. »
Le ponton dérive après avoir à nouveau perdu son mouillage
Si les ingénieurs des Phares et Balises, de Royan d’abord, puis de La Rochelle à partir du 20 mars 1865, avaient pu imaginer les épreuves à venir, ils auraient demandé leur mutation… Ce n’est que le 18 mars 1864 que le ponton est mouillé pour la deuxième fois. La Marine a délégué le lieutenant de vaisseau Senez, commandant l’aviso Solon. Une première relève d’équipage est assurée un mois plus tard. Mais le 20 avril, par un temps de bonace, occurrence rare sur Rochebonne, le ponton dérive après avoir perdu à nouveau son mouillage. Pourtant, cette fois, les chaînes provenaient des forges de la Marine… La cause de cette rupture est attribuée à « une mauvaise chance inconcevable » !
D’autres problèmes suivront, des pertes de chaînes à la chaîne, des quantités d’ancres… Plus tard, on abandonnera le système d’ancres « empennelées » pour une « ancre champignon ». Mais on aura aussi des problèmes de guindeau, faute de bras. Le directeur Léonce Raynaud confie son découragement : « Je vois avec un véritable regret que nous n’en finirons jamais avec le plateau de Rochebonne, ce sont chaque jour de nouvelles difficultés et nouvelles exigences [de la Marine] ». Il faudra attendre quatre ans avant de s’en affranchir grâce à la goélette la Bonne Clotilde, puis la Providence, la Nouvelle Providence, Archimède I et II, etc.
Léonce interroge ses subordonnées : Que fait Trinity House ? Le service de balisage anglais a des lightships aux Sorlingues, aux Seven Stones, dans le British Channel. Nous en avons aussi, mais dans des parages moins exposés – Pas de Calais, Minquiers, estuaire de la Gironde –, d’où une certaine impéritie des Phares et Balises : Rochebonne est une première et donc une gageure.
En 1864, le bateau-feu donne de la voix : « Nous avons sur le ponton un homme malade dont tous les soins n’ont pu rétablir la santé et dont les cris de douleur troublent le sommeil du reste de l’équipage. » L’ingénieur en chef Marchegay rapporte le 29 septembre : « Ses souffrances ne pouvant être calmées […], un des officiers s’est cru autorisé, contrairement au règlement du bord, d’embarquer ce malheureux sur une baleinière pour le conduire à La Rochelle où il est arrivé fort heureusement après dix-sept heures de navigation à la rame. » La Marine n’aurait pas eu de navire disponible pour effectuer cette évacuation sanitaire…
Le 15 septembre 1866, près de trois ans après le premier mouillage, des feux d’une portée de 10 milles s’allument enfin sur Rochebonne, avec un éclairage à l’huile distillat de pétrole : il s’agit de deux feux fixes blancs, espacés de 14 mètres, l’un culminant à 14 mètres sur le grand-mât, l’autre à 10 mètres sur le mât de misaine. La coque du bateau-feu est peinte en rouge avec le nom de Rochebonne écrit en grandes lettres blanches de chaque côté.
Au début de l’année 1867, le lieutenant Tantin expose au conducteur de travaux Prévost un cas d’intempérance : le second capitaine a « une petite tendance ». Voici son rapport à l’orthographe approximative : « J’ai l’honneur de vous informer que la goélette Providence est arrivée à bord à 9 h du soir. Environ du moment où elle a accostée, M. Joffroy 2e capitaine du bâtiment était dans un telle état d’ivresse, qu’il était incapable de faire aucun service. Et par conséquant a été obligé de ce couché. Bien des fois déjà, c’est état de chose s’est renouvelé et j’ai souffert de ces proséder a mon egar pendant ses moments d’ivresse. Par suite de son défaud de conduite, il a abusé de l’emploi de serteines vivres entres autres, il manque 40 litres d’eau de vie… » Tout de même !
« Le plateau où nous sommes mouillés augmente la fureur des lames »
En mars 1869, le capitaine au long cours Marie-Denis Rouxel livre une description apocalyptique du plateau lors d’un ouragan : « Le 2 mars, principalement dans l’après-midi, le tonnerre et les éclairs accompagnaient le rugissement du vent et le fracas de la mer. Rochebonne était effroyablement beau à voir. Nous avions 450 mètres de chaîne à la mer. La violence des lames était telle que le navire lancé par elles au bout de sa touée n’avait pas le temps de se relever, et qu’il recevait à tous moments de dangereux coups de mer. » Le 11 mars 1869, il écrit encore : « Le plateau où nous sommes mouillés augmente la fureur des lames et les rend plus hautes que dans tout le golfe de Gascogne. Les écueils de Rochebonne nous ont offert parfois des spectacles terrifiants et nulle part ailleurs, au dire des marins, sans en excepter le terrible cap Horn, la mer n’a subi de révolutions semblables… »
Soumis à de tels traitements, le ponton souffre de sénescence précoce : il a l’aspect d’un vieux navire et son état demande des soins lourds. Un arrêt technique de longue durée est programmé et la construction d’un deuxième ponton décidée. Mis sur cale à Paimbœuf, celui-ci rejoint le plateau le 28 novembre 1869. Ce deuxième exemplaire, aux caractéristiques à peu près identiques au premier, est encore construit en bois, et souffre d’emblée d’un défaut désagréable : « Un roulis incessant, extraordinaire, très vif, violent auquel il est impossible de résister, fatigue beaucoup le navire et les hommes, car sur toute la partie avant l’étoupe est sortie des joints. » On note plus tard que l’amplitude atteint 80 degrés ! À Rochebonne, les difficultés sont toujours, toujours recommencées… jusqu’à ce que l’exploitation des pontons soit finalement jugée trop onéreuse par le ministère de la Marine. En juillet 1893, la société Dyle et Bacalan de Bordeaux reçoit commande d’un bateau-feu à gaz sans gardien.
Terminé en mai 1894, celui-ci mesure 14,50 mètres de long sur 6,60 mètres de large, déplace 71 tonnes, et ressemble à une grosse bouée. Il va subir une longue période probatoire, d’abord dans l’estuaire de la Gironde, puis à Chauveau, non loin du port de La Pallice, avant de rejoindre Rochebonne, où il sera surveillé par l’équipage du ponton tout proche. Alors qu’il est acheminé le 17 septembre 1895, le projet d’érection d’un phare refait surface. On ne sait si les réclamations réitérées des marins ont influencé les ingénieurs, mais le site de la Congrée est choisi, et des études préliminaires sont engagées.
Il faudra attendre deux ans pour que les travaux de reconnaissance du site se déroulent sous la direction du conducteur de travaux Gustave Perreau. Quelques lignes de son rapport laissent suspecter un poète contrarié : « Ces roches sont très mouvementées, elles ont la forme de petites dunes, sans pentes brusques ; elles sont recouvertes de végétations marines qui donnent à ce terrain sous-marin l’aspect d’un immense champ de blé. Sous l’impulsion de la houle, toutes ces algues se couchent ensemble du même côté, vous donnant l’impression d’épis de blé se couchant sous l’effet caressant d’une faible brise. » Rochebonne, vu par Perreau, ressemble à un bocage, et la Congrée à une protubérance tabulaire sur laquelle on aurait étendu une nappe pour un déjeuner de campagne… Je subodore dans l’euphorie inhabituelle du rapporteur un léger abus de spiritueux – de pineau peut-être ? – pour fêter la réussite des travaux. « Il faisait dimanche sur la mer », aurait dit le poète Émile Verhaeren…
Les travaux préliminaires reprennent à la belle saison suivante et sont annoncés le 25 mai 1898 : « Les navigateurs sont informés que quatre bouées d’amarrage, cylindro-coniques, peintes en blanc, ont été mouillées ne et so des têtes de la Congrée pour l’exécution de travaux qui doivent être entrepris pendant le cours de la campagne. » Le 12 juin 1899, un nouvel avis précise que ces travaux sont relatifs « à des essais de construction d’un phare sur la roche la Congrée ». On leur signale encore le 17 septembre qu’une balise provisoire en fer de 16 mètres de long, d’un diamètre de 16 centimètres, vient d’être implantée dans la roche la Congrée. Cette balise semble bien gracile pour un site aussi exposé… et, le 2 juin 1900, on apprend qu’elle a disparu. Rochebonne n’a pas supporté cette banderille plantée sur sa croupe !
Le 22 juillet 1899, exit les pontons habités : le premier sera dépecé à Marans en 1904 et le second à Bordeaux en 1913. La signalisation du plateau mythique n’est assurée que par le bateau-feu à gaz sans gardien , dont le service est interrompu par de longues périodes de réparation. En 1903, alors qu’il est en arrêt technique pour neuf mois, plusieurs naufrages de navires de pêche surviennent aux abords du plateau, que la vox populi attribue à l’insuffisance du balisage. En novembre, le rédacteur en chef du Journal des Sables fustige « Rochebonne, le Tombeau des Marins ». Le rétablissement du bateau-feu est exigé en attendant la mise en service d’un phare en ciment.
À Rochebonne, « on ne reste pas en ralingue ». Le premier bloc de béton, support de l’éphémère balise, va constituer l’embryon des fondations du phare. À partir de cette masse de 18 tonnes, un cylindre de 2,50 mètres de diamètre dont les parois sont formées par de la toile métallique, on construit une plateforme amenée à 7 mètres. Par la suite, son diamètre sera porté à 15 mètres. Le coffrage est assemblé par les scaphandriers au fur et à mesure des travaux.
Le travail sur site n’est possible que de trente à quarante jours par an
Plus de dix ans – de 1898 à 1908 – seront nécessaires pour réaliser le plus gros de ce socle en béton. Le travail sur site n’est possible que de trente à quarante jours par an en moyenne et pour des durées n’excédant pas une heure et demi, voire une heure, à cause de la météo, de la houle et du courant. En 1906, le rythme du chantier s’accélère et des moyens sont déployés sur zone : le baliseur Rochebonne, précédemment basé à Granville, ainsi que le ponton n° 2, qui sert de navire-base. Une commande est passée aux chantiers Dubigeon de Nantes pour deux gabares de 31,50 mètres de long sur 6,50 mètres de large : La Congrée et Pierre Levée. Elles ne sont réceptionnées que le 10 février 1908, avec des wagonnets en bois sur rails et des bétonnières. Le baliseur Léonce Reynaud, en poste à Nantes-Saint-Nazaire, est envoyé sur le site, bientôt rejoint par un canot automobile en bois de 17 mètres, Le Goéland, équipé d’un moteur de 120 chevaux, et par un canot plus petit, pourvu d’un moteur à pétrole, La Liane.
On phosphore beaucoup dans les bureaux des Phares et Balises, car le système de blocs de béton annulaires ne peut être poursuivi « hors d’eau ». L’ingénieur en chef, Charles Ribière, imagine de faire construire un cylindre métallique d’un diamètre à peine moindre que celui de la plateforme sous-marine. Cette embase, appelée « caisson », doit être remorquée sur le site, ballastée, pour être échouée exactement sur la plateforme existante, avant d’être rapidement remplie de béton.
Le chantier du phare commence le 27 avril et se termine le 27 août
Ce caisson est réceptionné le 31 décembre 1908, alors que les travaux sur les fondations ne sont pas terminés. Il ne sera utilisé qu’un an et demi plus tard. Il s’agit d’un cylindre à double-fond et double-parois de 14,16 mètres de diamètre, et de 7 mètres de hauteur. La muraille extérieure est en tôle de 8 millimètres, enrobée de béton à l’intérieur. La partie centrale, destinée à être remplie de béton une fois le caisson positionné sur les fondations sous-marines, est appelée « chambre de travail » ; son diamètre est de 11,59 mètres. Les parois latérales sont larges d’environ 1,25 mètre et divisées en plusieurs alvéoles qui ont été remplies, à terre, de béton « riche et cher », selon les mots de l’ingénieur Lombard, chargé du projet.
Pour le remorquer sur le site, on a relevé les flancs du caisson de 2,30 mètres, amenant la hauteur de l’ensemble à 9,30 mètres. À cela s’ajoutent des flotteurs annulaires et, à chaque extrémité, un bec triangulaire en bois formant étrave, l’ensemble devenant amphidrome pour faciliter les manœuvres. Le caisson est surmonté de mâts de charge destinés à transborder le béton des gabares à l’intérieur de la chambre de travail, après l’échouage de la structure sur le site. Le déplacement du caisson est de 1 072 tonnes et il cale 5,80 mètres.
Les mauvaises conditions météo et les restrictions budgétaires, endémiques aux Phares et Balises, se répercutent sur les travaux. Ainsi, en 1908, faute d’argent, le chantier commence le 28 avril et se termine le 27 août. Cependant, si courte que soit cette saison, « des circonstances de temps favorable ont permis d’imprimer aux travaux exécutés sur la Congrée elle-même une grande activité ». Un émetteur-récepteur est monté « à la mer » en août 1908 pour communiquer par radiotélégraphie avec la terre. Jusqu’alors, les pigeons voyageurs se chargeaient des transmissions, mais ne donnaient pas toujours satisfaction.
En 1904, le directeur Quinette de Rochemont avait émis des doutes sur la liaison de l’ensemble du massif en poursuivant le système de casiers de béton et s’était aussi inquiété du coût de la réalisation. L’ingénieur Lombard, lui, y croit, si l’on en juge par le fatras de notes qu’il a laissées. De son bureau, il anticipe l’opération et rédige le 20 mai 1910, sur six pages, une « instruction pour les opérations de mise en place du caisson », auxquelles soixante personnes doivent participer. Le 6 mai, des essais de remorquage sont effectués par le baliseur Léonce Reynaud qui, par beau temps, ne dépasse pas 2 nœuds. L’assistance de la Marine nationale est requise.
Malgré la minutie des préparatifs de Modéré Lombard, une note laconique tombe en août 1910 : « Les deux essais d’échouage du caisson sur la plateforme de la Congrée se sont traduits par des échecs. En raison du courant et de la houle, le caisson n’a pu être maintenu sur le socle bétonné le temps nécessaire à ces échouages, à deux reprises il fallut l’éloigner de la plateforme pour éviter sa ruine. » On n’insiste pas. Le chantier sur la mer est démonté le 16 août. Une décision du 1er mai 1911 suspend les travaux et, le 19 juin 1912, le directeur des Phares et Balises écrit au subdivisionnaire à La Pallice : « La construction de la tour de la Congrée est ajournée, sans conclure de toute évidence à l’abandon définitif des travaux sur Rochebonne. » Les matériaux sont restitués aux fournisseurs, les moyens flottants repartent. Le caisson, lui, sera échoué à la pointe de Chanchardon, une roche isolée au Sud de l’île de Ré, où il servira à édifier une tour-balise.
L’abandon de la construction du phare provoque une grande déception chez les marins. Comme chez les hommes de lettres. Le docteur Marcel Baudouin de Croix-de-Vie, un savant touche à tout et poète, versifie sur Rochebonne : « Comme un immense sphinx / Au fond des eaux couché, / Rochebonne à l’affût / Guette sa proie, huché / Sur les sables marins / Que tapissent en vain, / Les bateaux agrippés par ses griffes d’airain. » L’homme se fait même persifleur : « Sa silhouette avec sa haute coupole aurait fait un certain effet face à la statue de la Liberté de New York malgré les milliers de kilomètres, mais l’impossible est désormais connu en France. »
Pendant la Grande Guerre, l’ennemi mouille sur le plateau quantités de mines, qui seront fatales à bien des navires ; d’autres seront envoyés par le fond par les sous-marins allemands. Plusieurs dizaines de dundées de pêche rochelais et sablais sont arraisonnés et coulés à l’explosif… Le bateau-feu à gaz sans gardien, laissé à son mouillage pendant toute la guerre, lui, est épargné.
Après le conflit, seules deux bouées, souvent défectueuses ou fugueuses, balisent le plateau. Le naufrage de l’Afrique relance les débats (lire ci-dessous) et les pêcheurs pétitionnent pour obtenir un bateau-phare ou un phare. La réponse est invariable : « Cette demande n’est susceptible d’aucune suite. » Tout le monde s’en mêle jusqu’à la société des Études coloniales et maritimes qui émet un vœu le 19 juin 1922 : « Qu’en attendant qu’un phare solide et haut puisse être construit et fonctionner sur les Rochebonnes [sic], l’ancien feu flottant soit rétabli avec son ancien équipage, à la place de la bouée actuelle ; que le feu en soit plus puissant qu’autrefois… »
Le projet de phare excite la sagacité des ingénieurs
Les décennies passent et le balisage par bouées périphériques ne satisfait toujours pas les marins qui, régulièrement, font parvenir en ordre dispersé leurs doléances à l’administration de la Marine. En 1957, la direction des Phares et Balises décide de reprendre le projet de phare « en raison des moyens que la technique moderne permet ». En attendant, une balise, destinée à marquer et faciliter la reconnaissance du site pour les futurs travaux, est mise en place sur la Congrée. Cette marque de danger isolé semble presque aussi gracile que la balise mouillée cinquante-huit ans plus tôt. Les ingénieurs n’avaient pas dû lire les rapports de leurs prédécesseurs, car – faut-il s’en étonner ? – un Avis aux navigateurs du 2 juin 1958 mentionne qu’elle a été brisée par la tempête…
L’abondant courrier prouve que le projet de phare excite la sagacité des ingénieurs. Pourtant, leur intérêt semble bientôt faiblir, devient évanescent, s’éteint… Une note du 19 novembre 1958 indique que « le coût de la réalisation d’une tour de phare sur le plateau de Rochebonne a été rédhibitoire ». Cet énième renoncement attise la colère des marins pêcheurs : en 1959, quarante patrons de Noirmoutier, l’île d’Yeu et Saint-Gilles en appellent à l’autorité maritime. La réponse qui leur parvient, le 3 juillet 1959, est surprenante : « Le projet est toujours à l’étude » ! Dix ans plus tard, toujours rien : après la catastrophe du Torrey Canyon (1967), les pêcheurs vendéens font intervenir le député Pierre Mauger qui alerte sur les conséquences d’un tel naufrage sur Rochebonne. Deux ans plus tard, c’est Joseph Tessier, le président du comité local des pêches des Sables-d’Olonne, qui transmet la demande unanime de ses collègues pour que soient relancées les études sur la construction d’un phare… Mais, en 2022, il n’y a toujours pas de phare sur Rochebonne !
En septembre 1951, un navire hydrographique vient mouiller près de la bouée Sud-Est du plateau. Le point effectué avec le système Decca diverge très largement de la position de la bouée portée sur le livre des feux. Alerté, le service hydrographique conclut à un dysfonctionnement du Decca. Mais, en 1953, l’Ancre, un bâtiment-école de la Marine nationale, mouille aux abords de la Congrée. Les observations astronomiques, confirmées par le système Decca, indiquent une position différant de près de 3 milles avec celle de la carte, correspondant avec celle constatée en 1951 ! « Le point obtenu par les officiers de l’Ancre doit être faux », rétorquent les caciques du service hydrographique…
Étrangement, la position de la Congrée, alors obtenue, correspond à celle déterminée par Beautemps-Beaupré en 1821. À Paris, au siège du service hydro, la confusion règne : Bouquet de La Grye aurait-il commis une erreur ? La « Cartographie » se résout à l’admettre et déplace en 1953 l’ensemble du plateau de plus de 3 minutes sur les cartes. Mais comme un doute persiste, une mission sur le site est programmée… qui n’aura lieu que sept ans plus tard, entre le 2 juin et le 20 juillet 1960.
Elle est placée sous la responsabilité d’un ingénieur général hydrographe expérimenté, Pierre Mannevy, qui dispose de deux navires spécialisés, l’Amiral Mouchez et l’Estafette, et d’un nouveau système de radio-navigation, permettant une précision de 10 à 15 mètres, le Rana (accessoirement le Dervaux). Des stations émettrices sont installées à terre – à Jard-sur-Mer, au phare des Baleines et à la Couarde sur l’île de Ré, ainsi qu’au phare de Chassiron sur Oléron. À marée haute, l’Amiral Mouchez passe sur la Congrée. On sable le champagne…
Pierre Mannevy m’a conté avec humour son aventure rochebonnienne. « Il est immédiatement apparu, m’a-t-il expliqué, que la tête considérée par les baliseurs comme la Congrée, et qui sert d’origine au balisage actuel, n’était pas à la position semblant résulter des travaux de Bouquet de La Grye en 1859. Par un raisonnement assez spécieux, les différences de cote et de positions attribuées à Beautemps-Beaupré sont en réalité de Bouquet de La Grye lui-même. Celui-ci, partant de l’Est avec une détermination parfaitement exacte de la tête de roche la plus à l’Est qu’il considère comme les Roches Semées, s’est arrêté au fond de 50 mètres après avoir reconnu trois têtes, sans jamais atteindre la vraie Congrée, située 2,6 milles plus à l’Ouest. Le résultat des sondages de juin 1960 ont conduit à un remaniement du balisage du plateau tel qu’il couvre réellement tous les dangers, alors que le balisage antérieur, centré sur la vraie Congrée, mais disposé sur la topographie sous-marine de Bouquet de La Grye, se trouvait tel que l’alignement de la bouée Est faisait passer sur la Pierre Levée, tête à 4,10 mètres, et laissait à l’extérieur les Roches Semées, tête à 4,90 mètres ! » Avec un tel voisinage, on ne s’étonne plus des mers énormes, maintes fois signalées par les capitaines du bateau-feu, ni des incidents nombreux sur les chaînes engagées sur le fond rocheux.
Au point de mouillage prévu du bateau-phare, Bouquet de La Grye avait laissé une bouée repère en 1859, à 4 milles dans l’Est de la fausse Congrée (Pierre Levée). Elle avait disparu, quand plus de quatre ans après, on est venu mouiller le bateau-feu sur les indications d’un pilote de La Rochelle qui, lui, connaissait la vraie Congrée, d’où ce tour de passe-passe, selon les dires de Pierre Mannevy. Les bouées no et se ont ensuite été mouillées par rapport à la vraie Congrée. Ainsi, paradoxalement, les dangers de la partie orientale, qui avaient été trouvés et déterminés avec une bonne précision par Bouquet de La Grye, seront à l’extérieur des bouées, et, la Congrée, « oubliée » par ce même hydrographe, sera couverte par ce même balisage !
Aujourd’hui, les récifs assassins sont signalés par quatre bouées formant un losange presque parfait de 8 milles sur 3 milles. Ce balisage est mixte : système cardinal pour deux bouées, latéral pour les deux autres. Ce dispositif mixte est relativement fréquent en rivière pour signaler îlots et bancs de sable, mais c’est le seul au large, pour la France tout au moins. Ainsi, la bouée située au noroît du plateau, la Congrée, est une bouée Ouest ; celle au Sud-Est est une bouée Est. Quant à la bouée au Nord-Est, balisant le chenal d’accès au pertuis d’Antioche, c’est donc une bouée tribord. Celle du suroît est une bouée bâbord marquant le chenal d’accès à l’estuaire de la Gironde.
La cohabitation entre arts traînants et dormants, déjà difficile, devient conflictuelle
La richesse des eaux du plateau a toujours attiré de nombreux pêcheurs. Les caseyeurs vendéens, mais aussi bretons, y ont pêché quantité de homards et de langoustes. Un cotre d’Audierne aurait ramené trente-sept mille homards en 1896… Les Bretons sont moins présents ces dernières décennies ; jusqu’à une époque récente, ceux de l’île d’Yeu et de Noirmoutier, notamment, y étaient très assidus, comme la Danseuse de l’Océan, Framilène, Tibériade, Moby Dick, Île d’Herr, Barroudeur [sic], Claudine, Storm…
Aux abords du plateau, les chalutiers de fond et pélagiques se disputent l’espace avec les fileyeurs et les palangriers. La cohabitation entre arts traînants et dormants, déjà difficile, devient conflictuelle quand les navires en présence sont de ports différents, pire encore quand ils sont étrangers, espagnols le plus souvent, mais aussi belges et hollandais. En 1892-1893, des chalutiers anglais ont aussi fréquenté ces parages, sans incidents signalés, avant de disparaître.
Dans les années 1980, Christian Raffin, patron du caseyeur Pt’Loup, de l’île d’Yeu, exposait : « Au début, il y avait un seul palangrier espagnol. Je prenais contact avec le patron, tout se passait bien. Puis, il en est venu un deuxième, un troisième… Quelques années plus tard, ils étaient une dizaine. Sachant que trois ou quatre bateaux couvrent avec leurs palangres une superficie équivalente à celle de l’île d’Yeu, ils nous repoussent vers l’Ouest. » Éric Taraud, patron du fileyeur Petit Gael, lui, en est venu à ne plus fréquenter Rochebonne : « C’est la loi du plus fort : les gars ont eu peur à leur peau. » Le patron Jean-Paul Boyer du chalutier sablais Belle Chaumoise a eu maille à partir, le 23 décembre 1995, avec le palangrier ibérique Ator de Leiqueto : après des manœuvres d’intimidation, il a été attaqué. Victime d’une voie d’eau, la Belle Chaumoise a perdu une partie de sa pêche et a dû rentrer en urgence au port, où elle a subi une semaine de travaux de réparation.
Moins d’un mois plus tard, le 11 octobre 1995, « l’affaire du Crazy Horse », du nom d’un chalutier sablais « juste sorti de terre », suscite l’émotion : des coups de feu sont tirés sur le grand palangrier Manuel Heirrera, de Ondarroa, où deux matelots sont blessés… Si Antoine de Saint-Exupéry a écrit dans Terre des Hommes que « la Grandeur d’un métier c’est d’unir les hommes », à Rochebonne, ce n’est pas le cas. Cependant, les pêcheurs des deux nationalités ont su trouver au fil du temps des modus vivendi pour sauvegarder leur « garde-manger ». Comme partout, les scientifiques estiment que la biomasse se raréfie sur le plateau. Depuis 2014, il fait l’objet d’un classement en zone Natura 2000. En avril 2021, la ministre de la Mer a annoncé la création d’un secteur centré sur Rochebonne où toute pêche sera interdite. Les pêcheurs comprennent le bien-fondé de cette décision et ne sont pas opposés à cette sanctuarisation, mais ils s’inquiètent de l’étendue du périmètre qui serait gelé dans ces parages où ils réalisent une grande partie de leurs prises.
EN SAVOIR PLUS
La formation du plateau de Rochebonne
Vers 10 000 ans BP (Before Present), soit au début de l’holocène, cet accident topographique était un promontoire rocheux relié au continent, le niveau de la mer se situant alors à plus de 50 mètres au-dessous du niveau actuel. Il se serait appelé le cap d’Orcanie, l’étymologie de ce nom restant incertaine. La submersion des lieux n’est pas due à une subite colère des forces tectoniques, mais à une transgression marine, phénomène banal sur notre planète. Dans le cas de Rochebonne, la dernière déglaciation a entraîné, outre le relèvement des eaux de l’océan, une surrection (élévation) de la Scandinavie. Dans le jargon des géologues, cela occasionnait pour notre région « un enfoncement compensateur isostatique ». L’axe de « la bascule » se situant au niveau des Flandres, elle a donné le nom de « transgression flandrienne » pour cette montée des eaux marines. Et donc, comme une chape d’oubli, la mer a recouvert l’épi rocheux qui de promontoire est devenu île, îlots, puis hauts-fonds n’émergeant jamais. Faut-il croire la vox populi : « Quand Rochebonne apparaîtra, l’île d’Yeu disparaîtra » ?
Premières mentions dans les routiers
Dans l’édition de 1521 du Grant Routtier de la mer (CM 281), à l’usage de ceux qui vont affronter « les grans et misérables périlz de la mer véhémente », le pilote et maître de navire Pierre Garcie Ferrande, de Saint-Gilles-sur-Vie, mentionne Rochebonne, peut-être pour la première fois de l’histoire : « Penmarch et la tour de Cordouane [Cordouan] gisent norouest et sud-est mais il te faut donner garde de Roche-Bonne. »
Le géographe Alphonse de Saintonge cite aussi le haut-fond dans sa Cosmographie de 1544 : « À l’ouest sud-ouest des Ballaines et de ladite isle de Rey, en la mer trez lieues, y a ung mauvais rochier qui s’appelle Rochebonne et est dangereux pour navires car il ne paroist point. » Et dixit Bougard, marin avisé de la fin du XVIIe siècle : « C’est un banc très dangereux auquel on doit bien prendre garde, il contient bien une bonne portée de mousquet. » Le danger était donc bien connu mais non hydrographié précisément ni même approximativement. Comment aurait-il pu l’être du fait de son éloignement de la côte et de l’absence de moyen de positionnement d’alors ? »
Pierre Mannevy, " l'iconoclaste "
Après la mission hydrographique qui permit à Pierre Mannevy de remettre Rochebonne à sa place, il communiqua dans les Annales hydrographiques de 1960. Au quatre-vingt-septième congrès national des Sociétés savantes, à Poitiers, en 1962, il parlera des « Tribulations du plateau de Rochebonne » et fera paraître en juillet 1996 l’article « Roche bonne ou mauvaise ? » dans la revue Navigation (n° 137).
Par ses travaux, la réputation de La Grye, éminent scientifique, hydrographe, polytechnicien connu dans le monde entier, directeur pendant cinq ans du Service hydrographique, avait été pour le moins égratignée, entraînant la consternation des sommités hydrographiques parisiennes de l’époque. Dans le livre d’or de l’école Polytechnique de 1932, Anatole Bouquet de La Grye est cité parmi les anciens élèves illustres, et l’on célèbre, entre autres, sa détermination précise de Rochebonne « par trois procédés différents ».
D’aucuns en voulaient quelque peu à « Mannevy l’iconoclaste » d’avoir terni l’image du maître. Un de ses amis et collègue, l’ingénieur Le Fur, lui dédia malicieusement un sonnet pastiche, intitulé « L’art hydrographique » :
« À quoi bon tant d’efforts, de larmes et de crys
Pour faire ôter Bouquet de ses œuvres, Mannevy
Si tu veux du public, effacer les outrages
Fais effacer ton nom de tes propres ouvrages… »
La tragédie de l’Afrique
En 1920, le plateau de Rochebonne est le théâtre d’un drame : par une nuit dantesque, à l’acmé de la tourmente, le 12 janvier, le paquebot Afrique est en perdition. Dans sa dérive folle, après être passé entre la Congrée et les Roches Semées, il va, par une malchance insigne, aborder le ponton, « cet instrument de salut qui devint un instrument de mort », selon l’expression du député Alphonse Rio.
Le bateau-feu viendra plusieurs fois de l’extrémité de sa touée (198 mètres) frapper l’Afrique, déjà blessé mortellement, précipitant sa perte. Les deux bretteurs furieux sont partis par le fond peu après, causant 568 victimes parmi les 602 personnes embarquées sur le paquebot : « C’est là-bas, au pays lointain des épouvantes / Que l’Afrique sombra sous les vagues hurlantes », écrit M. Duplessis, rédacteur en chef du journal La Charente Inférieure, dans son poème « Aux victimes de l’Afrique ». Une stèle perpétue le souvenir de ce drame au mémorial des marins péris en mer des Sables-d’Olonne.
En souvenir du célèbre plateau
Dans les légendes de nombre de ses tableaux (ses « cadres », comme il disait), le peintre naïf chaumois Paul-Émile Pajot atteste la fréquentation assidue du site par les pêcheurs : « le dundée Simone-Angèle du port des Sables, patron Pierre Duguet, courant au plus près du vent, tribord amures, pour aller jeter en drague au large de Rochebonne. Le Fantine de Groix, lui, en revient », etc. Il a aussi décrit dans son journal une scène effrayante : « C’est qu’il ne fait pas toujours beau à Rochebonne. Je l’ai vu briser dans la nuit à bord du Laisse-moi tranquille, patron Pierre Galarneau, et tous à bord, au nombre de huit, virant le train de pêche sous deux ris forcés, nous sentions nos cheveux se hérisser sur nos têtes. »
Le nom de Rochebonne a figuré sur les pavois arrière de plusieurs chalutiers. Des maisons, aussi, ont été appelées Rochebonne ; l’une d’elle porte, ou plutôt portait, le nom de La Congrée… Un vieux camarade, aujourd’hui disparu, m’avait confié qu’il avait passé plus de temps à Rochebonne qu’avec son épouse. Des organismes de pêcheurs des Sables-d’Olonne viennent de donner ce nom à leur nouvelle salle de réunion.
Aucune représentation du phare fantôme
Roland Mornet n’a trouvé aucune représentation de ce qu’aurait dû être le phare de Rochebonne après la pose du caisson en 1910 : aucun plan précis ne paraît avoir été établi et l’on ne sait même pas s’il devait être habité, les ingénieurs attendant manifestement que le caisson soit fixé pour aviser, au vu de l’enveloppe budgétaire.
Pour le projet de 1957-1958, il existe un plan du phare, daté du 12 février 1958 : la hauteur du feu au-dessus de la mer aurait avoisiné 32 mètres.
La base de 8 mètres de large sur 5 mètres de haut supportait une tour de 25 mètres de hauteur sur 2 mètres de diamètre ; elle s’élargissait à 4 mètres au sommet pour y loger la chambre de service, surmontée de la coupole abritant l’optique. On peut se demander si cette tour aurait résisté…
À lire :
Roland Mornet, la tragédie du paquebot « Afrique », geste éditions, la crêche, 2006 ;
Gilles Millot, « le drame de l’Afrique », dans Le Chasse-Marée, n° 46, Douarnenez, Janvier 1990.