par Nathalie Couilloud – Avant de devenir le référent de la flottille d’Escale à Sète, Raymond Dublanc a trimé et bourlingué sur bien des bateaux ; il a été – entre autres – bosco, charpentier, ébéniste, modéliste naval : ce marin premier brin n’est décidément pas né du dernier embrun.
L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie.
Raymond Dublanc a longtemps attendu la mer. Dans la petite ferme près de Lourdes, où il est né, au-dessus du lit de sa chambre d’enfant, trônait une maquette de la frégate La Concorde réalisée par son père. Elle le faisait rêver de bateaux et languir de la mer. Le grand océan, il ne l’a vu qu’à l’âge de dix ans, quand ses parents se sont installés à l’orée de la forêt des Landes : « Ça a été la révélation totale, la porte ouverte sur l’infini, avec tous les rêves possibles, même les plus délirants », raconte-t-il soixante ans après, le regard bleu grand écarquillé.
Et il faut croire qu’il y a des coups de foudre qui durent toute une vie, puisque Raymond n’a plus jamais quitté la mer depuis. Quand on a le désir d’être marin chevillé à l’âme et au corps, tout le reste semble importun. En classe de troisième, il n’arrive plus à ronger son frein. Son père, un marin contrarié, l’encourage et l’émancipe pour qu’il intègre la Royale à dix-sept ans.
Raymond rejoint le centre de formation de la Marine à Hourtin, dans les Landes, puis Cherbourg pour suivre l’École des marins électriciens de sécurité. « Je voulais être bosco, alors l’électricité, ça ne m’a pas vraiment branché, mais j’ai trouvé une communauté maritime forte et un ailleurs très différent de ce que je connaissais. » Diplôme en poche, il embarque sur l’Odet, bâtiment de débarquement de chars acquis par la France dans le cadre du plan Marshall, basé à Toulon. Les quatre palmiers qui l’accueillent à sa sortie de la gare, en 1967, le plongent dans un exotisme exacerbé par l’éblouissante lumière de la Méditerranée. Le jeune matelot est ravi.
« L’Odet était chargé de rapatrier le matériel terrestre de la base de Mers el Kébir. On faisait du cargo entre l’Algérie et les ports de Brest, Lorient, Bordeaux, Sète. La première fois que je suis venu à Sète, c’était pour débarquer des lits de camp ! « En mer, je faisais mes quarts à la machine. J’étais sur le pont, au poste d’appareillage, pour les guindeaux et cabestans ou au poste de manœuvre pour les mâts de charge et les treuils. » Sa passion du matelotage serait née le jour où, pour punir sa désinvolture, après qu’il eut découpé un bout dans un informe tas de spaghettis, on lui demanda de lover dignement ce qui se révéla être le lance-amarre… En 1968, l’Odet ravitaille la Corse, coupée du continent à cause des grèves. Pendant un mois, le bâtiment transporte passagers, courrier, journaux, médicaments et vivres indispensables à la vie de l’île. « Le “tonton” était génial. Il nous laissait organiser des spectacles pour les civils qui voyageaient avec nous, on s’est vraiment amusé. »
Mais l’Odet est retiré de la flotte en 1969 et Raymond embarque sur l’escorteur d’escadre La Bourdonnais. L’ambiance y est nettement plus… militaire : « Cela m’a un peu dégelé l’enthousiasme. À part les escales, en Sicile et en Grèce, on ne faisait rien d’intéressant. » À la fin de son engagement de cinq ans, il décide donc de mettre sac à terre, comme quatre autres copains en fin de contrat, amoureux de la mer, mais lassés de la discipline. Tous aspirent à une vie d’aventures à l’image de celle du capitaine Troy – le héros d’Aventures dans les îles, une série télévisée des années soixante –, qui promène son teint hâlé et sa goélette Tiki sur fond d’îles paradisiaques. Les cinq jeunes partent donc chacun de leur côté à la recherche de la goélette idéale, en se donnant rendez-vous un an plus tard sur le port de Toulon. Mais à l’heure dite Raymond est seul au rendez-vous… Dépité, il retourne au Pays basque, où il épouse une jeune fille du pays, dont il va rapidement avoir deux enfants. Il rencontre aussi un autre rêveur, avec qui il projette de dénicher un boutre en mer Rouge dans le sillage d’Henri de Monfreid !
Aussitôt dit, les voilà partis. De son côté, le père de Raymond se met en quête d’un bateau pour aller à la pêche. Pendant ses congés, il remonte la côte depuis Hendaye, visite tous les ports et s’arrête à Douarnenez. « J’ai reçu une lettre de mon père avec la photo d’un bateau. Il me disait : “Si tu es d’accord, je l’achète, sinon tant pis”. C’est comme ça que j’ai laissé tomber le boutre pour le langoustier Olympic ! » Le projet séduit d’autant plus Raymond qu’il s’entend très bien avec sa famille, avec laquelle il est heureux de se lancer dans un projet commun. Car Gérard, le père, n’est pas seul dans l’affaire : il a entraîné Marie, sa femme, Colette, sa fille, José, son gendre, et Nathalie, sa petite-fille, âgée de quelques semaines. Gérard, qui a fait tous les métiers, est à l’époque chauffeur routier, mais il a une formation de diéséliste, ce qui s’avérera bien utile.
C’est une véritable aventure qui commence en 1971 autour de ce langoustier à viviers de 28,70 mètres, construit en 1952 chez Chaffoteaux, aux Sables-d’Olonne. L’achat est conclu pour 20 000 francs avec l’ancien « Mauritanien » Fañch Pernès, qui l’avait armé en 1953 à la langouste entre le Rio de Oro et le cap Blanc, en Mauritanie. L’Olympic, désarmé depuis 1969, est sain, mais il a besoin de travaux. Heureux de savoir que ses nouveaux propriétaires entendent le faire naviguer, Fañch Pernès leur fait des facilités : « Il avait un client prêt à payer cash, se souvient Raymond, mais qui voulait le transformer en appartement flottant. Nous, on n’avait pas de sous, mais il a accepté qu’on lui verse 1 000 francs par mois. Il a suivi tous les travaux et, aux premiers essais, il a quitté le bateau en pleurant. »
« Là, ils ont compris qu’on n’était pas des caramels ! »
Le bateau est d’abord soigneusement nettoyé. Puis, comme José, le beau-frère, a eu l’idée de transformer la cale en musée itinérant de la pêche, Raymond et son père vont réaliser des maquettes, l’hiver suivant, sur des plans du musée de la Marine et du musée de la Pêche de Concarneau. « On voulait montrer l’évolution des métiers de la pêche, de la voile à la mécanisation. » L’année suivante, la famille revient à Douarnenez. « Pour gagner de l’argent, José et moi on déchargeait les chalutiers chez Marion et ma sœur faisait penn sardin chez Le Bris. »
Pendant six mois, les Douarnenistes, goguenards, les observent. « Ils savaient qu’on était dockers, donc qu’on n’était pas des fainéants ni des bras cassés, mais ils ne disaient rien. Puis, mon père a fait venir un moteur de 404, une vraie épave et, là, ils se sont un peu moqués. Mon père était à côté de moi, en chemise blanche, et me disait ce que je devais faire : j’ai appris la mécanique comme ça, j’ai refait la segmentation, les coussinets, tout. Et quand j’ai remonté le moteur, il a démarré. Là, les gars ont compris qu’on n’était pas des caramels, comme on dit à Sète ! »
Entre les marins douarnenistes et les débrouillards de l’Olympic vont dès lors se nouer des liens forts : ils apportent du matériel pour le bateau, des objets pour le futur musée, ou déposent discrètement des araignées sur le pont. « ça a été une histoire de cœur fabuleuse. Je me souviens de Paul, le charpentier surnommé “le maire de Port-Rhu”, du Grand Lann, dit “Pépé la Chique”, qui avait fait la morue et la langouste, et qui m’a formé à la voilerie, au matelotage… En tant qu’être humain, je suis né au Pays basque, mais en tant que marin, je suis né en Bretagne. Les Bretons, je leur dois tout », s’enflamme Raymond, qui a la reconnaissance aussi tenace que loquace.
Des couchettes et des cabines sont aménagées dans le poste d’équipage et sur le pont en vue des futures navigations. Puis, une inauguration en grande pompe est organisée en présence du maire, Michel Mazéas, et des amis pêcheurs et marins. Les gendarmes maritimes, également invités, sont heureux de retrouver à cette occasion le compas du Fend les vagues qu’ils ont cherché longtemps. « C’est là qu’on a compris pourquoi le donateur avait souhaité rester anonyme ! », rigole encore Raymond.
En 1974, l’Olympic quitte Douarnenez, avec un skipper, pour Bordeaux, domicile des parents de Raymond, où le bateau va être gréé en goélette franche. Un plan de voilure est dessiné, d’anciennes voiles de thoniers et de langoustiers, données par les Douarnenistes, sont retaillées pour l’Olympic et des espars sont façonnés. « On a ajouté quantité de haubans pour les mâts de hune. Après, on a forgé les cadènes, qu’il a fallu boulonner. Mon père, qui était aussi soudeur, a rallongé des tarières et on s’est payé tous les trous dans la coque à la main ! De temps en temps, on tombait sur un “congre”, un clou vicieux, alors il fallait tout réaffûter… Ça a été une sacrée expérience : on a réarmé à l’ancienne, parce qu’on n’avait pas de sous. On travaillait à gauche à droite pour en gagner et on vivait tous à bord dans le bassin à flot. Ma nièce allait à l’école à côté ; elle dessinait des maisons avec des fenêtres rondes ! »
Début 1977, le bateau est fin prêt pour naviguer et assurer son rôle de musée de la pêche itinérant. Raymond a obtenu entre-temps son capacitaire avec un redoutable inspecteur de la navigation : « Je l’ai passé à bord d’une pilotine de Bordeaux sur le Verdon. Je n’avais jamais manœuvré un bateau pareil et j’avais la tension à 42 !
« C’est lui aussi qui a inspecté l’Olympic quand on l’a armé à la plaisance. “Tes bas-haubans sont bons pour tenir un string”, qu’il me dit un jour. On a dû recommencer les calculs de résistance et tout le barda. »
« J’ai manqué embrasser la mer sur la bouche »
L’Olympic finit par mettre le cap sur la Méditerranée. Après des escales à Arcachon, La Rochelle et Bayonne, il s’arrête à Lisbonne en pleine révolution des Œillets. Puis, il double Gibraltar – « de l’arabe Djebel Tareck », dit Raymond, qui a des lettres – et fait escale aux Baléares, puis à Marseille. « On était douze à bord. Mon père était le mécanicien, ma sœur et ma mère, qui était la maman de tout l’équipage, s’occupaient de la cambuse. J’étais patron, avec un second, deux chefs de quart et trois hommes de barre. Je les ai recrutés moi-même, je n’ai pris que des drôles qui n’avaient jamais navigué pour les former à ma main. À bord, c’était discipline-discipline. Je me levais à 6 heures, j’étudiais la mécanique, à 7 heures, c’était le branle-bas et après le petit-déjeuner, tout le monde était au poste de lavage. Le bateau était nickel, on ne navigue pas sur une poubelle. Avec les hommes, pareil, je leur disais : “Tu t’habilles comme tu veux, mais tu es propre ! »
À chaque escale, après avoir rencontré les élus, les Affaires maritimes et la presse, le musée ouvre ses portes au public et notamment aux scolaires. « On était intarissables sur la pêche au thon, à la morue, à la baleine, au hareng… Les visiteurs donnaient ce qu’ils voulaient et c’est le bateau qui mangeait les sous. » Raymond, qui n’oublie pas ses lectures ni ses rêves d’enfant, finit par se lasser des longues escales. Quand on a À bord de l’« Étoile Matutine » de Mac Orlan pour livre de chevet, cette vie manque tout de même un peu de sel. Alors, arrivé à Fort-Balaguier, à La Seyne-sur-Mer, Raymond laisse l’Olympic à ses parents, où il voisine avec le trois-mâts Carène et le musée maritime local.
Il embarque avec Iñaki Marti-Feced, qui va devenir son « maître à boire et à naviguer » sur Marie-Galante. « On s’est vu, on s’est reconnu ! », raconte-t-il, l’œil pétillant. Marie-Galante est un ketch de 24 mètres, qui faisait jadis la pêche au thon et du cabotage au départ de l’île d’Yeu ; Iñaki l’a reconverti à la plaisance et organise avec ce bateau des sorties en mer pour les clients du Club Méditerranée au départ du Maroc. « On est parti avec un Breton, Henri Pouliquen, et Twist Again, le terre-neuve d’Iñaki. On s’est pris un coup de vent terrible entre Toulon et Barcelone. En allant ferler le foc sur le bout-dehors, j’ai manqué embrasser la mer sur la bouche… En plus, l’arbre d’hélice s’est serré et on avait une voie d’eau. Pour l’étaler, on pompait à la bringuebale en se relayant, jusqu’au moment où Iñaki est parti se coucher, avec cette formule : “Au pire, on dort” ! J’étais épuisé et j’ai fini par aller m’allonger aussi. Quand je me suis réveillé, la mer était en bas Nylon et on est entré dans le port de Barcelone à la voile. »
Moult aventures du même acabit suivront avant que Raymond ne se fasse chercheur d’épaves sur le Val d’Isère pour une compagnie belgo-marocaine. À l’époque, il n’y a pas de gps et les recherches se font par relèvements au sextant et au compas. « On avait des sondeurs à bande et on sillonnait de grands rectangles dans un sens, puis dans l’autre. Quand il y avait une anomalie au niveau du fond, on mouillait une bouée et quand on en avait posé plusieurs, on plongeait dessus. On a fini par trouver l’épave d’un cargo espagnol chargé d’étain, coulé pendant la guerre du Rif. » Sur le pont, un compresseur de chantier alimente un tuyau, dont l’extrémité est munie de deux poignées qui permettent de le diriger autour de l’épave, afin de chasser le sable. « Au premier exercice, on a descendu le tuyau, mais on avait mal réglé la pression. Tout d’un coup, on a vu un serpent de mer qui tapait sur l’eau, boum, boum, c’était le plongeur accroché au tuyau ! On a rigolé comme des baleines avant de penser à couper le compresseur. J’ai cru que le plongeur allait nous tuer quand il est remonté… »
Raymond devient charpentier à trente-trois ans
De retour à Fort-Balaguier, Raymond s’occupe de l’armement et du gréement du trois-mâts Carène avec l’ambition d’aller naviguer aux Antilles, quand il reçoit un appel au secours de sa mère, lui annonçant que l’Olympic venait d’être abordé par un cargo ! Ses parents étaient alors en Turquie, où ils faisaient, avec un skipper professionnel, du charter à destination des îles grecques pour Nouvelles Frontières… L’ancien langoustier va exiger un peu plus d’un an de réparation. L’occasion de nouer, une fois encore, des liens d’amitié avec les marins locaux ou de passage. « Quand on s’est levé le jour du départ, le pont du bateau était jonché de dizaine de petits papiers avec des mots gentils. J’avais les poils au garde-à-vous ! » Grand sentimental devant l’Éternel, Raymond exhume ces billets doux, miraculeusement sauvés des embruns de sa vie. Raymond ramène le bateau à Sète, mais la famille, qui n’a pas un sou vaillant, est contrainte de le vendre. L’Olympic est racheté par un Belge et s’en va faire des croisières aux Canaries, avant de changer plusieurs fois de mains. Raymond a des nouvelles par « radio ponton » jusqu’à l’extinction des messages : en 2015, les autorités espagnoles ont fait détruire l’Olympic, parce qu’il était mangé aux tarets. Triste fin pour une si belle histoire…
Début 1980, Raymond se retrouve à Sète, sans bateau, à l’instar d’Hans le marin, d’Édouard Peisson, l’un de ses auteurs favoris. Pendant un an, il transforme et refait l’armement d’une goélette en ferrociment, appartenant à un Écossais qui souhaite l’amener faire du charter en mer Rouge. Raymond doit être du voyage, bien sûr, mais, une fois encore, le rêve de Monfreid s’évanouit quand le couple de l’Écossais explose et que le bateau est saisi.
Raymond trouve ensuite une place de charpentier au chantier bois Stento, l’un des deux qui existaient encore à Sète. « Je connaissais les bateaux de la quille à la pomme du mât, mais pas vraiment le travail du bois. J’ai été formé sur le tas, jusqu’au jour où le contremaître, Roger, m’a confié le tableau d’un chalutier. Il fallait faire des tenons, des mortaises, tout au ciseau à bois ; ça a été un peu mon CAP de charpentier. J’avais trente-trois ans, je me souviens, parce qu’on plaisantait avec ça : c’est un âge dangereux quand tu manies des clous ! »
Licencié « pour compression de personnel », Raymond se remet en selle en passant un BEP d’ébéniste à Moulins. Il y côtoie un brocanteur marseillais… et que pensez-vous qu’il advint ? « On s’est vu, on s’est reconnu ! Il m’a appelé pour travailler avec lui, car il avait un stock de meubles à restaurer. Je devais rester deux mois et j’y ai passé quatre ans. J’ai appris énormément de choses, le placage, la marqueterie, les vernis au tampon… C’était un petit stage terrestre, mais riche en expériences. »
Car Raymond, l’autodidacte, n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il apprend. Ses humanités ne seront jamais, semble-t-il, terminées tant sa curiosité est insatiable. Il n’a pas assez de sa faconde, relayée par un accent du Sud qui pétrit les mots « avé gourmandise » et par des mains toujours en mouvement, pour en faire le tour.
« Je passe pour un ayatollah parce que je parle franchement ! »
D’une digression à l’autre, le voilà de retour à Sète. Cette fois, il reprend l’herminette pour travailler avec le charpentier Robert Contreras. Dans son chantier, en plein centre-ville, ils entretiennent une partie de la flottille de pêche, dont plus de la moitié des bateaux sont encore en bois.
En 2000, sollicité par l’association Voiles latines de Sète et du bassin de Thau, Raymond s’occupe de la restauration et de l’entretien des barques locales, à la Plagette, une tâche qu’il accomplira pendant dix ans, le temps d’entrer en contact avec tous les acteurs du patrimoine maritime.
Il ouvre ensuite l’Atelier d’Euzkachalot, un jeu de mots entre l’Euzkadi de son enfance et les cachalots, l’une des passions de sa vie. Situé dans les halles de Sète, cœur palpitant de la vie locale, à deux pas de la grand-rue Mario-Roustan où il habite, il y propose des travaux de matelotage traditionnels. C’est à cette époque que Wolfgang Idiri vient lui demander de s’impliquer dans la grande manifestation maritime qu’il a l’intention d’organiser.
Raymond se laisse convaincre sans peine et rédigera la charte qui régit Escale à Sète et lui assure un haut niveau d’exigence. « Je passe pour un ayatollah parce que je parle franchement et que je refuse des bateaux qui ont été restaurés n’importe comment. Mais c’est normal : on ne restaure pas une chapelle romane avec du Placoplâtre. Les bateaux, c’est pareil ! »
S’il a un souci pointilleux de l’exactitude et du travail bien fait, Raymond a aussi le sens de la transmission. Dans le cadre d’Escale à Sète, il apprend aux enfants à construire des bateaux pendant les temps d’activités périscolaires. « On a construit une nacelle de l’étang de Thau de 4,50 mètres en carton. Chaque minot a tracé une membrure et on a assemblé les varangues ensemble. Étrave, étambot, bordé, ils ont tout suivi. Le canot a été exposé à la mairie, puis ils l’ont porté sur leurs épaules pendant le défilé des équipages ! »
Transmission encore avec l’association l’Arbre de mestre qu’il a créée avec sa sœur et son ancienne compagne, Magali Mondange. « Je m’occupe d’architecture navale et d’histoire. Magali est photographe et se consacre au patrimoine vivant. On a fait, notamment, une exposition sur les gestes quotidiens des marins. Pêche, lamanage, drague, pilote… Ici, les gens de la ville côtoient des marins sans avoir idée de leur travail. Les ports sont si cadenassés de nos jours qu’on ne voit plus rien, et les marins ne passent pas non plus leur temps sur “Facebouc” ! Il est temps de les mettre en lumière. »
« Le Marius Oliveri, c’est vingt ans de ma vie »
Alors que le ciel pur rougit sous les claques glaciales du mistral, Raymond Dublanc, en caban et casquette de marin, s’enflamme encore : « Moi, le verre, je le vois toujours à moitié plein. Il faut entretenir la flamme. Je ne suis pas du genre à mettre le feu, mais je suis le gardien de la braise ! » Dans son appartement encombré de livres et des souvenirs d’une vie, il a réussi à glisser ses outils de charpentier et de modéliste naval, avec lesquels il a réalisé des dioramas pour le musée de la Mer, ou restauré les maquettes du musée Paul-Valéry. « Certaines voiles fondaient sous mes doigts comme des ailes de papillon. » La goélette balaou Comtesse Emeriau menée par un capitaine corsaire de Martigues sous le premier Empire, des yachts anglais dont les capots ouverts laissent voir l’intérieur, d’innombrables maquettes de barques catalanes et de bateaux-bœufs sont nés de ses mains habiles. Il lui arrive de les offrir à ceux qui ont son estime, de Wolfgang Idiri au patron du Bobar, restaurant tenu par un ancien pêcheur qui propose « le meilleur pouffre [poulpe] grillé de Sète » !
Depuis 2015, Raymond Dublanc est à la retraite. Le 10 novembre dernier, il a dit adieu au canot de sauvetage Marius Oliveri qui quittait Sète pour Calvi. Raymond était bosco à bord depuis 1998 : « Ce canot, c’est vingt ans de ma vie. S’ils en prennent soin comme nous, il peut encore durer trente ans ! » Raymond n’embarque pas sur son successeur, le canot tous temps de troisième génération Amiral Leenhart. « Celui-là, il est trop technique pour moi ; là, on est vraiment dans le xxie siècle. » Pour autant, il n’est pas vraiment rangé des bateaux. « Je continuerai à faire les épissures sur les remorques ! » Surtout, pour aller faire un rond dans l’eau, il peut compter sur son sloup de 8,30 mètres, construit en 1959 à Nice. Appelé pour l’expertiser, Raymond l’a finalement acheté avec Magali. « Je l’ai refait petit à petit, j’ai installé une cabine à l’avant, les emménagements qui conviennent. Je le trouve assez racé et élégant. » Et il porte un nom, qui va comme un gant à son patron : Bravade !