Par Laurent Charpentier - Héritier d’une compagnie maritime commerçant entre l’Espagne et le Royaume-Uni, Vernon William MacAndrew (1880-1940) était un homme aux passions multiples. Collectionneur de coquillages marins, ce grand voyageur était aussi un régatier reconnu et un photographe accompli. Malgré sa fortune, ce philanthrope a su préserver un sens de l’éthique et la conscience du bien commun. Au péril de sa vie.
La salle des ventes de Linsay Burns & Company est une ancienne église au style néo-classique construite en 1836 sur King Street. Nous sommes à Perth, ville écossaise de cinquante mille âmes, située à 23 minutes de train de Dundee. Ce 6 septembre 2022, parmi les cinq cent vingt-six lots mis aux enchères figurent trois meubles à tiroirs lourdement chargés. Ils contiennent plus de quatre mille diapositives sur plaques de verre, en couleurs ou noir et blanc. C’était la photothèque de Vernon William MacAndrew, la mémoire en images de sa vie, instants intimes, collection de coquillages et papillons, voyages et navigations. Ses premiers clichés remontent aux années 1900. Pris en Angleterre ou au Soudan, ils révèlent un sens artistique certain, un profond attachement à la nature… et le train de vie d’un grand bourgeois.
Né en 1880 au sud de la capitale anglaise, Vernon est l’un des héritiers de la compagnie maritime Robert MacAndrew & Co, dont les cargos opèrent entre Liverpool, Glasgow ou Londres, et les ports espagnols. Lui-même parle couramment le castillan et il est nommé agent du Lloyd’s à Valence en 1906. Six ans plus tard, il se marie avec Mary Kastner au consulat britannique de Barcelone. D’origine allemande, son épouse avait été adoptée toute jeune, et le couple décidera à son tour d’adopter une fille, Marie Cora, qui sera leur seul enfant. D’ailleurs, les MacAndrew feront preuve de générosité envers la jeunesse en soutenant des sociétés d’aide aux adolescents.
Réservé mais affable, Vernon est aussi animé par la curiosité. Son appétence pour la science s’inscrit dans la lignée de son grand-père Robert (1802-1873), qui était à la fois un armateur et un naturaliste reconnu. Au milieu du XIXe siècle, Robert avait mené à ses frais de nombreuses campagnes de dragage le long des côtes de Grande-Bretagne, autour de la péninsule Ibérique, aux Canaries et jusque dans le golfe de Suez, dans le but de ramasser des coquillages inconnus. Les deux cent mille spécimens ainsi collectés ont été légués au musée de Zoologie de l’université de Cambridge et au musée d’Histoire naturelle de Londres. Certains mollusques portent même le terme macandrewi dans leur nom scientifique !
La vedette Harpado est convoyée jusqu’en Asie
Au printemps 1917, Vernon s’accorde avec ses quatre frères et ses deux sœurs pour vendre à la Royal Mail Steam Packet Company l’armement familial, dont le capital représente alors l’équivalent de 41 millions d’euros. La nouvelle compagnie s’appelle MacAndrews & Co. Au fil des années, elle changera plusieurs fois de propriétaire, pour être aujourd’hui intégrée au groupe CMA CGM.
Pour sa part, Vernon va pleinement déployer une autre vie. Il achète au duc de Sutherland le domaine de Big House, à l’extrême nord de l’Écosse : cette propriété grandiose s’étend sur 15 000 hectares, et compte une vaste demeure, plusieurs fermes et un hôtel en activité. Pendant près de vingt ans, les MacAndrew utiliseront cette fabuleuse résidence pour des parties de chasse et de pêche au saumon, mais au quotidien, la famille vit maintenant dans la douceur du sud-ouest de l’Angleterre, à Ravensbury House, un manoir près de Dartmouth.
L’endroit est de nos jours nommé Paradise Point, ce qui en dit un peu plus sur l’agrément des lieux. Vernon acquiert également Harpado, une vedette en bois de 17 mètres, dont le nom évoque les Harpidae, une famille de gastéropodes marins. Elle ne servira pas seulement aux promenades. Une fois dotée de nouveaux moteurs et d’emménagements plus spacieux, Harpado est convoyée jusqu’en Asie. L’armateur et sa famille exploreront longuement l’archipel philippin à son bord, tout en prélevant des coquillages et en multipliant les prises de vue sur le vif. Membre associé de la Royal Photographic Society, Vernon développe son talent, gagne en habileté et s’intéresse aux techniques dernier cri. Lui qui aime colorer ses propres diapositives à la main, dans l’esprit des illustrations pour lanternes magiques, essaye tous les procédés de photographie en couleurs qui émergent alors. Dans sa collection, on trouve un autochrome montrant des cargos à quai à Valence, les chalutiers à voile de Brixham en Agfacolor I et de rares images de Class J en régate réalisés sur plaques Finlay et films Dufaycolor. Le tout est exposé ou projeté en séances publiques à Dartmouth, agrémenté de films 16 millimètres tournés avec sa propre caméra.
Outre les voyages au long cours, Vernon William MacAndrew s’intéresse à la régate et devient un membre très actif du Royal Dart Yacht Club. Vers l’âge de quarante-quatre ans, il commence à courir sur un dériveur solitaire, le Dart One Design (DOD), un monotype de 5 mètres. Sa progression est un modèle d’opiniâtreté. Année après année, il grimpe dans les classements et finit par se confronter à une jeune concurrente douée, sa fille Marie Cora. La sollicitude paternelle de Vernon s’étend à toute la classe de DOD. Actif promoteur de ces petits voiliers, il met gratuitement plusieurs unités à la disposition des jeunes désargentés et des élèves de la prestigieuse École navale de Dartmouth. C’est lui aussi qui, en saison, prend la flottille de dériveurs à la remorque de son yacht pour conduire les teenagers aux régates de Torbay, Babbacombe ou Salcombe.
« Il était l’un des plus fins barreurs que je connaisse »
En 1931, à cinquante et un ans, Vernon décide de régater sur un monotype plus grand, plus stable, plus confortable : c’est un West Solent One Design (siglé W), quillard de 10,50 mètres hors-tout, déplaçant 4,8 tonnes. Il avait appelé l’un de ses DOD Trivia, un mollusque marin à la coquille en forme de grain de café, et il baptise ce nouveau voilier Natica, du nom d’un coquillage présent sur les côtes d’Afrique occidentale. Désormais accompagné de deux équipiers (dont parfois sa fille), il collectionnera aussi de nombreuses victoires. « Il était l’un des plus fins barreurs que je connaisse et un yachtman expérimenté, dira Yersin, un mécanicien ayant navigué avec lui. Il était aussi endurant qu’un cheval, toujours impassible, mais rien ne lui échappait. » Son nouveau yacht à moteurs, Campeador, lancé en 1934, fait office de bateau comité pour les grandes régates de Dartmouth, ce qui lui permet au passage de photographier en couleurs les plus beaux coursiers de l’époque, tels Astra, Velsheda, Candida ou Endeavour.
Le 19 février 1937, quatre hommes traversent la rivière Dart en barque. Après avoir accosté en contrebas, les malfaiteurs ont réussi à s’introduire dans Warfleet House, autre manoir des MacAndrew. « Deux tableaux de valeur ont été découpés de leur cadre et deux précieux candélabres ont aussi été emportés, rapporte le Western Daily Press. La police n’a pas d’indices. » La maison aux dix-sept chambres n’était pas occupée, Vernon et Mary étant en voyage aux Antilles néerlandaises. Ce que les cambrioleurs ne savaient pas, c’est que le couple venait de faire don de cette propriété à la Young Men’Christian Association (YMCA), célèbre organisme d’aide aux jeunes. De plus, le couple s’apprêtait à financer des travaux pour reconvertir la bâtisse en centre de formation, pouvant accueillir, gracieusement, quarante garçons de quinze à dix-huit ans. Entraînement sur des voiliers, pratique de l’aviron, cours de navigation et de matelotage, atelier de mécanique, formation à la pêche : l’idée était de former des marins professionnels pour la plaisance, conformément à la devise choisie pour la nouvelle école : « British boys for British yachts ». Les premiers élèves arrivent en juin 1938… Mais la crise économique et la Seconde Guerre mondiale vont rapidement saborder la généreuse entreprise.
Entretemps, Vernon s’est hissé dans l’Olympe du yachting : il régate maintenant dans la classe des 12 Metre. « C’était un coureur de haut niveau, affirme aujourd’hui Richard MacAndrew, l’un de ses petits neveux. Dans la famille, on nous disait qu’il aurait pu représenter le Royaume-Uni dans l’America’s Cup, mais que la Seconde Guerre mondiale l’en a empêché. » Sur l’eau, Vernon bat à la régulière la crème de la haute société anglaise, dont Thomas Sopwith (légende de l’aviation et compétiteur redouté), Hugh F. Paul (commerçant et brasseur) ou Sir William Parker Burton (magnat du sucre et propriétaire compulsif de centaines de bateaux). « Merveilleux Trivia ! Il n’y a pas d’autre mot pour faire l’éloge des performances du 12 Metre de Monsieur Vernon William MacAndrew à Cowes ! », clame le Portsmouth Evening News du 5 août 1938.
Cette année-là, Vernon remporte en effet vingt-trois des quarante et une courses auxquelles il participe, dont la prestigieuse King’s Cup. Il avait acheté la coque de son nouveau bateau un an plus tôt, alors qu’elle était en finition au chantier Camper & Nicholson. Elle avait été commandée par l’intrépide navigatrice Betty Joe Carstairs sous le nom d’Hurricane. MacAndrew préfèrera l’appeler Trivia, comme l’un de ses anciens DOD et surtout comme l’un de ses chers coquillages dont il poursuit ardemment la collection.
Pendant toute la saison 1938, Vernon considère la régate comme une priorité absolue. Voilà pourquoi il n’est pas présent le 16 juin chez Philip & Son à Dartmouth au moment où devant deux cents personnes, Mary, son épouse, baptise d’une couronne de fleurs leur nouveau yacht, Campeador V. Dessiné par Norman Hart, ce navire de 36,60 mètres et 148 tonnes est la version agrandie du précédent Campeador. Avec ses ponts en bois blanc de Bornéo et ses cabines meublées en acajou, il est pensé pour la grande croisière et pour servir de base logistique pendant les courses de 12 Metre. Mais son destin sera tout autre.
« Comparer ce yacht à un palace flottant aurait répugné MacAndrew, note le journaliste et romancier Cecil Hunt. Il était trop bon marin pour privilégier le luxe au détriment de la bonne marche du navire. Ce n’est pas sa richesse qui lui a permis de gagner des régates, mais plutôt l’attention minutieuse et fervente qu’il apportait aux détails ; sa passion et la stricte discipline à laquelle il se soumettait en premier lieu, avant quiconque. » C’est grâce à Hunt, que l’on connaît en détail la tragique fin du navire. Il a publié en pleine guerre un petit livre rendant hommage à son équipage, The gallant little « Campeador » (« Le vaillant petit Campeador »). Le 17 mai 1939, le yacht prend le large pour une croisière « suggérée » par les autorités, à destination des Canaries et côtes environnantes. Il est mené par un trio de copains sexagénaires, tous membres du Royal Dart Yacht Club, tous parlant couramment espagnol : John Muir, chirurgien, contre-amiral et auteur de récits maritimes, Charles Turner, ancien directeur du port de Manaus, au Brésil, vétéran de la Grande guerre dans la Navy, et Vernon. Muir voit l’équipe comme « une innocente bande d’idiots aimant tellement la mer qu’ils en oublient la prudence de rester à la maison au moment où les choses tournent vinaigre ». À part un passage à Madère et dans les îles Selvagens, puis un retour via Lisbonne et Brest, on ne sait rien de ce qui paraît être une opération de renseignement, bouclée en un mois.
Coupé en deux, le yacht sombre en une trentaine de secondes
Le 3 septembre 1939, le Royaume-Uni rentre en guerre contre l’Allemagne. Vernon MacAndrew met son yacht à la disposition des forces navales. Le bateau est peint d’un gris sinistre, le pont est dépouillé du superflu. Il rejoint l’immense flotte de patrouilleurs auxiliaires chargés de veiller aux sous-marins et aux mines. Elle est composée de tous types d’embarcations, pêcheurs et plaisanciers réunis pour protéger les côtes du royaume. La première mission du Campeador V débute un matin d’octobre, dans un coup de vent d’est mémorable. La mer est si forte que le yacht gris doit se réfugier pendant deux jours sous le vent de Chesil Beach, près de Weymouth. Bas sur l’eau, le navire roule bord sur bord. L’équipage est malade, même les vieux briscards, à l’exception de Muir et MacAndrew. « Mais tout le monde a résisté et nous nous sommes bientôt amarinés, raconte Yersin, l’un des mécaniciens du bord. Par la suite, chaque fois qu’un jeune aspirant embarquait pour un stage, il était extrêmement malade, même par mer calme. Nous pouvions compatir et en même temps nous nous sentions légèrement supérieurs et bien contents que notre période d’adaptation soit passée. »
L’hiver 1939-1940 s’avère impitoyable. « Il faisait si froid que nos mouchoirs gelaient quand nous soufflions dedans. » Campeador V, qui a été conçu pour la croisière estivale, ne dispose pas de ventilation et de chauffage adéquats. Pourtant, placé sous les ordres du commandant Davey (dont le premier embarquement dans la Navy remonte à 1893 !), le navire et son équipage ne flanchent pas. Pendant les trois premiers mois de la guerre, ils passent quatre-vingt-quatre jours en mer, suscitant l’admiration de leurs pairs. Bien qu’étant l’armateur du navire, Vernon n’est que sous-lieutenant, comme les deux compères qui l’ont accompagné aux Canaries. À lui toutes les manœuvres de port et le quart à la passerelle, tel un officier de pont ordinaire. « Il était difficile d’être proche de lui ; il était retenu et réservé, mais tous ceux ayant été à son service respectaient son savoir, son élégante sportivité et son attachement à la mer, indique Cecil Hunt. La collection de coquillages marins, activité propice à la solitude mais offrant un accès à la beauté, était peut-être ce qui le caractérisait le mieux. »
Le samedi 22 juin 1940, parti de Portsmouth, Campeador V fait route dans le Solent pour prendre son tour de garde dans la Manche. Mer calme, houle paisible, jour lumineux. Tous les officiers, dont Vernon William MacAndrew, sont à la passerelle. À 8 h 50, une explosion pulvérise le navire. Une mine magnétique larguée la nuit précédente par des avions allemands a heurté le yacht en son milieu. Coupé en deux, il sombre en une trentaine de secondes. Parmi les débris qui émergent, un homme en équilibre sur un radeau de sauvetage, c’est le mécanicien Yersin. Un autre accroché à une porte, c’est un matelot nommé Veale. Ils sont les seuls survivants d’un équipage de vingt-deux marins. Un seul corps sera retrouvé, celui de John Muir.
Sans le livre-reportage de Cecil Hunt, The Gallant Little « Campeador » (1941), ce fait de guerre serait enseveli sous le poids de l’histoire. Pour son enquête, le journaliste a rencontré quatorze témoins, dont Mary MacAndrew. Après le drame, elle quitte définitivement Dartmouth, et prête Ravensbury House au YMCA qui en fait une auberge de jeunesse. Elle se sépare aussi de la collection de coquillages de Vernon, qui vient compléter celle du grand-père Robert au musée d’Histoire naturelle de Londres. D’autres spécimens rejoignent le musée national du pays de Galles. Quant aux milliers de diapositives mises aux enchères en 2022, elles ont été vendues à un antiquaire écossais, Scott Pringle Trotter. C’est lui qui nous a mis sur la piste des images inédites présentées dans ces pages… ◼