Par Nathalie Couilloud – Pierre Loti mena dix vies, aima plusieurs femmes, voyagea, écrivit, navigua, dessina sans cesse… Il vécut insolemment les soixante-treize ans que le destin lui prêta et s’appliqua, sans relâche, à faire taire l’angoisse qu’il avait ressentie enfant: « Il me semble que je m’ennuierai tant, quand je serai grand! »
À Julien Viaud, les aventures; à Pierre Loti, la littérature. L’écrivain, peu doué pour l’imagination, n’eut qu’à tremper sa plume dans la vie du marin pour bâtir une œuvre impressionnante. La vocation littéraire de Loti n’est pas née, en effet, d’une volonté d’enchanter ses contemporains en leur contant des histoires, mais de l’impérieuse nécessité de retenir le temps. Des versions grand public et remaniées, en quelque sorte, du journal intime qu’il a tenu pendant cinquante ans. Car ce qu’il a toujours ardemment demandé à l’écriture c’est « de noter, de fixer des images fugitives, de lutter contre la fragilité des choses et de [lui]-même ».
Né en 1850, le petit Julien Viaud, fragile et nerveux, pousse au milieu des fleurs et des jupons de sa mère, de ses tantes, de sa grand-mère et de sa sœur, « toujours correct, soigné, frisé au fer, ayant des mines de petit marquis du XVIIIe siècle ». Cet « enfant bien pur », rêveur et proche de la nature, éprouve dès son plus jeune âge le caractère insupportable de la condition humaine, marquée par le sceau d’une fin inéluctable. Dans la paisible maison de Rochefort, il s’inquiète en regardant les adultes : « Il faudra un jour être comme l’un d’eux, vivre utilement, posément, dans un lieu donné, dans une sphère déterminée, et puis vieillir, et ce sera tout… alors une désespérance sans bornes me prenait; […] et la pensée que les années fuyaient, qu’il faudrait bientôt, bon gré, mal gré, être un homme, demeurait pour moi angoissante. »
Après avoir rêvé d’être missionnaire, il s’interroge sur une carrière dans la Marine, qui comblerait son désir de voyages et d’aventures, mais qui l’effraie « à cause de ses longs exils ». Cet exil, il va bientôt l’éprouver avec Gustave, son frère aîné de quatorze ans, qui, pour l’heure, fume des cigares dans sa chambre avec ses amis élèves officiers. Fin 1858, Gustave part pour une campagne de quatre ans vers la Polynésie et Tahiti. La famille est réunie au salon comme pour un deuil et Julien ressent « une peine affreuse » de voir sa mère pleurer pour la première fois. Puis la vie reprend son cours, rythmée par le courrier: « Les lettres de mon frère, écrites serré sur leur papier très mince, continuaient d’arriver de temps à autre, sans régularité au hasard des navires à voiles qui passaient par là-bas, dans le Grand Océan. » Et le « petit frère chéri » s’applique à répéter les mots de la langue d’Océanie dont Gustave émaille ses missives.
La langue d’Océanie, d’accord, mais pas la langue française. À l’école, Julien est terrorisé par son professeur: « Je fus sans trêve sous la tyrannie de ce vieux tortionnaire, moitié caïman, moitié guenon, sans doute métis de l’un et de l’autre ». Il est si mauvais en rédaction que son frère l’encourage dans ses lettres: « Écris comme tu penses, aies confiance en tes petits moyens, sois naturel! »
Dans l’ombre tutélaire d’un frère aîné péri en mer
Gustave revient enfin et passe quelques semaines à Rochefort, avant de repartir pour l’Extrême-Orient. « Les adieux cependant furent moins tristes cette fois, parce que son absence, pensions-nous, ne durerait que deux années. » Mais Gustave ne reviendra jamais: le 10 mars 1865, il meurt à bord de l’Alphée et son corps est jeté, par 6° 11′ Nord et 84° 48′ Ouest, dans l’océan Indien. Vingt ans plus tard, le lieutenant de vaisseau Julien Viaud, « ayant déjà parcouru tous les océans », fera dérouter le cuirassé sur lequel il navigue pour passer sur ce point précis. « On était dans une sorte de buée éclairante, et l’horizon n’avait plus de contours. Rien que tranquillité et silence; on entendait à peine tourner l’hélice, qui faisait l’effet d’amortir son bruit dans de l’huile. » Et Loti d’observer les traces phosphorescentes des « requins ou autres mangeurs de morts » qui déchiraient cette nuit de recueillement.
Julien avait appris à son frère, avant sa disparition, que lui aussi avait scellé son pacte avec la marine. Mais maintenant que Gustave n’est plus là, il n’ose plus avouer sa décision à ses parents et se soumet à leur choix de l’École polytechnique. C’est paradoxalement un revers de fortune qui va lui permettre d’accomplir son vœu. Les difficultés financières s’abattent en effet sur la famille Viaud. Alors que la grand-mère maternelle a déjà vendu la maison de File d’Oléron, le père de Julien, receveur municipal, est accusé de vol en 1866; il sera lavé de ce soupçon deux ans plus tard, mais la famille se retrouve dans le dénuement. Fini, les cours de piano et d’équitation; pire, une grande partie de la maison de Rochefort doit être louée. Les parents se résignent à demander à Julien de préparer Navale pour qu’il puisse gagner sa vie deux ou trois ans plus tôt qu’en passant par Polytechnique. Julien accepte, mais l’insouciance de l’enfance s’éloigne à jamais.
Julien entre aussitôt aux cours de Marine de Rochefort « avec ces élèves qui pour la plupart portaient ceinture rouge, affectaient le genre matelot et couvraient leurs cahiers de dessins représentant des navires. […] Des navires, je n’en dessinais point, moi; […] non, dans mon futur métier, ce n’était pas précisément ce côté-là qui me captivait, mais la mer, le grand large et surtout, il va sans dire, les rives lointaines des colonies, où l’on aborderait sous des palmiers. » En attendant les plages de sable blanc, il faut noircir des pages de calculs. Les « spéculations glacées de l’algèbre et de la trigonométrie sphérique » le laissent froid: il échoue au concours d’entrée à Navale… et abandonne cet été-là sa virginité dans les bras d’une bohémienne à la peau ambrée.
Le jeune homme pauvre gagne, en wagon de troisième classe, la capitale, le lycée Henri-IV et une mansarde du Quartier latin pour y préparer à nouveau Navale. Il s’y ennuie à mourir. Même si « le Paris de ce temps-là n’était pas encore tout à fait l’asile d’aliénés qu’il est devenu de nos jours », l’adolescent, privé des êtres chers et du contact avec la nature, manque de s’étioler. Pour se donner du cœur aux études, il agite devant lui, tel un mouchoir rouge, un « avenir de bureaucrate dans une administration ». L’image du père est, elle aussi, à jamais ternie.
Dans le salon de sa tante Nelly Lieutier, il fréquente des poètes « avec ces longs cheveux qui étaient encore à l’époque le symptôme extérieur de leur genre de maladie » ! Profondément sensible au ridicule, Julien regarde s’agiter ce petit monde factice avec effroi. Il commence alors le journal intime qu’il tiendra jusqu’en 1918. Enfant, déjà, il s’était confié à un cahier « caché, enfermé sous clef comme une œuvre criminelle ». En repensant à ses jeunes années, Loti écrira: « Mon Dieu, j’ai bien changé […]. J’en suis venu à chanter mon mal et à […] appeler avec plus d’angoisse à mesure que je pressens davantage la finale poussière. »
Reçu quarantième au concours d’entrée à l’École navale
L’épreuve parisienne se termine en juillet 1867. Julien est reçu quarantième au concours d’entrée à Navale. Il n’en demande pas plus: « C’était l’avenir de voyages et d’aventures qui s’ouvrait devant mes dix-sept ans avides d’inconnu! » En octobre, il fait son entrée à l’arsenal de Brest. Au dépôt des équipages, les recrues reçoivent un numéro en guise de nom et de nouveaux habits pour uniforme. Après ce rite de passage symbolique, la canonnière embarque les quelque quatre-vingts bleus pour rejoindre, sur la rade illuminée d’un beau soleil couchant, l’un des trois vaisseaux à l’ancre: l’Inflexible, l’école des mousses, la Bretagne, l’école des novices, et le Borda, l’école des officiers. « Assez émus tous d’arriver enfin là, nous grimpâmes alors quatre à quatre, en petite troupe impétueuse, nous bousculant un peu, pour nous enfourner plus vite dans les flancs du cloître flottant. C’était une batterie d’aspect plutôt rude, mais vaste et claire, très accueillante, où l’air marin entrait par les sabords et qui exhalait discrètement la saine odeur des navires de guerre tenus très propres: ça sentait le sapin gratté, ça sentait les cordes goudronnées, ça sentait le sel, les algues et la mer. »
L’enthousiasme ému de ce premier jour ne va pas durer. Enfermé sur ce ponton, obligé de travailler sur des matières qui le rebutent et de mener un genre de vie « qui tend à vieillir avant l’âge », Julien n’a qu’une hâte: embarquer sur des navires qui prendraient enfin le large. Au contact de la discipline rigide du bord, la vocation du marin s’effiloche même au fil des mois. Julien écrit à sa sœur Marie: « À moins que mes idées ne changent d’ici là du tout au tout, je ne ferai pas long feu dans la marine française. » Il y restera seulement quarante-deux ans!
En août 1868, au départ de Cherbourg, il tire ses premiers bords sur le Bougainville. L’année suivante, il entame une longue campagne d’instruction sur le Jean Bart en Méditerranée, avant de traverser l’Atlantique vers le Brésil, les États-Unis, le Canada. Pendant la guerre de 1870-1871, le jeune aspirant de première classe « joue au soldat » sur la corvette Décrès, en mission de blocus, en mer du Nord et sur la Baltique.
Puis il embarque à Lorient sur l’aviso Vaudreuil pour les mers du Sud: Lisbonne, les Canaries, Dakar, la Guyane, Bahia, Monte-video, le détroit de Magellan et Valparaiso. Dans le port chilien, il reçoit l’ordre de rallier la Flore, en partance pour l’île de Pâques, d’où les marins doivent ramener une statue, ce qui indigne Viaud. Le capitaine de cette frégate en mission hydrographique l’a demandé pour ses qualités de dessinateur. Les dessins réalisés à l’île de Pâques sont envoyés depuis San Francisco à Marie, chargée de rédiger des articles à partir des notes de son frère; publiés dans L’Illustration en août 1872, ils font toujours référence aujourd’hui.
Après l’île de Pâques, c’est Tahiti, enfin, où il demeure quelques mois en 1872, le temps de nouer une idylle sous les cocotiers. Tahiti, son rêve d’enfant, où son frère a vécu si heureux et qu’il voulait tant découvrir.
C’est en qualité d’enseigne de vaisseau qu’il rejoint, en septembre 1873, le Pétrel, une unité de surveillance côtière qui sillonne les eaux du Sénégal, pays où il demeurera jusqu’en août 1874. Une histoire d’amour compliquée avec une jeune femme mariée le forcera à quitter Saint-Louis un peu précipitamment. En 1876, il panse ses peines de cœur en Méditerranée sur la Couronne et le Gladiateur. L’année suivante, il séjourne six mois à Istanbul, dans les bras d’Hakidjé.
Un lieutenant de la Marine anglaise appelé Loti
En janvier 1879, les lecteurs français découvrent Aziyadé, dont le sous-titre précise qu’il s’agit d’ « extraits des notes et lettres d’un lieu-tenant de la Marine anglaise », qui s’appelle Loti. Le livre ne connaît pas un grand succès. « Un homme aime une femme […] ; il doit la quitter; ils en meurent tous les deux », résumera de manière lapidaire Roland Barthes en 1971 dans une préface remarquable, où il fait rouler les voyelles d’Aziyadé comme un bon vin dans la bouche. Alors, banale, cette bluette exotique? L’histoire n’est en fait qu’un prétexte pour peindre, à petites touches et à travers de courts chapitres, un tableau tout de sensualité et de couleurs. Un roman d’atmosphère qui regorge de parfums, exhibe de chatoyants costumes, retentit du chant du muezzin, brille des mille soieries du harem dont Aziyadé s’échappe pour retrouver Loti, son amant. Et c’est dans une embarcation « remplie de tapis soyeux », « un lit qui flotte plutôt qu’une barque », que les amants se rejoignent la nuit dans le golfe de Salonique… Tous les sens sont conviés à ce rêve d’Orient, à ce festin d’amour, amour d’une femme, mais aussi d’un pays, la Turquie, dont Loti sera toute sa vie un ardent défenseur.
L’année suivante paraît Le Mariage de Loti, « publié par l’auteur d’Aziyadé« . Le héros, Harry Grant, toujours un marin anglais, est baptisé Loti, nom maori d’une fleur, au début du livre: « Loti fut baptisé le 25 janvier 1872 à l’âge de vingt-deux ans et onze jours. Lorsque la chose eut lieu, il était environ une heure de l’après-midi, à Londres et à Paris. Il était à peu près minuit, en dessous, sur l’autre face de la boule terrestre, dans les jardins de la feue reine Pomaré, où la scène se passait. » Julien Viaud avance toujours masqué, mais cette fois le succès est au rendez-vous et la critique s’enflamme pour cet objet flottant non identifié, baigné par une étrange mélancolie et une douceur infinie autant que par les eaux polynésiennes.
Derrière l’histoire d’amour avec Rarahu, le livre fourmille d’informations sur la langue maorie, la géographie, l’hydrographie, les légendes et les mœurs des habitants. Certaines ne manquent pas d’humour: « La chair des hommes blancs a goût de banane mûre… Ce renseignement me vient du vieux chef maori Hoatoaru, de l’île Routoumah, dont la compétence en cette matière est indiscutable. » Ces notes sont noyées dans le récit de la vie du marin en escale, dont les sens sont piégés par une « molle existence » et par un air « chargé de senteurs énervantes et inconnues ». Après ce séjour, le jeune officier regagne l’Angleterre, les malles lourdement chargées de souvenirs. Il apprendra plus tard que la belle Rarahu, désespérée par son départ, est morte.
Le 13 septembre 1881, les libraires reçoivent Le Roman d’un spahi, signé Pierre Loti. C’est la première fois qu’il utilise ce pseudonyme et qu’il revendique Aziyadé et Le Mariage de Loti dans la rubrique « du même auteur ». Le 26 septembre 1881, Le Figaro révèle que Julien Viaud se cache derrière ce nom d’emprunt. Pierre Loti, qui entre en littérature avec un nom de fleur comme nom de plume, est aussitôt lancé : la première édition du Roman d’un spahi est épuisée le jour même de sa publication!
Inspiré du séjour en Afrique, ce livre conte les amours malheureuses de Jean Peyral et de la sulfureuse Fatou-gaye, qui meurent à la fin du livre. Roman noir dans toutes ses acceptions. Sous un climat pareil, tout ne peut qu’aller mal: « Une tiède torpeur des choses. Dans l’atmosphère, les immobilités stupéfiantes du sommeil d’un monde. » Tout ici assèche les volontés, crève le moral, affaiblit les corps, accable les esprits. Les hommes exilés balancent entre vice et vertu, abstinence et débauche. Sont-ils anges ou démons? L’écriture de Loti, envoûtante, s’infiltre dans les âmes; après avoir quitté le livre, on en ressent encore des frissons comme les assauts d’une fièvre qui se calme par saccade.
Fin 1882, Julien Viaud est à Rochefort. Il écrit à son amie Juliette Adam, la fondatrice de La Nouvelle Revue: « Si on me laisse passer l’hiver ici, je vais me mettre à travailler dans ma chambre turque, en compagnie de Suleima, la tortue. Je tâcherai de finir mon histoire de Bretagne et de mer. » En mai 1883, ce livre n’est pas achevé, mais il négocie sa parution avec différents éditeurs, avant d’embarquer sur l’Atalante pour la campagne du Tonkin.
Il termine Mon frère Yves en Méditerranée et l’expédie de Suez après des nuits blanches passées à écrire. « Dans une heure, il fera jour; ce sera une autre splendeur. Nous partirons et à midi nous serons en mer Rouge. Je laisserai au pilote ma lettre et mon pauvre manuscrit sur lequel je n’ai plus aucune appréciation. »
Mon frère Yves, « l’histoire d’un marin qui n’avait pas d’histoire »
Quand le livre paraît, Julien Viaud est toujours en mer. D’Annam, il a envoyé au Figaro des articles relatant le massacre des civils lors de la prise de Hué, ce qui lui vaut un rappel précipité en France, le ministère n’appréciant pas le scandale qui s’ensuit. Des journalistes le défendent, tel Gustave Geffroy, qui revient sur le sujet en 1887, pour s’indigner que l’on se soit attaqué non aux faits dénoncés par Loti, mais à la révélation de ces faits: « Tuez, tuez les hommes, tuez les femmes, tuez les enfants, achevez les blessés, violez, pillez, saoulez-vous de l’âcre odeur du sang; mais de grâce, épargnez-nous le récit des crimes de lèse-humanité que vous avez vu commettre, que vous avez peut-être commis vous-même au nom du barbare droit militaire. »
Julien Viaud, lui, redoute surtout qu’une sanction l’empêche de reprendre la mer. Accusé d’avoir manqué à son devoir de réserve et d’avoir écorné l’image de la Marine, il écrit à Alphonse Daudet: « La chose qui demeure, qui est inique, révoltante, c’est qu’on m’accuse d’avoir dénoncé nos pauvres matelots, de les avoir déconsidérés en les dépeignant comme des sauvages ». Viaud quitte l’Indochine et arrive à Toulon le 3 février 1884. Ses amis l’assurent que l’opinion publique lui est en majorité favorable. Reçu au ministère, il est effectivement épargné, sans doute pour étouffer l’affaire. Fort du succès que rencontre Mon frère Yves, l’officier Julien Viaud devient un personnage encombrant pour l’état-major, qui doit désormais le traiter avec certains égards.
Mon frère Yves est « l’histoire d’un marin qui n’avait pas d’histoire », s’amuse Octave Mirbeau, faisant mine de continuer à chercher une intrigue dans les romans de Loti ! Comme toujours, le livre a une structure très éclatée, juxtaposant de petits tableaux, sans réelles transitions, ce qui plonge directement le lecteur dans un décor ou une situation. Pour écrire Mon frère Yves — toujours cette quête du frère trop tôt disparu —, Loti s’est inspiré de son camarade de bord, le matelot breton Pierre Le Cor, dont il est très proche. Pierre lui a fait découvrir la Bretagne, une région que la modernité n’a pas encore dénaturée, et que l’écrivain décrit en ethnologue.
Si ce livre évoque « la vie ascétique du large » et « la séquestration sur le couvent flottant », le combat du bien contre le mal prend la forme de la lutte contre l’alcool auquel Yves s’abandonne parfois, et que son « frère », sans cesse, ramène dans le droit chemin. Yves incarne la beauté, la force, l’instinct; Pierre a pour lui la supériorité sociale, la culture, l’âge. Le dilemme qui hante Loti depuis toujours, entre sagesse ou liberté, discipline ou dérive, se lit en filigrane de cette histoire. Et Loti semble aller au bout de ses fantasmes dans un étrange épisode à la Melville où se concentrent toutes les transgressions: la femme à bord, la désertion, l’homosexualité suggérée par les danses des matelots enlacés… une scène qui se déroule près de l’île, bien nommée, de Tonka-Tabou.
Yves ne meurt pas, contrairement à la majorité des héros de Loti, et le livre se termine même sur une note d’espoir. Pierre Le Cor, lui, aurait trouvé ce roman très exagéré et les deux hommes auraient peu à peu cessé de se voir.
Articles illustrés, livres, voyages s’enchaînent toujours, à un rythme effréné. En 1885, Loti repart pour l’Extrême-Orient. « Au petit jour naissant, nous aperçûmes le Japon. […] Nous avions vent debout, une brise fraîche qui augmentait toujours, comme si ce pays eût soufflé de toutes ses forces contre nous pour nous éloigner de lui. La mer, les cordages, le navire, étaient agités et bruissants. »
« Ce petit peuple entaché de mièvrerie constitutionnelle et d’incurable singerie »
La Triomphante va rester cinq semaines en escale technique dans la rade de Nagasaki; Viaud les passera dans les bras d’Okané-san, qu’il fera connaître mondialement sous le nom de Madame Chrysanthème (1887). L’officier se rendra à cinq reprises au Japon, mais il ne s’y « mariera » que lors de cette première escale. On lui présente plusieurs candidates: « Si j’épousais celle-ci, sans chercher plus loin? Je la respecterais comme un enfant à moi confié; je la prendrais pour ce qu’elle est, pour un jouet bizarre et charmant. Quel amusant petit ménage cela me ferait! Vraiment, tant qu’à épouser un bibelot, j’aurais peine à trouver mieux. » Malgré cette tentative « louable » d’assimilation, les mignardises japonaises lui tapent bientôt sur les nerfs; il s’emporte contre tout et tous, se plaint du chant des cigales et même des cigognes que l’on peint partout, y compris sur les bols où on lui sert « un potage invraisemblable, aux algues » !
Quant à ses relations avec Okané-san, elles tourneraient au vinaigre s’il prenait au bibelot l’idée de réagir: « Quel dommage que cette petite Chrysanthème ne puisse pas toujours dormir: elle est très décorative, présentée de cette manière ». La mauvaise humeur de Loti se transforme en aigreur au fil des pages; le jugement final est à la limite de la xénophobie : « À l’instant du départ, je ne puis trouver en moi-même qu’un sourire de moquerie légère pour le grouillement de ce petit peuple à révérences, laborieux, industrieux, avide au gain, entaché de mièvrerie constitutionnelle, de pacotille héréditaire et d’incurable singerie. »
Entre 1886 et 1890, Julien Viaud est affecté à la préfecture maritime de Rochefort. En juin 1886, paraît Pêcheur d’Islande, qui obtient un succès phénoménal. Le manuscrit, initialement intitulé Au large, a été commencé à Rochefort, poursuivi à bord du Mytho en route vers l’Extrême-Orient, continué au Japon, avant d’être achevé à Rochefort. La trilogie, qui unit magistralement l’amour, la mer et la mort, se déroule en mer d’Islande, l’une des rares qu’il n’ait pas parcourues. À l’origine de cette œuvre, il faut encore chercher la femme, une Paimpolaise en l’occurrence. À peine l’aperçoit-il, en 1882, à bord de la Surveillante à Brest, qu’il en tombe éperdument amoureux. Promise à un pêcheur d’Islande, elle refuse le mariage; peu rancunier, il la fera passer à la postérité sous les traits de Gaud.
Le livre est traduit dans de très nombreuses langues, dont l’islandais; la dernière page est d’ailleurs gravée sur une stèle dans le cimetière de Reykjavik, en hommage aux disparus des campagnes à Islande. À Paimpol, les édiles reconnaissants s’empressent de baptiser un quai du nom de Loti. Octave Mirbeau, Ernest Renan, la presse unanime, applaudissent. Il reçoit le prix Vitet de l’Académie française. Dans le concert de louanges, une seule voix discordante, celle de Maupassant, qui ne croit pas un instant que de simples pêcheurs, vivant dans « ces cloaques qu’on nomme des villages, ces chaumières poussées dans le fumier », puissent éprouver des sentiments si raffinés ! Faut-il soupçonner l’auteur de La Vie errante et de Sur l’eau, qui a offert de si belles pages à la mer, d’une pointe d’envie envers son célèbre confrère?
Loti atteint la gloire littéraire qui le mènera bientôt dans un fauteuil de l’Académie française — après un échec tout de même —, où il est élu à quarante et un ans, ce qui en fait le plus jeune immortel. La misère est désormais bien loin : dès 1880, il a épongé les dettes familiales et gardé la maison de Rochefort — qu’il agrandira en 1895 —, avant de racheter la propriété de l’île d’Oléron. Il s’est même marié. Grâce à sa tante Nelly Lieutier, qui lui avait déjà proposé plusieurs fiancées, il épouse, en 1886, Blanche Franc de Ferrière, qui lui donnera un fils, Samuel, en 1889.
« Tout le travail qu’il faut pour animer ces immenses choses éployées qui sont des voiles »
Il continue à voyager, par mer ou sur terre, en privé ou en mission. La Roumanie, Constantinople, le Maroc… Son carnet d’adresses s’étoffe de nouvelles relations, dont la reine Élisabeth de Roumanie, ou la reine Christine d’Espagne, auxquelles il dédicace respectivement Le Roman d’un enfant (1890) et Matelot. Paru en 1892, ce dernier est le troisième roman maritime de Loti, un texte magnifique, d’une profonde noirceur, où il semble avoir réuni toutes ses angoisses. Loti y décrit le destin qu’il aurait pu connaître s’il avait échoué à Navale, retrace la lente agonie d’un marin en mer — hommage peu voilé à son frère —, évoque les thèmes de la pauvreté, de la mère abandonnée, de la désertion.
Mais ce livre est aussi un hommage aux matelots que Viaud a côtoyés pendant sa carrière d’officier. « Tous les jours, les grands exercices, les déploiements effrénés de vie musculaire, les longs cris chantants qui commandent la manœuvre, la musique aiguë des sifflets, le bruit des cordes qui courent, des poitrines qui halètent, des bras qui se contractent ou se tendent sous la toile des vareuses: tout le travail qu’il faut pour animer ces immenses choses éployées qui sont des voiles, et leur communiquer une vie puissante et légère comme à des ailes d’oiseaux. »
L’auteur se fait pédagogue pour expliquer les difficultés d’un métier que les terriens connaissent si mal: « Ainsi se passent, en changements imprévus, tant d’existences de matelots. Expédiés çà et là comme des colis, et en général tous désireux de prendre la mer, ils stationnent souvent bien à contrecœur dans ces ports — où, les soirs, ils ont l’air de tant s’amuser. » Matelot est enfin un hymne à la nature, au soleil qu’il adore comme un dieu païen, et à la mer qu’il n’en finit jamais de peindre: « Au large. Partout alentour, le vide, l’infini cercle bleu de la mer. »
L’ami Léo Thémèze prête ses traits à Jean Berny, le héros du roman. En septembre 1892, Loti écrit dans son journal: « Léo passe sa journée dans ma chambre, à lire et relire les épreuves de Matelot qui est son histoire. Il pleure comme un enfant. » Cette amitié s’éteindra pourtant, comme celle qui le liait à Pierre Le Cor.
En 1892, le lieutenant de vaisseau est affecté sur le stationnaire de la Bidassoa. Il découvre Hendaye, où un nouvel amour l’attend: trois enfants naîtront de cette union avec Crucita Gainza, sa cadette de seize ans, qu’il installera à Rochefort dans une maison proche de la sienne. Très attaché au Pays basque, Loti y achètera une superbe villa, Bakhar-Etchea (la « maison du solitaire »), et y situera son roman Ramuntcho (1897).
En 1898, Julien Viaud est mis à la retraite, le ministre voulant rajeunir les cadres de la Marine. Le décret est annulé l’année suivante: Viaud est réintégré avec le grade de capitaine de frégate. Sans affectation, il est à la disposition du ministre des Affaires étrangères, pour qui il voyage en Inde, avant d’effectuer un long périple en Perse. Puis il embarque sur le cuirassé Redoutable à Cherbourg comme aide de camp du vice-amiral Pottier. Cap sur la Chine, cette fois, où les puissances occidentales tentent de protéger leurs ressortissants contre la révolte des Boxers. Il en tirera Les Derniers Jours de Pékin, le récit halluciné de son séjour dans une Chine impériale gisant sur un lit de cadavres torturés, décapités, scalpés.
Logé dans le palais d’Été de la Cité interdite, Loti continue à écrire et s’interroge sur « cet empire démesuré, où pensent et spéculent cinq à six cents millions de cerveaux tournés au rebours des nôtres et que nous ne déchiffrerons jamais ». Sensible à l’art chinois, « au moins égal au nôtre » – c’est tout dire! -, il ramènera de ce séjour dix caisses d’objets précieux. Qui rejoindront la maison de Rochefort, où il poursuit des voyages immobiles, à travers le temps (salle gothique et Renaissance), ou dans l’espace (mosquée, salon turc, salle chinoise). Dès 1876, sa mère s’inquiétait des peaux de girafe qui pourrissaient dans la cour et demandait à Julien ce qu’il convenait d’en faire!
Derrière la discrète façade de la maison, on assiste à des soirées littéraires, on se déguise puisque Loti adore se travestir, on donne des bals et des fêtes étonnantes, comme le dîner Louis XI, en avril 1888, où les invités doivent se rendre en costume médiéval et ne s’exprimer qu’en vieux français! Les assiettes des grands jours portent les lettres PL-JV et sa devise: « Mon mal m’enchante ».
Ami de Mustafa Kemal, du président Raymond Poincaré et de Sarah Bernhardt
Voyages encore. La Corée, Angkor, l’Égypte, Londres, New York… L’infatigable Loti ne cesse de courir le monde et d’écrire. Entre 1903 et 1905, il commande le Vautour, stationnaire de l’ambassade de France à Constantinople, où il a sous ses ordres l’enseigne de vaisseau Bargone, alias Claude Farrère. L’auteur des Civilisés écrit dans son journal: « Je suis de grand service, et j’ai dîné avec Loti, tête-à-tête. Voilà vingt jours qu’il nous commande, et nous avons tous pu repérer ses habitudes. Il n’invite jamais à dîner que l’officier forcé de ne pas passer la nuit à terre. Un tel souci de notre indépendance et de nos fantaisies, si nous en avons, procède d’une délicatesse dont je n’ai pas encore eu d’exemple depuis neuf ans que je sers en mer. » En 1906, Loti tirera de ce séjour Les Désenchantées.
Personnalité incontournable du monde des arts et des lettres, Pierre Loti est l’ami de Mustafa Kemal, du président Poincaré, de l’actrice Sarah Bernhardt. Rien ne l’arrête, pas même la retraite: le 14 janvier 1910, jour de ses soixante ans, il est nommé dans la réserve en qualité de capitaine de vaisseau. Il rencontre Gabriele D’Annunzio, publie Le Château de la Belle-au-bois-dormant, et repart en Turquie rencontrer le sultan Mehmet V.
Rien ne l’arrête, même pas la guerre. Mobilisé à sa demande, il est bientôt renvoyé dans ses foyers. Mais il n’est pas question d’y rester: nommé agent de liaison par le général Gallieni, Loti sera affecté à plusieurs états-majors. Il bataille pour que la Turquie et l’Espagne se rangent aux côtés des Alliés, accomplit des missions de reconnaissance dans l’Est et la Somme, rencontre Victor-Emmanuel III en Italie… En 1918, le chef d’état-major Franchet d’Espérey lui ordonne de regagner l’arrière : « J’estime que vous avez dépassé les limites de vos forces. » C’est un ordre, il obtempère. Julien Viaud recevra la croix de guerre avec citation à l’ordre de l’armée.
En 1919, sa turcophilie l’amène, dans Massacres d’Arménie, à contester la violence des Turcs, ce qui lui vaut de nombreuses critiques. En mars 1921, une attaque de paralysie, suivie d’une hémiplégie, le laisse très diminué: il ne peut plus écrire. À Claude Farrère, venu à Rochefort lui annoncer qu’il va recevoir les insignes de grand-croix de la Légion d’honneur, Loti, désespéré, répond: « Je m’en fous… ah! je m’en fous! » Courteline, l’un des écrivains qui l’ont proposé au ministre pour cette distinction, a écrit que pour Loti, il avait signé « des deux mains et avec le seul regret de ne pas en avoir trois ». En 1923, le médecin autorise son patient à se rendre à Hendaye, qu’il veut revoir une dernière fois. Le 10 juin, il s’éteint dans sa « smaison du solitaire ». Les funérailles seront nationales. Julien Viaud prend la mer pour son dernier voyage sur l’aviso Le Chamois, qui emporte son cercueil jusqu’à l’île d’Oléron, escorté par quatre contre-torpilleurs et deux autres bâtiments, où embarquent journalistes et personnalités. L’écrivain est enterré au fond du jardin de la maison de son aïeule.
« Une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus possible »
« Je mérite l’indulgence, parce que j’ai eu plus de tentations qu’un autre et que je souffre étrangement », confesse Loti dans Un jeune officier pauvre. Ni la gloire ni l’amour n’ont pu atténuer cette souffrance qui lui venait de son insatiable désir de vivre. Personnalité hors du commun, complexe, déroutante, fascinante, Loti est un astre qui brilla au firmament des lettres de son temps. Que serait-il devenu si la discipline du bord n’avait plié, dès sa jeunesse, ce caractère exalté? « Il n’y a pas de Dieu, affirme-t-il dans Aziyadé, il n’y a pas de morale, rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter; il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus possible, en attendant l’épouvantable fin qui est la mort. » Attentif à toutes les religions, Pierre Loti était athée et se désespérait de l’être.
Lui qui écrivait qu’il ne savait pas « imaginer des aventures et bâtir une intrigue », mais seulement « dévoiler [s]a nature intime et [s]on sentiment de la vie », a mis dans son œuvre, en effet, toute sa vie, ses amours, ses amis, ses navires et jusqu’à ses chats qui n’étaient pas les moindres de ses compagnons. Ses excès d’âme, tantôt joyeux, tantôt désespérés, éclaboussent une œuvre profondément sensuelle qui est immortelle car elle parle au cœur. Jules Lemaître, éminent critique de l’époque, disait de Loti qu’il était « la plus délicate machine à sensations » qu’il ait jamais rencontrée. André Suarès renchérira plus tard: « Une page de Loti est une aquarelle qui chante. Bien plus que Sisley, Claude Monet ou les Goncourt, Loti a été le grand impressionniste. »
Même moqué, il était encore aimé. « Constamment il s’est mis en scène avec la plus extrême complaisance, observe son contemporain Bernard Lazare, et il est le seul et perpétuel héros de ses livres, qu’il se déguise en spahi, en pêcheur ou bien en matelot. […] Il n’a jamais su qu’une histoire, l’histoire simple et banale des amants qui se rencontrent, s’attirent, s’aiment, rient, souffrent et se quittent: l’histoire des amants d’épiderme. […] C’est ce qui nous plaît dans ses livres. » Même les surréalistes, qui ont tenté de lui retirer quelques galons, ne sont pas parvenus à le faire sombrer dans le purgatoire de la littérature.
Car ceux qui se laissent envoûter par son écriture sont à jamais séduits. Sa postérité est bien vivante, aux quatre coins du monde, où des chercheurs empilent d’innombrables thèses pour éclairer ses mille facettes. Il a laissé sa marque en France, mais aussi à Istanbul, au Japon, en Islande et… jusqu’au fond des océans où une chaîne montagneuse sous-marine porte le nom de Viaud à l’endroit où Gustave fut immergé.
Bibliographie : l’essentiel de l’œuvre de Pierre Loti est disponible en éditions de poche. On lira aussi avec profit la biographie de référence de Pierre Main Quella-Villéger, Loti, le pèlerin de la planète.
Musée : la Maison Pierre-Loti, 141, rue Pierre-Loti, 17300 Rochefort. Tél. 0546829190.