Lionel Flageul
À bord du chalutier pélagique Cintharth de La Turballe, les hommes remontent une palanquée de sardines sur le pont.

Par Nathalie Couilloud. Photos : Lionel Flageul – Selon la plateforme intergouvernementale pour la biodiversité (IPBS), la « pêche est la première cause d’érosion de la biodiversité marine ». Pour Didier Gascuel, auteur de La Pêchécologie, manifeste pour une pêche vraiment durable, il faut penser la transition et aller vers une pêche douce, décarbonée, créatrice d’emplois et de valeur ajoutée.

D’où vient ce concept de « pêchécologie » et quand est-il apparu ?

En français, à ma connaissance, c’est moi qui l’ai lancé, je n’ai pas repéré d’autres sources… J’ai la particularité de m’intéresser aux questions de pêche durable dans une école d’agronomie dans laquelle mes collègues parlent d’agroécologie… Quand j’ai cherché à traduire ce concept en anglais, j’ai découvert que les Anglo-Saxons utilisaient le terme de Pesco-ecology, qui est le plus proche de pêchécologie.

Vous l’envisagez comme un pendant de l’agroécologie. Or, les différences sont importantes : en mer, les espèces sont plus interdépendantes, et on ne peut pas semer.

Le point commun avec l’agroécologie, c’est qu’on essaie de produire en s’appuyant sur les fonctionnalités des écosystèmes naturels, sur la connaissance écologique, sur des données précises. La principale différence entre agriculture et pêche, c’est que l’agriculture est une activité de production : on sème, on cultive, on récolte. En mer, ce n’est pas le pêcheur qui produit le poisson, c’est la nature qui produit. Le pêcheur est un récoltant de la production de la nature. Les questions économiques se posent donc de façon très différente. Quand on produit, pour que ce soit rentable, il faut arriver à maîtriser les coûts de production. Quand c’est la nature qui produit, la question doit être : comment je maximise le nombre d’emplois de pêcheurs, mais aussi les emplois dans la transformation, la valorisation et le commerce, pour chaque tonne de poisson produite par la nature.

L’Oasis II, armement de pêche chalutière côtière de Julien Le Brun, de Lesconil, vend à la criée de Loctudy et à celle du Guilvinec selon la saison.

Vous remettez en question le Rendement maximum durable (RMD) qui sert de base au calcul des quotas. Pourquoi ?

Le RMD, c’est, regardé à l’échelle d’une population de poissons, la quantité maximum qu’on peut pêcher à long terme, avec une moyenne entre les années bonnes et moins bonnes. Mais on intègre mal les effets du changement climatique dans les calculs des quotas et on ne se soucie pas de savoir si on protège ou pas les petits poissons. Quand on ne protège pas les petits poissons, on peut démontrer que le rmd est atteint en gros lorsque la population de poisson exploitée a été divisée par trois. Ce que les politiques appellent objectif de bonne gestion, c’est diviser par trois chaque population…

Il existe bien une réglementation sur les tailles de filet ?

La plupart des tailles réglementaires sont beaucoup trop petites. Elles sont inférieures aux tailles de fécondité, et à ce qu’on pourrait calculer comme étant la taille optimale, celle qui permet le maximum de captures avec le minimum d’impact. On a montré qu’on aurait tout intérêt à laisser les poissons grandir et à ne les pêcher que quand ils sont vieux et gros. Protéger les jeunes, c’est recréer de la biomasse dans la mer.

La morue pêchée aujourd’hui sur les côtes de la France a une taille minimum légale de 35 centimètres ; la taille optimale serait de 70 centimètres. Par le passé, on en trouvait de cette taille, aujourd’hui, il n’y en a plus. Pour la sole, il faudrait passer de 27 à 32 centimètres. Je pense qu’il faut augmenter les maillages, même au risque de ne plus pêcher certaines espèces, comme le rouget-barbet, un petit poisson. On est venu à prélever ces petites espèces parce qu’il n’y avait plus qu’elles dans la mer, on avait déjà pêché tous les gros.

On a simulé ce qui se passerait en mer du Nord si on passait les maillages de 100 millimètres actuellement à 140. Les jeunes poissons seraient épargnés et des poissons plus vieux et plus gros réapparaîtraient ; la quantité de poissons dans la mer serait ainsi doublée. En ne capturant que ces vieux poissons, on pourrait pêcher le même tonnage qu’aujourd’hui mais avec beaucoup moins d’impact. Cette pêche, réalisée sur une ressource abondante, serait aussi beaucoup plus rentable. Les Norvégiens sont ainsi passés à 140 millimètres, puis à 170 millimètres, parce qu’ils ont vu que c’était leur intérêt.

Vous écrivez que le pic de production a été atteint en 1996 et que
« depuis, les captures mondiales de la pêche en mer sont en régression ». Est-ce lié aux mesures prises pour réguler la pêche ou à l’érosion de la biodiversité ?

Les chiffres officiels de la FAO mettent en évidence une stagnation des captures. La régression est observée lorsqu’on intègre tout ce qui manque : ce qui n’est pas déclaré par les pêcheurs, les États, l’autoconsommation par les pêcheurs, la pêche de subsistance, et ce qui est carrément illégal… On améliore d’année en année les systèmes de surveillance et les statistiques, ce qui fait qu’il y a une partie de ces données méconnues qui finissent par arriver dans les statistiques de la fao. Et si on les intègre, on voit que ça diminue, on perd 600 000 tonnes tous les ans. Et ça diminue parce qu’il y a moins de ressources

Paradoxalement, moins il y a de poissons, plus les bateaux sont gros. Selon vous, le système est à remettre en cause ?

Évidemment. On est clairement dans une espèce de spirale qui descend vers le bas : moins il y a de poissons, plus il y a de gros bateaux, qui dépensent de plus en plus de gasoil, qui ont de plus en plus d’impact sur les fonds marins, qui diminuent la productivité moyenne des océans… Je pense même qu’on est très précisément dans le syphon de l’entonnoir, où on voit que ça coince, parce que même les plus gros ne sont plus rentables. S’il n’y avait pas de subventions sous forme de détaxe du gasoil, ils feraient faillite. Donc, ils en sont à demander plus de subventions… La pêchécologie, c’est inverser cette évolution. Il faut arriver à repartir dans une spirale vertueuse où plus on remet de poissons dans la mer, plus on peut muter vers des engins de pêche douce.

Travail du maquereau à bord d’un chalutier-usine pélagique.

Vous prônez une approche différenciée des quotas selon les flottilles. Pourquoi ?

Si on veut chercher à minimiser les impacts et à maximiser l’utilité sociale, on s’aperçoit que ça dépend beaucoup des flottilles. L’impact environnemental dépend énormément de l’engin de pêche, chalut de fond ou de surface, ligne ou casier. À l’inverse, le bénéfice que la société tire de la pêche, en termes d’emplois et de richesse économique créés, dépend fortement de la taille des navires. Globalement, les petits sont plus efficaces. Ainsi, on peut pêcher la sardine avec un chalut de surface, un engin plutôt correct du point de vue de l’environnement. Mais si on utilise un chalutier industriel qui capture 200, 400 tonnes dans une nuit, alors qu’un pêcheur artisan en prend 20 ou 40 tonnes à l’année, du point de vue de la société, c’est complètement absurde ; ça veut dire que quelques riches armateurs privés accaparent les richesses créées par la nature à leur seul profit.

Le chalut de fond, quant à lui, capture toutes les espèces sur l’aire balayée, y compris celles pour lesquelles les pêcheurs n’ont pas ou plus de quotas, et qu’ils doivent retirer de la vente ou rejeter en mer. Un incroyable gâchis ! Un kilo de poissons pêché au chalut de fond consomme 1 à 2 litres de gasoil et émet jusqu’à 6 ou 8 kilos d’équivalent co2, soit quatre à dix fois plus que des pêches au filet ou au casier.

Quand on fait un bilan en intégrant ces critères, on peut dire qu’en gros il y a des flottilles qui sont globalement vertueuses, celles qui utilisent les arts dormants (filet, casier), qui créent de l’emploi ; ça peut être amélioré, car ceux qui font la ligne posent problèmes avec les captures accidentelles d’oiseaux marins et les fileyeurs avec les mammifères marins. Globalement, ceux qui ne sont pas vertueux, avec des impacts environnementaux élevés, sont ceux qui utilisent les chaluts de fond parce qu’ils détruisent les fonds marins, consomment du gasoil, capturent des juvéniles, ne sont pas sélectifs en termes d’espèces… et ce sont les plus subventionnés.

Il faut donc donner la priorité à la pêche côtière, plus douce écologiquement et créatrice d’emplois. Elle ne réalise que 15 pour cent des prises nationales… il va falloir réduire notre consommation de poisson ?

Surtout, il faut en importer moins ! Quatre poissons sur cinq consommés aujourd’hui sont importés. Le premier, c’est le saumon élevé en Norvège et un peu en Écosse ; derrière, ce sont les crevettes d’élevage des pays tropicaux dont on massacre souvent les mangroves ; et les troisièmes, c’est d’une part le thon des zones tropicales, et d’autre part la morue, qui vient majoritairement de Norvège. Les populations de morue de mer du Nord et Celtique se portent très mal, elles ont de très petits quotas, donc on n’en trouve pas ou peu sur le marché, alors que la morue de la mer de Barents au nord de la Norvège se porte bien. Donc, quand on achète de la morue, c’est de l’import. Il faut sortir de la morue, du saumon et des boîtes de thon…

À la criée de Brest, le 17 décembre dernier, 12,5 tonnes de langouste
 royale ont été vendues pour un prix moyen de 70 euros le kilo.

La petite pêche côtière, qui fait déjà assez largement de la pêchécologie, pourrait faire plus que 15 pour cent de la capture nationale si on redistribuait un peu les quotas que les gros viennent faire en zone côtière. On pourrait peut-être doubler, mais on ne sera pas à 100 pour cent. Le vrai enjeu de la pêchécologie, c’est la pêche du large avec les bateaux de 12 à 24 mètres qui exploitent toutes les populations qui vivent sur le plateau continental. Et la grande question c’est comment on accompagne la transition de ces bateaux-là, notamment des chalutiers de fond, vers la pêche aux arts dormants. Comment on recrée une pêche à la ligne avec des lignes automatisées, modernes, qui fait de gros volumes, et comment on met en place une pêche de poissons au casier. La petite pêche côtière fait vivre les multiples ports de la côte ; elle a un impact fort sur les territoires et un bilan avantageux en matière d’utilité sociale. Mais nous avons aussi besoin des bateaux de taille intermédiaire qui font vivre les criées et fournissent une bonne partie de nos apports. Si nous arrivons à les entraîner dans des pratiques de pêchécologie, ils peuvent devenir des champions de l’alimentation durable.

Le chalut de fond va disparaître ?

À moyen ou long terme, c’est une certitude. C’est déjà ce qui est en train de se passer : le volume de capture a baissé de 40 pour cent au cours des quinze dernières années… À chaque fois qu’il y a un plan de sortie de flotte, on casse des chalutiers. Si on ne les accompagne pas, c’est ce que j’appelle la « déchalutisation sauvage ». Elle menace aujourd’hui tout le système des criées et finalement la petite pêche côtière. Les seuls qui survivront, ce seront les grands bateaux industriels, qui n’ont pas besoin de criée. Mais tout le reste se cassera la figure. À l’inverse, il faut se demander comment recréer une pêche douce à la place des chalutiers de fond, une pêche rentable, qui fait du volume sur le plateau continental. La pêchécologie doit être une pêche sélective, chirurgicale, basée sur l’innovation et sur la connaissance des espèces.

La détaxe du gasoil est la subvention la plus injuste dites-vous. Faut-il la supprimer ?

Je ne dis pas ça ! On a fait le bilan des subventions et conclu qu’elles n’étaient pas au bon endroit. Le résultat, c’est que cette situation a créé pendant vingt ans un avantage économique, une distorsion de concurrence au bénéfice des chalutiers qui dépensent beaucoup de gasoil. C’est pour ça qu’ils se sont multipliés. Mais si on la supprimait brusquement, on ferait des dégâts terribles dans toute la filière pêche. Mettons l’argent des taxes non vertueuses sur la table, et demandons qui est volontaire pour passer du chalut à la ligne ou au filet, ou pour faire de la langoustine au casier. Et le résultat, c’est qu’on dépensera moins de gasoil. On pourrait aussi décider de détaxer le gasoil pour les premiers litres consommés, et puis au-delà d’un seuil, vous perdez 10 pour cent de détaxe, puis 20 pour cent, etc. L’idée, c’est de mettre des incitations économiques. Il faut guérir le malade sans le tuer au passage. Après tout, les grands armements industriels pourraient investir dans de petits bateaux…

Soixante pour cent des aires marines protégées (AMP) de l’Union européenne sont aujourd’hui chalutées. Comment est-ce possible ?

Parce que ce sont trop souvent des AMP de papier ! Il faut reprendre entièrement le chantier. On commence par faire une évaluation de toutes les AMP. Dans l’état actuel, très peu d’entre elles méritent le mot même de protection. En France, on joue sur les mots, on parle de protection forte, au lieu de stricte…

Il faut créer des zones en protection stricte, sans aucune pêche. Il y a un engagement de la France pour avoir 10 pour cent de protection effective, qui devait donc être de la protection stricte. Ensuite, je peux concevoir que mettre de la protection stricte dans des endroits ultra anthropisés comme la Manche, c’est difficile ; 1 pour cent serait déjà un gros progrès. En revanche, l’essentiel des terres australes françaises est en protection stricte, et c’est très bien car ce sont des écosystèmes fragiles, avec une biodiversité incroyable.

La capture au casier de langoustines, ici à Achiltibue, sur la côte ouest d’Écosse. 

Concernant les autres AMP, il faut les analyser au cas par cas. Soit on met une protection minimum pour qu’elles méritent leur nom, soit on les reclasse et on les appelle aires marines de concertation. Et après concertation, on recrée des amp aux bons endroits. Dans ces zones, il ne devrait pas y avoir de chalut de fond. Maintenant, on a des cartographies très précises qui nous montrent où sont les fonds les plus sensibles. Les ONG disent elles qu’il faut interdire le chalut dans toutes les AMP, elles font leur boulot, je ne critique pas ; mais si on le faisait, on protégerait des zones où les fonds sont peu sensibles au chalut, ce qui n’est pas très intéressant, et on risquerait de mettre des palangriers sur les amp censées protéger les oiseaux…

Et l’aquaculture dans tout ça ?

Je suis très, très négatif sur l’aquaculture actuelle parce que c’est essentiellement du saumon et que le saumon, c’est une catastrophe, la truite aussi, même si elle est un peu plus locale. En revanche, on peut développer les filières huîtres et moules au large, et il faut faire du poisson d’eau douce ; le premier poisson consommé aux États-Unis, c’est le poisson-chat… Le poisson noble, le poisson de fête, celui qu’on mangera pour les grandes occasions, ce sera le poisson de pêche. Et il faut développer la filière des algues et réorienter l’argent de la recherche pour rendre le poisson-chat, ou d’autres, attractifs. La plus grande partie des poissons que nous mangeons sont dans des plats cuisinés. L’industrie alimentaire pourrait inventer des tartares de carpe ou de poisson-chat…

Est-ce que ces questions sont abordées dans le cursus des écoles de pêche ?

Malheureusement très peu. Je n’ai pas réexaminé récemment, mais il y a quelques années, j’avais vu qu’il y avait 200 heures sur la carburation du moteur… Je comprends que c’est important, mais il n’y avait que deux ou trois heures d’initiation au développement durable. Un pêcheur qui sort de l’école n’a aucune idée de ce qu’est le RMD. Néanmoins, parmi les jeunes pêcheurs, qui ne vivent pas à l’écart de la société, il y en a beaucoup qui ont des préoccupations environnementales. Il faut revoir les formations, c’est évident.

Vous espérez que la pêche nouvelle que vous appelez de vos vœux sera « le gage d’une alliance refondée entre l’homme et la nature ». Vous pensez donc qu’il n’est pas trop tard ?

Je ne me pose pas la question comme ça. Je pense que ça vaut le coup de se battre. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, je suis un scientifique. Il y a quand même des signaux encourageants, des initiatives qui vont dans le bon sens. Dans certaines AMP, la vie revient, quand vous augmentez les maillages, les pêcheurs disent que c’est génial… il y a plein de trucs comme ça !

La pêche a connu des moments d’accélération quand toutes les planètes se sont alignées : les scientifiques se sont mis d’accord sur un consensus, les pêcheurs ont pris conscience qu’il fallait prendre des mesures, la société s’est mobilisée, et les politiques, voyant ça, ont pris des décisions courageuses. Aujourd’hui, le consensus est en train de se créer sur les chaluts, la protection des mammifères marins, le fait d’aller au-delà du RMD… Les pêcheurs aussi ont de plus en plus conscience des problèmes. Il me semble que le secteur est en train de mûrir. À un moment donné, ça va se cristalliser dans une rupture. ◼