Littérature

Annie van de Wiele

Annie van de Wiele
Née à Gand en 1922, est l’auteure de cinq ouvrages, dont le plus célèbre, « Pénélope était du voyage », connut un grand succès à sa sortie en 1954. Mariée à Louis, architecte naval, elle partagea avec lui une vie d’aventures en mer, mais aussi au Kenya pendant cinq ans, ou en restaurant une décennie durant un château médiéval, leur « fort d’attache », dans le Lot-et-Garonne. Elle s’est éteinte en 2009 dans le village de Miradoux, dans le Gers, après avoir vu bien des pays et navigué sur les trois océans (CM 105). © Droits réservés

Cette Pénélope-là n'a rien à envier à Ulysse et fit aussi un beau voyage. Embarquée pour un tour du monde sur le ketch "Omoo" entre 1951 et 1953, avec Louis, son mari, Alfred Debels, dit Fred, leur ami et témoin de mariage, et avec le chien Tallow, Annie van de Wiele se révèle une équipière de premier brin, que rien n'effraie, ou presque. Elle en profite pour raconter le quotidien de leur vie en mer et livre un récit baigné d'amour, d'embruns et d'amitié, plein d'humour et de sincérité, où elle ne manque jamais de rendre hommage à son "cap" pour la vie.

Officiellement, nous allions aux Baléares. Pour nos amis, nous allions à Tahiti. Mais nous, nous savions que ce serait plus long, deux ans, peut-être trois ou quatre ? Une guerre pouvait éclater, qu’en savions-nous ? Cette idée de guerre possible et presque fatale semble commune au fond de tous les cerveaux de notre génération. Un monde sans guerre imminente nous est impensable et je vois bien autour de moi qu’aucune décision sérieuse ne se prend sans qu’ouvertement ou en secret on en tienne compte. En partant de Nice, nous avions d’avance admis la possibilité de partir pour toujours. C’est pourquoi, comme sur la Fleur d’Océan, nous traînions une invraisemblable quantité d’objets à proprement parler inutiles, mais auxquels nous tenions, ou qui pourraient nous être utiles au cas où nous serions, pour fait de guerre, obligés de séjourner longtemps à l’étranger. Ce serait à recommencer que je ne le ferais plus, car sur un petit bateau durant un long voyage, dans l’humidité salée et chaude, tout s’abîme et se détériore. D’ailleurs je tiens à de moins en moins de choses. La mer, ce premier jour, fut calme et belle et nous marchions au moteur. En Méditerranée, Omoo, l’ami des brises fraîches et portantes, marche souvent au moteur, c’est entendu une fois pour toutes. Cela n’avait pas d’importance, ce petit bout de voyage était purement utilitaire, sortir de nos quartiers d’hiver pour aborder le premier océan. 

Ce cahier n0 1 que j’entreprenais et qui allait pendant presque un an se rem-plir peu à peu, traîner dans ma couchette, dans le cockpit, à la cuisine, sur la table des cartes, se couvrir de taches, se mouiller, se corner, s’enrouler dans la chaleur du soleil et user ses coins à lui dans tous les coins de la cabine, ce cahier serait le déversoir de mes remarques bonnes ou mauvaises, des impressions du moment, un pêle-mêle de noms, de faits et de notes couchés sur le papier avec négligence, mais presque quotidiennement. Ce serait le journal de bord des détails. Le vrai journal de bord, celui que tenait le capitaine, tiendrait compte avec rigueur et concision du temps, des heures, de la position et de l’état de la mer. Cela, c’était officiel, obligatoire et impersonnel, une espèce de sacro-saint dans lequel il était interdit d’écrire des bêtises. 

C’est pourquoi il me fallait mon bêtisier personnel.

Avant le soir, nous prîmes le canot à bord. Le canot, nous l’appelons aussi dinghy, youyou ou achteraant je. Ce dernier vocable est un charmant terme flamand intraduisible. Quand j’aurai écrit que cela veut dire : le petit qui vient derrière, je n’aurai pas encore fait ressortir la joliesse de l’expression. 

C’est un très beau petit canot, stable et solide, construit à clins complètement en acajou. Quand il faut l’utiliser pour mouiller une ancre à jet, on se rend compte que l’inconvénient de son poids (soixante-dix kilos environ) est largement compensé par son utilité. Il ne pèse d’ailleurs pas trop lourd pour que nous ne puissions le soulever et le prendre à bord à deux. Retourné sur le rouf, il est maintenu sur des cales par un système simple de cordages, le même qui nous sert à le hisser à bord. Ce premier soir, le Cap déclara, parmi les toussotements affectés de l’équipage, qu’il ne faudrait jamais hésiter à l’éveiller à la moindre chose anormale, que jamais il ne nous en tiendrait rigueur. Il a tenu parole. Au début, nous étions sceptiques sur ce point.

Pourtant, je vous jure que ce qui arriva cette nuit-là, je ne l’ai pas fait exprès. C’est sans doute parce que c’était notre première nuit, que je n’avais pas l’habitude, après six mois de port, toujours est-il qu’à une heure du matin, étant amenée à croiser un simple cargo qui se présentait très normalement, sans aucune difficulté, je fus prise de panique, une de ces folies gratuites qui s’emparent de vous et vous fourrent dans l’esprit l’idée insensée que le capitaine de ce cargo s’est peut-être trompé, qu’il a peut-être mis le feu rouge à tribord, le vert à bâbord… Je cours éveiller Louis qui, comme de coutume, se cogne la tête au plafond de sa couchette et surgit sur le pont juste à temps pour voir passer assez près un brave et bonasse navire parfaitement inoffensif. Je mis l’oreille basse. Pas trop basse pourtant pour ne pas écouter très attentivement ce que le capitaine allait dire. Eh bien, il a tenu promesse : il n’a rien dit de désobligeant.

Cette nuit du 7 en satin noir que pas un souffle ne troublait (les étoiles se reflétaient dans la mer) semble avoir eu quelque influence sur nos tempéraments nerveux : à l’aube, le barreur Fred, qui mesure un mètre quatre-vingt-six et pèse quatre-vingt-quatorze kilos, fut terrifié par la visite d’une chauve-souris égarée qui se cognait dans les voiles et qu’il voyait sous la forme d’un vampire lui suçant par la nuque la moelle vitale. C’est du moins ce qu’il nous dit le lendemain, en ajoutant imprudemment : « J’avais peur qu’elle ne se prenne dans mes cheveux… » Éclat de rire de l’élément féminin du bord, qui a le grand défaut d’être très moqueur. Je trouvais cette crainte exagérée : il doit bien avoir en tout quatorze ou quinze cheveux… Tallow, ce fier-à-bras toujours prêt à se batailler, ne s’était pas montré brillant non plus. Nos deux héros se faisaient tout petits devant le monstre, dans leur coin de cockpit. Il fallut le matin pour qu’un joli vent d’Est, grand largue, emportât de nos esprits les terreurs de la nuit. Sous les quatre voiles basses et sans moteur, nous jouissions d’une admirable paix. Rien ne se goûte mieux que les premiers jours de mer après un long séjour au port. Lavés des désirs terriens, fatigués de bruits, de bavardages, des soucis que donne un prochain départ, on se trouve brusquement dénoué, libre, pur et livré à l’immédiat.

Joie brève pour le Cap et pour moi. Vers 17 heures, un coup de vent brusque nous fit affaler la grand-voile. Puis des brises de toutes les directions, par une soirée sombre, soulevèrent une mer correspondante et bientôt c’est le regard lointain et la lèvre dégoûtée, l’estomac flottant, que nous regardâmes Fred s’empiffrer. C’est une grande sécurité pour un capitaine que d’avoir un second imperméable au mal de mer, mais c’est aussi un grand sujet d’envie. Pour moi, j’en ressens quasiment de la rancune. Avoir l’estomac aussi bien accroché, c’est presque de l’insolence. […]

Cette Méditerranée, sac à malices, nous régala de toutes sortes de temps et de houles diverses, parmi lesquels rien qui vaille. Elle n’est bonne qu’aux yachtsmen de gala qui sortent en week-end. Gare aux traversées de plusieurs jours : ça ne manque jamais de variété, depuis le calme plat laissant une houle qui, formée en dix minutes, exige vingt-quatre heures pour se calmer, jusqu’au vent debout trop léger qui vous oblige à faire marcher le moteur. Je m’en plains trop ? C’est plus fort que moi, je ne l’aime que vue de la côte.

Louis le premier découvrit Minorque sur l’horizon. Les Baléares étant ainsi en vue, j’exhibai un petit livre jaune intitulé : « L’Espagnol par vous-même. » Louis craignit tout de suite que ce ne fût un manuel pour la dame étrangère désirant capturer un indigène ibérique du sexe masculin. Quant à Fred, il apprit avec intérêt que muchacha ne voulait pas dire moutarde, comme il l’avait toujours pensé, ce qui lui fut extrêmement utile par la suite. Mais, la brise fraîchissant, on abandonna l’étude. Sous les quatre voiles basses et la mer se creusant, nous louvoyâmes sur Minorque à très bonne allure. Ah, qu’il faisait beau ! La mer étincelait et je regrette ce que j’ai dit de la Méditerranée. Le Cap Formentor déroula ses rochers escarpés et arides, avec cet air grandiose mais monotone à la longue des côtes espagnoles. Louis, qui peut rouler les R et les yeux d’une façon toute méridionale, commentait en les savourant les noms géographiques : « Quel beau nom pour un cap, Formentor ! Cela sonne comme un beau juron plein de noblesse. » « Et écoutez ça : Vilano, Cabo de Gata, Isla Dragonera, et même Cabo Finisterre. Belle langue, l’espagnol, drue, sonore, forte. Il est glorieux de faire naufrage dans des endroits pareils. Quand on dit : “Il s’est jeté sur les rochers de Dragonera”, c’est bien, c’est beau, c’est dans l’ordre. »

Fred s’essuie les lèvres avec le bord de sa camisole et approuve. Devisant le soir dans le cockpit, après le repas, en regardant le soleil glisser dans la mer, on approuverait n’importe quoi. Durant la nuit, l’électricité fit défaut au compas et il fallut le surveiller à la lueur d’un feu blanc. 

Pas plus tard que le lendemain de ce beau jour, nous avions deux ris dans la grand-voile et nous peinions bien parcimonieusement au large de Majorque. C’était bien la peine d’encenser ce fameux îlot Dragonera : il ne se laisse pas doubler, et Palma est derrière. D’abord, il y a forte brise debout, et puis plus de brise du tout. Après vingt-quatre heures pleines de louvoyage et un petit tour de moteur, nous sommes enfin en bonne position pour entrer à Palma, mais alors le vent refuse et se met à souffler bon train du N.-E… c’est-à-dire de Palma ! Nous en tirons la conclusion que l’élusive Palma ne nous est pas destinée. La vie n’est-elle pas trop courte pour qu’on s’acharne sur des détails ? Cette brise est celle qu’il nous faut pour aller à Ibiza et nous voilà le vent et le soleil dans le dos, la grand-voile et une des nouvelles trinquettes tirant gaîment sur les Pithyuses, nom bizarre dont on a décoré Formentera et Ibiza. C’est une autre vie. On chante. Je lance une version améliorée du « Petit navire ». Elle n’a ni queue ni tête, ce qui en fait une véritable chanson de marin. La brise hale à l’Est, puis au Suet et nous hissons les quatre voiles basses. La meilleure humeur règne à bord, rapport au beau temps, à la joie de naviguer et au rhum de la Guadeloupe dont il reste à Louis quelques admirables bouteilles. Fred se déguise en petit jeune homme dix-neuf cent, avec la raie au milieu et des moustaches en cordage effiloché.

Sous le vent de l’îlot rocheux Tagomago, nous nous trouvons sans brise dans une grosse houle de l’arrière, longue et haute, absolument extraordinaire. Le moteur refuse ! Nous voilà flottant voiles palpitantes, dans des parages où abonde le rocher à fleur d’eau, à six ou sept milles d’Ibiza, l’après-midi déjà fort avancé. Nous nous entre-regardons, tout enthousiasme tombé. Fred et Louis, réunissant leurs talents, se relaient dans la chambre du moteur, essuyant de leurs mains tachées de graisse leur front mouillé de sueur, et finalement Louis, d’un trait de génie et d’un coup de clé anglaise appliqué savamment, parvient à persuader un des cylindres. Clopin-clopant, le cœur peu brave et la respiration courte, nous nous mettons en route, dans la crainte perpétuelle d’entendre mourir encore le son qui nous promet Ibiza pour la nuit. Aux jumelles, nous tâchons de nous y retrouver sur la côte. À tout moment, nous craignons de voir la mer briser, de nous trouver la quille sur un de ces rochers malhonnêtes qui se cachent juste sous la surface de l’eau. Un relèvement nous donne notre position exacte. L’heure précédant une arrivée est tou-jours à bord fort occupée. Nous nous apercevons brusquement que tout est en désordre et que nous sommes sales. Nous faisons une toilette sommaire. Les hommes se rasent à tour de rôle. On met de l’ordre en bas, on expulse les miettes de pain, on déroule le tapis qui habille si bien la cabine. On cache sous les sofas tout ce qui traîne. Il faut dégager le pont, préparer les pavillons. Étaler la chaîne d’ancre, s’assurer des amarres, placer les ballons de défense prêts à être suspendus. En dernier lieu, nous ferlons les voiles. Tallow s’applique à être dans les pieds de tous, excité par l’odeur de la terre et convaincu de sa très grande utilité. Bref, au coucher du soleil, nous entrons fin prêts en Ibiza et nous nous amarrons fort correctement sous les yeux d’une foule de curieux. […]

Dans le port, il y a un autre yacht, le Vasco d’Oran. Il est amarré en face, au Club Nautico. Comme nous voyons qu’il y est beaucoup plus tranquille que nous, nous nous déplaçons à ses côtés. C’est un cotre bermudien de 13 mètres avec un aménagement principalement composé de couchettes et d’une cuisine minuscule. Un beau bateau de croisière rapide. À bord, trois joyeux compagnons et une dame, et un vieux matelot spécialiste de la confection du caldero. Le caldero est une soupe de poisson à s’en lécher les babines. Antonio la confectionne avec la matière première que lui fournit l’équipage : ceux du Vasco sont d’ardents pêcheurs sous-marins. La chasse est bonne dans le pays. Pendant que nous peinons au moteur et fourbissons les cuivres, ils passent la journée à Espalmador et ramènent, à nos yeux stupéfaits, en un jour le butin de toute une saison à la Côte d’Azur, terrain décimé. Ils nous font saliver, avec leurs histoires de pêche, leur scaphandre autonome Cousteau-Gagnan, leurs mérous, leurs sars, leurs barconnes… En échange, nous les faisons baver sur Tahiti, les Marquises… Car le nom de Vasco fut tiré du livre de Marc Chadourne. 

Dans leur cockpit, nous dégustons le « blanc de blanc », dans le nôtre le rhum de la Guadeloupe. Rien de surprenant à ce que l’atmosphère soit particulièrement amicale. Il y a là un bon gros bien rigolo qui ressemble étonnamment à un de ces mérous qu’il poursuit arec tant d’ardeur. Quant au Docteur, il ne cesse de nous questionner sur les détails d’Omoo qu’il admire et sur la Polynésie. C’est vendredi 13 et le Vasco songe à partir, mais on ne part pas un vendredi, ce pourquoi la soirée se prolonge jusqu’à minuit. Assis sur le rouf, nous assistons à un appareillage mouvementé au terme duquel le Mérou manque de se flanquer au jus. Bientôt le gai voisin n’est plus qu’un sillage argenté à la lumière de la lune, puis moins qu’un sillage, puis seulement un cri dans la nuit : « Ahoy, Omoo ! »  Dans le calme retrouvé et si subit, la tête nous tourne. Nous restons sur le pont à humer des odeurs nocturnes et fraîches, silencieux. 

© Éditions Hoëbeke (Gallimard), 1996.