Par Maud Lénée-Corrèze, photographies de Thibaut Vergoz - Début février 2023, le Scombrus pêche le maquereau au nord-ouest de l’Irlande. Sur ce chalutier-usine ultramoderne de 81 mètres, lancé en 2020, l’activité ne s’arrête jamais. Embarqués pendant dix jours avec les vingt-six marins de cette marée, notre reporter et un photographe racontent la vie à bord et les traits qui se succèdent pour fournir l’usine et remplir les cales du navire. De la passerelle aux entrailles du scombrus, « c’est un peu la pêche 2.0 », selon l’expression du capitaine, Denis Thomazeau…
Début février, Nord-Ouest Irlande, force 7. Une nuée de fous de Bassan tournoie au-dessus du Scombrus. Certains plongent en piqué en heurtant violemment les déferlantes, d’où surgissent, furtivement, des ailerons d’orques. Les fûnes grincent dans le sifflement du vent. Le navire tangue fortement, traînant son chalut chargé de tonnes de maquereaux, qu’il remonte lentement des profondeurs.
À la passerelle, deux officiers, tendus, se concentrent. Sébastien Perrigault, second capitaine, est aux commandes. Assis sur un siège encadré de deux pupitres, Yvan Oulhen gère les treuils du chalut. Les yeux rivés sur le pont arrière du navire, en contrebas, le lieutenant accélère parfois le virage de la fûne tribord pour égaliser sa longueur avec celle de bâbord. Quelques mots fusent entre les deux hommes ou grâce aux casques, qui ont remplacé la vhf, avec les trois marins en bas sur le pont.
Deux panneaux d’acier – les « planches », disent les marins – émergent lentement des flots tumultueux. Ils sont reliés aux bras du chalut dont ils modifient l’écartement selon leur réglage et l’incidence des filets d’eau en action de pêche. « Plus on les fait barder, en leur donnant plus d’angle par rapport à l’alignement du bateau, plus la gueule du chalut sera large horizontalement et moins ouverte verticalement. Au contraire, moins de bardage (avec les panneaux positionnés plus dans l’axe du navire), et moins l’ouverture du chalut sera large, mais plus ouverte en verticale, me précise plus tard Denis Thomazeau, le capitaine. Je prérègle, manuellement, directement sur les panneaux, le bardage souhaité, selon les zones de pêche et l’espèce ciblée – qui modifiera la profondeur à laquelle nous descendons le chalut pendant la marée. »
« Zaz’, ça se passe comment en bas ? Vous êtes prêts ? demande Sébastien dans son casque. ok, super. Ralentis un peu, Yvan. » Dans un bruit sourd, les panneaux se plaquent au niveau du pont supérieur contre l’imposant portique qui barre l’arrière du Scombrus. Deux marins y sont montés pour vérifier la manœuvre. « C’est un système inspiré des navires norvégiens et danois, poursuit Denis. Sur les bateaux français, entre autres, ces panneaux sont fixés manuellement sur les côtés, à l’extérieur de la coque. Ça oblige les gars à passer la main par-dessus la lisse, ce qui est dangereux. Ici, quand on a conçu le navire, la sécurité a été l’une des priorités. »
Les prises dévalent à toute allure vers l’un des six réservoirs
Contrairement aux chalutiers ordinaires, l’arrière du Scombrus est presque totalement fermé avec seulement une petite ouverture, assez haut dans le tableau, pour laisser passer le filet. « Ça fait deux ans qu’on exploite ce bateau et on n’a jamais eu de mer par l’arrière », confirme Sylvain Le Bras, lieutenant. De plus, tout est pensé pour éviter les manutentions sur le pont : ils ne sont que trois pour y manœuvrer, les treuils sont gérés depuis la passerelle et trois grues déplacent les bouts et les filets.
Une fois les panneaux en place, Christophe Leblond et Antony Victor-Jean-Baptiste, matelots, connectent les faux-bras fixés à l’enrouleur, puis désolidarisent le chalut des planches. À la passerelle, Yvan démarre l’enrouleur qui commence à les avaler. Sébastien vérifie que les bras se répartissent bien sur le rouleau grâce aux « guide-chaluts », deux tubes verticaux qui coulissent horizontalement devant le tambour. Depuis la passerelle, nous voyons émerger la gueule du chalut et les hommes de pont récupérer le netsonde, l’appareil qui balaie de son faisceau l’ouverture du filet pour estimer les captures. Le filet marron arrive sur le pont : d’abord les ailes, aux mailles larges (parfois de quelques dizaines de mètres), puis le dos et le ventre, aux mailles plus resserrées. Des maquereaux, luisant sous la lumière grise du ciel chargé, y sont pris, mais aussi des fous de Bassan, que les marins rejettent tristement à la mer.
La majeure partie du chalut est maintenant à bord, sauf le dernier tiers, où sont concentrées les dizaines de tonnes de maquereaux qui stoppent presque le navire. Le cul du chalut est « viré en banane » pour ne pas tasser les prises : les marins récupèrent un bout jaune frappé sur le bas-cul à l’aide de la grue située en haut du portique pour amener l’arrière du chalut le long du bateau. Ils hissent ensuite cette extrémité à bord du bateau – dans cette partie du filet, il n’y a pas de poisson – pour y greffer la pompe à poisson. Ils la solidarisent à son tuyau d’acheminement, puis la grue saisit l’ensemble pour le remettre à l’eau. Dans la foulée, le tuyau hydraulique qui fait fonctionner la pompe est filé.
Un mélange d’eau et de maquereaux, aux écailles grises, noires et légèrement verdâtres, circule bientôt dans un conduit, de l’arrière du navire jusqu’à un séparateur qui rejette l’eau par-dessus bord. Denis descend sur le pont pour observer les prises qui dévalent à toute allure vers l’un des six réservoirs du bateau. D’une capacité d’environ 20 tonnes chacun, ils sont remplis d’une eau à 1 ou 2 degrés pour garder les captures au frais. Depuis les cuves, ils descendront ensuite à l’usine dans les entrailles du Scombrus.
Les équipes de pont et de passerelle soufflent un peu ; le chalut ne sera pas remis à l’eau tout de suite. Un trait peut durer deux à trois heures pour une pêche moyenne de 70 tonnes. « Un très bon trait de 100 tonnes, comme on a fait le premier soir, ce n’est pas si courant, et c’est quasiment le maximum qu’on puisse faire d’un coup, explique Denis. Comme l’usine ne peut traiter que 140 tonnes environ par jour, ça ne sert à rien de pêcher plus. »
Tout en rangeant le pont, à l’abri des embruns, les matelots échangent quelques mots avec les officiers, et des sourires éclairent leurs visages. Xavier vom Hoevel, dit Zaz’, le bosco, monte rejoindre ses deux collègues en passerelle. « Bon, je vais pouvoir reprendre ma douche et ma sieste », plaisante-t-il. Les marins de pont n’ont en effet pas vraiment d’horaires et peuvent être appelés à tout moment dès qu’il faut filer, virer ou manœuvrer sur le pont. Il a troqué gilet, casque, chaussures de sécurité et pantalon de ciré pour une tenue décontractée d’intérieur, à l’image des deux officiers qui restent à la passerelle.
Située au septième niveau, celle-ci surplombe le navire : tout en bas, se trouvent l’usine, les cales et la machine sur trois niveaux, juste au-dessus, le réfectoire et la cuisine, eux-mêmes surmontés du pont des matelots, puis du pont officier. Deux grands bureaux trônent au milieu de la passerelle. Sur chaque bord, des pupitres servent aux manœuvres de quai et, à tribord, on trouve une table de réunion et un coin « café ». Sébastien est assis sur l’un des sièges du poste de commandement ultramoderne, situé à l’avant, face aux six écrans d’un mètre de large. Dédiés à la pêche, ils affichent les images générées par les sonars et les sondeurs, outils indispensables à la traque du poisson. Les appareils de navigation – ais, radars, anémomètre, GPS… –, eux, sont fixés au-dessus des baies vitrées et des pupitres de commandes.
Quatre niveaux plus bas, l’usine déborde d’activité
Les trois collègues discutent du dernier trait d’environ 50 tonnes. Il en faudrait un de plus pour pouvoir passer le gros temps annoncé lundi 6 février car, une fois l’usine mise en route, il est prévu qu’elle travaille en continu pendant toute la marée ; il faut donc avoir du stock si le Scombrus ne peut pas pêcher.
La traque reprend donc, une fois la cigarette finie et le café servi. Sébastien et Yvan surveillent les deux sonars, écrans noirs sur lesquels des taches rouges cerclées de jaune, de taille plus ou moins grande et de forme aléatoire, apparaissent, mouvantes. C’est l’expérience qui permet de savoir s’il s’agit bien de poisson et, surtout, de maquereau atlantique (Scomber Scombrus), l’unique espèce ciblée pour ce début de marée. « Il y a bien des filtres pour que le sonar n’affiche que les bancs d’une seule espèce, m’explique Denis, mais il a ses limites et je préfère avoir une palette de signaux plus large pour être sûr de ne rien manquer. Je le règle en général avec un angle de 2 degrés pour cette profondeur (environ 100 mètres). Le faisceau balaie donc presque à l’horizontal tout autour du bateau, dans un rayon d’environ 3 000 mètres. »
Il faut parfois attendre un moment avant qu’un nouveau banc se présente sur les écrans… ce qui fait monter la tension quand l’heure tourne et que le force 10 annoncé se rapproche. Yvan met un peu de rap sur son téléphone et discute congés avec Sébastien, qui a dû renoncer à prendre ses jours de repos en même temps que les vacances de ses enfants. Parfois, il faut jongler avec le calendrier des marées et le planning des marins.
En ce moment, par exemple, sur un effectif de trente hommes, ils ne sont que vingt-six à bord : outre les repos, un matelot ne s’est pas présenté le jour du départ à Scheveningen le 31 janvier, et un mécanicien, blessé au poignet, a dû être évacué le lendemain de l’appareillage. Le capitaine s’est arrangé pour redistribuer les rôles et le Scombrus, près de deux jours et demi plus tard, était sur la zone de pêche du maquereau, définie par la politique européenne des pêches : en cette saison, elle se situe au-delà du 58e parallèle Nord et entre les 5e et 6e degrés Ouest. Nous croisons des navires néerlandais ou irlandais venus chercher eux aussi leurs quotas de maquereaux. En cinq jours de marée, le Scombrus en a déjà pêché à lui seul 300 tonnes…
Au printemps 2021, son baptême officiel à Concarneau avait d’ailleurs suscité de vives critiques de la part d’opposants, qui considèrent que la pêche industrielle à bord de ces grands bateaux-usines détruit la ressource. Ils l’accusent aussi de concurrencer la pêche artisanale, pratiquée sur des bateaux de moins de 12 mètres, en particulier en matière de répartition de quotas.
Tandis qu’à la passerelle, Sébastien et Yvan veillent, quatre niveaux plus bas, l’usine déborde d’activité. Ici, les marins travaillent seul ou en binôme dans le bruit, le froid, les néons blafards et une légère odeur de poisson. On se croirait à terre s’il n’y avait ce léger roulis. « Skaginn3X, l’entreprise qui l’a conçue, s’est inspirée des usines à terre en adaptant ce modèle aux contraintes de place du navire », indique Denis. Ne pouvant pas dépasser la jauge brute du Sandettié – lancé en 1980 –, dont le Scombrus a pris la place dans la flotte de pêche française (lire p. 37), « il a fallu tout concevoir dans un espace somme toute très restreint, l’usine mais aussi la machine », précise Sylvain Bacus, le chef mécanicien.
Les maquereaux, encore frais mais plus très vifs, glissent par gravité dans des tuyaux depuis l’un des réservoirs jusqu’à l’usine. Ils sont lavés dans un grand bac avant d’être triés selon leur taille et leur poids, en quatre catégories. La trieuse, dans des claquements rapides et incessants, les envoie ensuite dans neuf cuves, les « gamelles ». Le tri écarte les espèces autres que le maquereau, qui sont dirigées vers la cuve des rejets ; ce sont des caméras qui font ce travail, mais le système ne fonctionne pas vraiment. « C’est pour ça que le Scombrus va entrer en chantier après la marée. En attendant, on doit trier à la main », précise Damien Orvoen, le chef d’usine.
Depuis les gamelles, chaque gabarit de poisson est expédié sur un tapis roulant jusqu’à une machine qui les rassemble en lots de 22 kilos. Jacques Valun, dit « Babou », grand, massif, longues dreadlocks blondes, suit des yeux les tapis de poissons, qui proviennent de deux cuves différentes, et effectue un dernier tri. « Normalement, je suis au four – la partie surgélation –, mais comme il manquait un gars à ce poste… »
Jacques a travaillé vingt ans sur des chalutiers de 25 mètres au départ de Boulogne-sur-Mer avant d’embarquer sur le Scombrus il y a deux ans. « Je suis passé entre-temps sur l’Émeraude de la Compagnie des pêches de Saint-Malo, mais ça paie mieux ici ! Je ne sais pas encore si je vais rester longtemps à la pêche. Dans l’immédiat, je n’ai qu’une envie : profiter de mes congés après la marée pour aller à Dubaï avec des potes, ou en Thaïlande. Tous les jours, je rêve de mon camion aménagé. Mais le boulot reste correct, surtout ici. C’est sûr, ce n’est pas le même métier que sur les plus petits bateaux, c’est beaucoup moins manuel, et on ne se casse pas le dos. Tu fais six heures, tu te reposes six heures et tu reprends pour six heures. » Deux bordées alternent pour que l’usine travaille en continu pendant la marée.
Jacques tourne vivement la tête et se précipite vers la trieuse, victime d’un bourrage. Pas facile pour lui d’être aussi efficace que celui qu’il remplace, mais l’apprentissage se fait ainsi, sur le tas, avec le maître d’équipage, Stephen Barbay, qui n’est jamais bien loin et surveille la chaîne. Tout ici est géré par des logiciels et Skaginn peut prendre la main à distance quand un bug survient. « On croise juste les doigts pour que ça n’arrive pas le samedi à 18 heures, ajoute Sylvain Bacus, car il faut alors attendre le lundi matin pour avoir une réponse ! »
Revenons à nos poissons : une fois rassemblés en lots, les maquereaux sont ensachés, au niveau inférieur, puis déposés sur un plateau qui glisse jusqu’à la salle de surgélation. Ces « plaques » reçoivent un qr-code avec les informations nécessaires à la traçabilité du poisson – bateau, date, zone de pêche… Depuis la salle de la trieuse, une porte dérobée s’ouvre sur le local de surgélation. La température chute d’un coup. Des tuyaux blancs courent autour des grands blocs gris qui occupent la majorité de l’espace. Deux matelots discutent devant l’ordinateur de contrôle et le tapis sur lequel avancent les plaques. Arrivées devant une place disponible, elles sont poussées dans un four.
Bruit strident, lumière clignotante, un robot glisse pour prendre une palette
« On a quatre fours pour surgeler les plaques à -25 degrés, décrit Dorian Lahitou. Le processus prend environ 4 heures et demie. » Ici, les plaques sont insérées à l’horizontale dans les fours, alors que sur la plupart des navires le système est vertical pour gagner de l’espace, « mais ça peut affecter leur qualité, car ceux d’en bas sont écrasés sous le poids des autres », poursuit Dorian. Chaque four peut surgeler en même temps trois cent soixante plaques, soit 7 920 kilos de poissons… Le froid à bord est assuré par du co2 liquéfié par un système à base d’ammoniac. « Hé, tu vois que j’ai bien retenu la leçon ! », glisse-t-il à son collègue en riant.
Une fois surgelées, les plaques sont démoulées et conduites dans une salle où elles sont emballées mécaniquement dans des cartons frappés de la marque Cornelis Vrolijk. Au passage, un qr-code et des informations, comme le numéro de lot auquel la plaque appartient et le numéro d’immatriculation du navire, sont imprimées sur le carton. La boîte est alors à nouveau scannée pour être rangée sur une palette.
Bruit strident de sirène, lumière clignotante, un robot glisse sur son axe pour aller chercher une palette de cinquante-deux cartons. « Le robot, “R2D2”, la dépose devant une machine qui va saisir les cartons de la palette ensemble, explique le matelot Pierre Richard. Parfois, la machine fait des siennes, alors je repasse en manuel pour lui indiquer quand il faut mettre le lien. » Pierre pianote sur l’écran tactile de contrôle, puis retourne changer la bobine de fil plastique. « Hé, Jean-Seb ! Je vais bientôt manquer de palettes ! », lance-t-il à son collègue cagoulé et emmitouflé dans un bleu de travail épais. Celui-ci hoche la tête et descend à la cale. On comprend vite pourquoi il est si couvert : c’est là que sont stockés les cartons, à -25 degrés. De retour à Scheveningen ou IJmuiden, ils seront débarqués avant d’être exportés à l’étranger, principalement en Europe de l’Est, Afrique et un peu en Asie. La compagnie se targue de nourrir quelques centaines de milliers de personnes dans le monde grâce à ces poissons riches en Oméga 3… mais pas les Européens de l’Ouest, peu friands de maquereaux, chinchards et autres merlans, même si Denis indique qu’une fumerie de harengs s’est installée à Fécamp pour traiter ceux du Scombrus.
En attendant, la palette descend par l’ascenseur à la cale, où Jean-Sébastien Petesch explique depuis son Fenwick : « On commence toujours par la cale la plus basse, par l’avant, puis on remplit la cale supérieure et enfin l’intermédiaire, ce qui permet d’équilibrer l’assiette du bateau et de ne pas avoir à trop refroidir celle du milieu. »
Le ventre du Scombrus fourmille ainsi d’activité vingt-quatre heures sur vingt-quatre… En quatre jours de mer, près de la moitié de la cale inférieure est remplie de palettes de cartons de maquereaux, contenant quelque treize mille plaques. Et, inlassablement, le calier déplace celles qui arrivent de l’étage supérieur pour les ranger avec les autres.
De retour à la passerelle, le café embaume, mais le tangage est beaucoup plus perceptible. Dehors, le vent continue de souffler. Les essuie-glaces balaient les vitres, battues par les embruns et les averses. La mer, grise et démontée, fait osciller le navire. Les deux marins de quart, Sébastien et Yvan, viennent de repérer un banc sur le sonar : une tache ovale, rouge et cerclée de jaune, se déplace d’un bloc. Ils dirigent le navire vers elle pour vérifier au sondeur qu’il s’agit bien de maquereaux. Un courant d’air, un claquement de porte, Denis réapparaît. En jean, tennis et coiffé d’une casquette, il vient prendre son quart.
À bientôt quarante-quatre ans, natif de Saint-Malo, le capitaine navigue depuis l’âge de dix-sept ans. « L’un des premiers bateaux sur lequel j’ai embarqué, c’était le Prins Bernhard, l’autre chalutier de France Pélagique, où j’ai fait mes classes : d’abord à l’usine, puis au pont et à la passerelle. J’ai fait la pêche un temps, puis travaillé sur des supplys pendant huit ans. Et je suis revenu à France Pélagique en 2017 pour le projet du Scombrus. » Avec l’ancien capitaine, Vincent Lebreton, aujourd’hui retraité, le chef mécanicien actuel, Sylvain Bacus, et l’ancien chef méca, Patrice Noël – décédé en novembre 2022 –, Denis a participé à la conception du navire. « Ils nous ont présenté la future passerelle avec des lunettes de réalité virtuelle. C’était comme si on y était déjà ! Alors on pouvait dire : “Ça j’aimerais que ce soit plus là”, “ça ici”… Nous avons conçu avec la société Kongsberg le logiciel qui gère les treuils. Grâce à nos idées et notre expérience pratique du terrain, ils ont réalisé quelque chose de très fonctionnel. »
Sur l’écran du sondeur, les poissons apparaissent sous forme de points
Le Scombrus s’approche du banc repéré. Bientôt, sur l’écran du sonar dont le faisceau balaie l’avant du navire, une multitude de points orangés apparaît, couvrant une grande partie de la colonne d’eau. Quelques minutes plus tard, sur deux écrans situés à bâbord, nous retrouvons notre banc sous la forme de masses de points de couleurs verte, jaune et rouge. « Ces sondeurs envoient des ondes de fréquences variées juste sous le bateau, explique Denis. Celui-ci est par exemple réglé sur 200 Hz, fréquence à laquelle les maquereaux réagissent particulièrement bien : d’ailleurs, on le voit, les points sont très rouges, indiquant que les poissons sont très concentrés. Chaque espèce réagit différemment selon les fréquences et, avec l’expérience, on arrive à lire toutes ces informations. On va pouvoir filer », annonce-t-il à ses collègues, l’air satisfait.
Leur quart terminé, Sébastien et Yvan cèdent la place au capitaine et au deuxième lieutenant, Sylvain Le Bras. Le navire dépasse le banc avant de se placer vent debout pour filer le chalut. « Quand cette manœuvre sera terminée et que les panneaux seront à un mètre au-dessus de l’eau, précise Denis, nous exécuterons un demi-tour pour nous positionner en direction du banc détecté. Dès que nous y sommes, nous filons les panneaux. » Sylvain s’assoit au poste de maniement des treuils. Denis l’accompagne, reprenant sur le pupitre arrière les commandes du navire. Sur le pont, les trois marins sont à poste.
Une légère odeur de poisson envahit la passerelle à mesure que le chalut est filé. « Il va falloir le nettoyer », commente Denis. Imperturbables sur le pont, le bosco et ses deux matelots installent les appareils de détection du poisson dans le filet : trois capteurs de cul (sensors), fonctionnant avec un système à tirettes, sont disposés à plusieurs endroits : une fois que le poids de poissons, réglé au préalable par le capitaine, est atteint, une tirette bouge et agit sur le capteur qui envoie un signal numérique ; le bellysensor, fixé sur le ventre du chalut, qui enregistre la masse de poissons entrés dans le cul du chalut ; et enfin, le netsonde, amarré sur le dos du filet.
Des chaînes de lest sont accrochées sur les bras inférieurs pour garder bien ouverte la gueule du chalut. Les répulsifs acoustiques à cétacé – pingers – sont aussi posés. Les bras sont saisis aux panneaux qui sont enfin mis à l’eau. L’ensemble tire sur les fûnes et le Scombrus tangue encore plus fort lorsqu’il glisse sur une vague. Sylvain réajuste les ballasts anti-gîte, situés à tribord et bâbord, entre lesquels 30 mètres cubes peuvent circuler pour rééquilibrer l’assiette du bateau.
Le chalut filé, Sylvain et Denis retournent au poste de commandement principal pour suivre l’évolution de la pêche. Sylvain se sert un café dans sa tasse entourée de macramé. « Tu t’es bien débrouillé pour la manœuvre, commente le capitaine. Ça commence à rentrer. Et sinon tu fais souvent du macramé chez toi ? – Ouais, j’aime bien. J’ai acheté un bout en chanvre pour me faire un petit tapis en forme de baderne… » Denis sourit et sert une tasse à Xavier qui les a rejoints. Le chalut navigue à quelques mètres du fond, situé à 85 mètres, « sans jamais le toucher », affirme le capitaine ; il est ouvert sur 105 mètres à l’horizontale et 30 mètres à la verticale.
Sur le sonar, la tache indiquant le banc ciblé a réapparu sur la route du chalutier. Il ne faudrait pas qu’il dévie un peu trop à bâbord ou tribord. Denis surveille. Tout va bien : les écrans des sondeurs montrent que le poisson est là, près du fond, où le capitaine a placé le filet. Bientôt, le netsonde renvoie l’image d’une multitude de points colorés à l’entrée du chalut et, quelques minutes plus tard, l’écran du bellysensor confirme que les maquereaux s’engouffrent dans le cul du chalut. « Comme je n’ai besoin que de remplir un tank et demi – environ 30 tonnes –, je vais déjà prélever un peu sur ce banc. Mon bellysensor a l’air de m’indiquer qu’on a déjà pris une certaine quantité, mais je ne sais pas combien. C’est ma tirette qui pourra le dire. Si elle me donne un signal rouge, c’est que la quantité souhaitée est atteinte, sinon, il faut que je pêche un peu plus.
« Ça prend toujours une dizaine de minutes et, en attendant, je préfère relever de quelques dizaines de mètres le chalut pour ne pas prendre trop de poissons. J’ai déjà repéré un banc sur le sonar au cas où, car celui sur lequel je suis sera loin d’ici là. Je ne peux pas faire ça indéfiniment, parce que ça abîmerait le poisson déjà capturé. » Denis remonte donc le chalut de 40 mètres en augmentant la vitesse du navire, laissant une partie du banc continuer sa nage effrénée vers une destination inconnue.
Le capteur reste jaune sur l’écran… Il faut donc pêcher plus. Et, justement, l’autre banc se profile, moins profond dans la colonne d’eau, à une cinquantaine de mètres, moins gros aussi. Une fois une partie happée dans le chalut, Denis le relève à nouveau pour attendre la réponse de sa tirette. Cette fois, le signal est rouge : c’est bon, il est temps de virer. La manœuvre se déroule sans accroc, et les six réservoirs sont à nouveau pleins. « L’usine a du travail pour les douze prochaines heures », se félicite Denis.
Il y a des incontournables : le dimanche, c’est poulet-frites
Le jour commence à s’assombrir. À l’usine, c’est bientôt la relève. Ceux qui vont descendre y travailler fument une cigarette sur le pont, au niveau des treuils, avant d’aller dîner rapidement. Certains passent un très court coup de fil sur WhatsApp – ils ont droit à 150 mégaoctets par jour.
Au réfectoire, Joël Villalon a préparé le dîner : maquereau au poivre, porc en sauce, petits légumes et pommes duchesse, accompagnés de mâche et de radis. À bord du Scombrus, les plats sont présentés sur le comptoir où les marins se servent eux-mêmes à partir de 5 h 30 le matin, 11 h 30 le midi et 17 h 30 le soir.
À soixante-six ans passés, le coq a lâché sa retraite pour revenir travailler sur les bateaux, ce qu’il fait depuis plus de quarante ans… « J’ai commencé sur les terre-neuviers, où pendant seize ans, je devais nourrir soixante gars ! » Depuis une vingtaine d’années, il est chez France Pélagique, où il a œuvré dans les cuisines du Sandettié et du Prins Bernhard. « J’aime bien celle du Scombrus, car je travaille seul. J’ai mes habitudes et mes recettes. J’essaie de me renouveler, je regarde des émissions, je lis et puis, maintenant, ma fille est un peu là-dedans aussi, alors on s’envoie des idées. Mais il y a des incontournables : le dimanche, c’est toujours poulet-frites le midi, une tradition que les gars m’ont demandée de respecter. On perd vite la notion du temps sur un bateau, alors c’est une façon de se rappeler le jour de la semaine. » Parfois, Joël gâte les gars avec des gâteaux, brownies et crème anglaise, crêpes, gaufres, panna cotta au coulis de fraise… quand ce n’est pas une omelette norvégienne !
Les marins se succèdent dans le réfectoire, mais ils ne sont jamais très nombreux en même temps, à cause des quarts, dont la durée varie selon les postes – huit heures à la machine, quatre à six heures à la passerelle. Quand un nouveau venu entre, il lance « bon appétit » à la cantonade, et n’oublie jamais de remercier Joël en repartant. La télévision, en sourdine, passe ce soir un reportage sur les « Reines de la mécanique » ; parfois elle reste branchée sur une chaîne d’informations en continu, ce qui n’empêche pas de brefs échanges : « Alors, ça se précise ton voyage en Australie ? – Ouais, je regarde pour louer un camping-car, mais c’est cher… »
Pierre Richard, matelot à l’usine, me confie : « Quand je rentre chez moi, je m’occupe du jardin, j’ai un terrain de 1 000 mètres carrés, alors j’ai de quoi faire ! Quand on passe tant de temps en mer, ça fait du bien de se reconnecter avec la terre, avec ce qui pousse. » Car les matelots de pont et d’usine restent parfois de longs mois sur le Scombrus (lire p. 37)…
À bord, la plupart passe leur temps « off » dans leurs quartiers. Les couloirs, éclairés d’une lumière jaune, sont déserts et seuls des chaussons ou des chaussures posées devant les portes fermées des cabines témoignent de la présence des marins en repos. J’entends des discussions ou des bruits sourds de télévision. La salle de sport, sans hublot, est vide – le roulis n’est pas idéal pour faire du rameur. Dans la buanderie, encombrée de sacs de vêtements, toutes les machines et sèche-linge tournent. Un marin sort de la salle fumeur où la télévision est allumée. Xavier, le bosco, partage une cabine plutôt sobre avec Christophe, où ils se sentent à l’aise. Antony, lui, est seul dans sa cabine.
La nuit est tombée, mais pas l’activité à bord du Scombrus. De l’usine à la passerelle, des hommes sont en éveil, buvant du café en surveillant les écrans, ou suivant des yeux les maquereaux et les surgelés qui défilent sur les tapis. Dans son petit bureau de l’usine, Damien Orvoen effectue régulièrement des contrôles qualité sur le poisson pour en éprouver la fraîcheur et la teneur en graisse.
À la machine, depuis leur petit local, les mécaniciens ont l’œil sur ce qui se passe à bord. « On contrôle tout sur ces écrans, même l’ouverture d’une vanne, explique Sylvain Bacus. Nous faisons surtout de la surveillance, de la maintenance, et nous gérons les urgences sur le pont comme à l’usine. Mais quand il y a un gros truc à changer ou réparer et que ce n’est pas urgent, on le sous-traite à terre. Il y a beaucoup de choses sur lesquelles nous n’avons pas vraiment la main. Si vous voulez une image, on peut dire que du Sandettié au Scombrus, nous sommes passés d’un téléphone à cadran à un smartphone… »
Au matin, la houle et le vent sont toujours assez forts. Impossible de remettre en pêche, mais le temps doit se calmer en fin de journée et, demain mardi, il devrait faire beau… avant que ça se gâte à nouveau le soir. À la « chôle » [cape], le Scombrus attend donc le retour d’un temps plus favorable. Sylvain et Denis, de quart, discutent devant l’un des ordinateurs de la passerelle. « On assure pas mal d’intendance administrative, explique Denis, déclarations de prises, compte-rendu journalier à l’armement… Avant Internet, on partait pour un mois et on ne s’embarrassait pas de ces formalités ! Maintenant, c’est beaucoup de procédures, notamment pour la sécurité qui a bien avancé, et on se doit de la faire avancer. Mais c’est bien aussi d’être connecté, on peut être dépanné à distance, avoir des renseignements, des contacts avec nos familles. Et puis, comme on est quatre en passerelle, on se répartit le travail. »
Dans l’après-midi, le Scombrus dérive lentement, à 3,5 nœuds
En se levant de l’ordinateur, il jette un coup d’œil à l’écran qui affiche l’état des six réservoirs à poissons. « Trois sont encore pleins, nous avons un peu d’avance. Mais avec le force 10 prévu pour mercredi et jeudi, je préfère les remplir ce soir et demain. Comme ça, nous pourrons aller nous abriter l’esprit tranquille. »
Dans l’après-midi, le Scombrus dérive lentement, à 3,5 nœuds. Les autres bateaux sont aussi en stand-by. Denis a contacté ce matin le Frank Bonefaas, un navire néerlandais de 119 mètres de la Cornelis Vrolijk, pour savoir comment il envisageait les deux jours de tempête : il a prévu de se réfugier au Nord de l’Écosse. C’est aussi ce que notre capitaine avait en tête…
Mardi matin, le soleil est là, mais le dernier trait réserve une mauvaise surprise : la pompe est endommagée. Les réservoirs ne sont pas tout à fait pleins, mais il est temps de partir.
Les trois marins de pont s’attellent au nettoyage du filet avant de le rincer à l’eau douce. Il doit aussi être ramendé : Christophe et Xavier vont lui tricoter de nouvelles mailles. Sur le pont, Xavier, le bosco, coordonne les manœuvres. « Je suis un peu les yeux de la passerelle ici. À la base, j’étais censé être chef d’usine, parce que je l’ai été sur des 25 mètres armés au chalut de fond. Mais j’étais le seul à savoir travailler le filet, alors ils m’ont donné ce poste et je suis bien content ! Ici, au moins, on voit la lumière du jour. Il arrive qu’on travaille vingt-quatre heures d’affilée quand il y a un problème, mais si on ne pêche pas pendant un jour, c’est tranquille. Alors, comme ça jase un peu avec les gars de l’usine, on descend parfois les aider, et on s’occupe aussi du ménage à l’intérieur. » Au-dessus de nos têtes, le ciel s’assombrit, des gouttes s’abattent sur le pont et la mer grossit. Le chalutier fait route à 10 nœuds vers l’Écosse. Il reviendra sur zone pour un ou deux jours de pêche afin de « finir la campagne de maquereaux. L’usine aura bientôt traité 770 tonnes et il nous faut 1 100 tonnes de maquereaux. On complètera la marée avec du merlan, il en faut 600 tonnes pour remplir les cales. » Pour le capturer, le Scombrus descendra le long de l’Ouest de l’Irlande jusqu’à la limite du plateau continental, lieu de passage des migrations du Merlangius merlangus. Et la traque se poursuivra encore quand viendra la saison du hareng…
EN SAVOIR PLUS
Deux visions de la pêche
Geoffroy Dhellemmes, directeur de France Pélagique, livre sa vision de la pêche et justifie le choix du « Scombrus », qui a suscité de vives critiques de la part des défenseurs de l’environnement et d’une partie des pêcheurs. L’association Pleine Mer prône quant à elle un modèle de pêche artisanale qu’elle estime plus respectueux de la ressource.
Geoffroy Dhellemmes est le directeur général de l’armement France Pélagique, créé en 1988, dont l’actionnaire principal est l’entreprise néerlandaise Cornelis Vrolijk. « Mon père travaillait dans l’armement familial, Dhellemmes, spécialisé dans la pêche fraîche. Avec France Pélagique, il a choisi un autre créneau, le poisson surgelé et l’export, raconte Geoffroy Dhellemmes. Nous avons toujours eu à cœur de développer une pêche sélective, moderne, innovante sur le plandes technologies et sécurisante pour les marins.
« Contrairement aux critiques qui nous sont adressées, nous respectons les quotas qui nous ont été attribués entre 2001 et 2003, en fonction de l’antériorité des captures, c’est-à-dire sur la base de notre activité de pêche passée. Ces quotas n’ont pas changé depuis [ndlr : ce qui change, ce sont les Totaux annuels de captures, réévalués chaque année, selon l’état de la ressource]. Si l’armement France Pélagique ne s’était pas positionné sur ces espèces, la France aurait perdu des quotas sur ces poissons. Effectivement, nous disposons d’une part importante pour le hareng par exemple, car nous avions déjà des “droits” sur cette pêcherie. Le hareng représente environ 65 pour cent de notre production, et les petits pêcheurs artisanaux, auxquels on nous oppose souvent, se sont majoritairement détournés de cette espèce, même si certains ont des droits de pêche dessus. Je trouve que ce clivage pêche artisanale versus pêche industrielle alimente une vision non constructive qui porte préjudice au secteur en général. La pêche française est belle parce qu’elle est plurielle. « Je suis d’ailleurs un grand défenseur des quotas : il faudrait sans doute que toutes les espèces exploitées en bénéficient et que, dans ce but, on mette plus de moyens dans la recherche. Je regrette cependant qu’ils soient annuels, car cela peut porter préjudice à la trésorerie des armements, les tonnages autorisés pouvant fluctuer parfois beaucoup d’une année sur l’autre. Pour autant, en soutenant la pêche et en préservant la ressource, les quotas servent à tout le monde. Ils gagneraient simplement à être davantage pluri-annualisés. »
« À l’association Pleine Mer, nous portons une pêche qui exploite les ressources de la mer sans détruire les écosystèmes des fonds et les habitats, et sans menacer la biomasse sur le long terme, explique Charles Braine, son président. Au-delà de cet aspect environnemental, il y a aussi tout un volet socio-économique : nous défendons une pêche qui crée des emplois et dynamise les ports français. Aujourd’hui, ces ports se vident, à cause des plans de sortie de flotte certes, mais aussi parce que beaucoup de patrons-pêcheurs abandonnent leur activité et ne sont pas remplacés. On parle de souveraineté alimentaire, mais on a de gros bateaux qui commercent quasi uniquement à l’international. En outre, ils emploient peu de marins, à l’instar des grands chalutiers pélagiques, comme le Scombrus.
« Je m’interroge aussi sur le fait que ces bateaux ont visiblement beaucoup de quotas. Je pense qu’il faudrait qu’on réserve une part plus importante de quotas aux petits bateaux, notamment pour les espèces qui se pêchent près des côtes. En revanche, pour les espèces exclusivement lointaines, on peut privilégier les grands bateaux, seuls capables d’aller en haute mer.
« Il est possible de réorganiser l’attribution de droits de pêche : l’article 17 de la Politique commune des pêches – qui n’est pas appliqué en France – permet aux États membres de légiférer sur l’attribution des droits de pêche selon des critères sociaux-économiques et environnementaux. On peut prendre en compte par exemple le nombre d’emplois créés pour 1 000 tonnes de poissons pêchés, le prix le plus élevé au kilo ou encore la technique générant le moins d’impact et de rejets. L’État pourrait soutenir la modernisation de la flotte pour que les petits bateaux soient moins polluants et plus sélectifs. Sur le modèle de Terre de liens, qui aide de nouveaux agriculteurs à s’installer, nous sommes en train de créer, avec d’autres associations, Mer de liens, pour accompagner de jeunes pêcheurs voulant se lancer et construire des bateaux plus sûrs, économes en énergie et sélectifs. « Attention, je tiens à préciser que, pour moi, le problème, ce ne sont évidemment pas les pêcheurs qui travaillent à bord des grands navires-usines, mais les entreprises qui sont derrière. Proches des ministères, elles ont du personnel à terre pour suivre l’actualité, les négociations… Elles ont ainsi les moyens de faire pression, notamment sur le gouvernement français, pour la répartition des quotas entre les armateurs et défendre le système des antériorités de captures. »
Les congés à bord du scombrus
À bord du Scombrus, les officiers de passerelle et les mécaniciens disposent d’une marée de congé pour trois marées embarquées. Les matelots de pont et d’usine, eux, peuvent prendre une marée de congés pour cinq passées en mer, sachant qu’une marée dure de vingt à vingt-cinq jours. Les revenus sont toujours basés sur les parts, au prorata du chiffre d’affaires de la marée, mais ils sont « lissés » sur l’année, ce qui permet de payer les marins pendant leurs congés. « Il y avait des soucis d’équité dans les plannings, explique Geoffroy Dhellemmes. La majorité voulait faire par exemple la marée de maquereaux (plutôt bien valorisée) et prendre un repos sur la marée de chinchards. Nous avons décidé que les marins seraient payés sur toutes les marées de l’année, même quand ils sont en repos. Une grosse marée rapportera un peu moins au salarié qu’avant, mais une petite rapportera plus. Il n’y a pas de salaires fixes au mois, mais un salaire garanti tous les mois. »
Une ressource en difficulté
Si l’état du stock de maquereau a été jusqu’en 2021 jugé en « bon état » par l’Ifremer, qui réalise des diagnostics des populations de poissons en Europe tous les ans, il est passé en 2022 dans la catégorie des espèces « surpêchées ». Cela signifie que la biomasse des reproducteurs est encore suffisante aujourd’hui, mais que les stocks pourraient s’effondrer si l’effort de pêche ne diminue pas. En cause notamment, une mésentente entre les principaux États ciblant le maquereau (Norvège, îles Féroé, Royaume-Uni, Islande et quelques membres de l’UE), ce qui a pour conséquence d’augmenter la pression de pêche. En 2022, la production a été de 1 131 416 tonnes, soit 42 pour cent de plus que ce que préconisaient les scientifiques (794 920 tonnes). En 2023, l’avis du Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM) est fixé à 782 066 tonnes, mais les États concernés n’ayant toujours pas trouvé d’accord, un nouveau dépassement est à craindre… « Le passage du maquereau au statut d’espèce surpêchée est aussi dû à des réévaluations de l’état de la population d’une année sur l’autre qui affine notre estimation, précise Alain Biseau, expert halieutique à l’Ifremer et membre du CIEM. C’est vrai que pour les armateurs, les fluctuations annuelles sur les Totaux admissibles de captures (tac) peuvent être difficiles à gérer. Le fait que M. Dhellemmes parle de quotas pluri-annuels est intéressant, et la question ne se pose pas seulement pour le maquereau. Les ministres de la Mer travaillent sur le sujet, mais il est probable que pour être prudents, le tac pluri-annuel du maquereau serait certainement inférieur à celui prévu pour l’année. »
Le Scombrus dans la flotte de pêche française
Une fois achevée au chantier Nauta de Gdansk, sur des plans conçus par le bureau ASD Ship Design BV, la coque en acier du Scombrus a rejoint Leirvik (Norvège) pour être dotée de ses emménagements et équipements chez Havyard Ship Technology. L’entreprise Skaginn3X, elle, a conçu l’usine.
Propulsé au Diesel-électrique avec deux lignes d’arbre, pour une puissance de 4 500 kilowattheures, ce chalutier de 81,50 mètres de long pour 17,50 mètres de large remplace le Sandettié. Selon la réglementation française (découlant de directives européennes), « le demandeur [d’un projet de renouvellement de navire, ndlr] devra être propriétaire depuis deux ans au moins du ou des navires renouvelés. » A priori, sauf dérogation, le nouveau navire ne doit pas dépasser la jauge brute de l’unité qu’il renouvelle, pour rester dans la limite de capacité de pêche dont dispose la France (soit un maximum de 214 282 tonnes et 1 166 328 kW de puissance, ce qui en fait la capacité de pêche la plus élevée de la flotte européenne, derrière l’Espagne). Le Scombrus cible le maquereau, le merlan, le chinchard et le hareng, selon les saisons, à l’instar des deux autres chalutiers pélagiques français de ce gabarit, le Joseph Roty II de la Compagnie des pêches de Saint-Malo, et le Prins Bernhard de France Pélagique. Avec l’Émeraude de la Compagnie des pêches (qui cible aussi des poissons de fond comme le lieu noir, le cabillaud et l’églefin) et les grands thoniers-senneurs de l’océan Indien, ce sont les « géants » de la flotte de pêche française, composée, en 2020, de 6 223 bateaux. Ils sont très minoritaires, car 71 pour cent des unités mesurent moins de 12 mètres.