Par Sandrine Pierre feu – Après avoir navigué pendant onze ans à bord de différents voiliers traditionnels, Nikki Alford a racheté, ramené dans son pays d’origine et restauré l’un des derniers caboteurs à voiles de Cornouailles, Bessie Ellen. Histoire d’une passion brute, pétrie d’une ténacité conjuguée au féminin.
Sept heures du matin à bord de Bessie Ellen. Quelques passagers dorment encore dans les cabanes de l’imposant carré aménagé dans l’ancienne cale du voilier. D’autres se préparent pour la journée. De la cuisine s’échappent des effluves de café et de petits déjeuners anglais. Le soleil réveille la toile ferlée et fait chanter le bois du pont. La journée promet d’être belle, la brise est annoncée et le ketch doit quitter le port où il relâche depuis deux jours pour filer plein Sud.
Visage bruni par le soleil et dégaine de marin avec ses bottes en cuir, son jean et son débardeur, Nikki Alford semble déjà partout à la fois. Impossible de la suivre et difficile de la coincer. Intarissable sur les chiffres et l’épopée de son bateau, elle s’esquive dès qu’il s’agit de parler d’elle. Les yeux cachés sous une casquette, Nikki est pudique comme un pêcheur breton. Faiseurs et parleurs étant rarement les mêmes, elle appartient résolument à la première catégorie. Gamine, elle battait la campagne autour de la maison familiale, passait son temps dehors et avait toutes les peines du monde à rester enfermée. Grimper aux arbres en rêvant de bateaux pirates lui plaisait davantage que l’école ou les goûters entre filles de bonne famille. « La première fois que ma mère a réussi à me faire faire du shopping, je devais avoir quinze ans. Avant, je portais ce qu’on me donnait. »
Propriétaire et armateur depuis cinq ans de Bessie Ellen, un ketch de 35 mètres et de 100 tonnes, Nikki en est à la fois l’agent, la trésorière, la représentante de commerce, la banquière, mais aussi le maître d’équipage ou le capitaine, selon les saisons et le hasard des embauches. « Gabière » à ses heures, bosco toujours un peu et « voilière » tout autant, pour réparer ou renforcer les voiles abîmées; « charpentière » de temps en temps, car un bateau en bois exige des attentions incessantes; un brin mécano naturellement, quand l’équipage est absent, l’hiver, et que le moteur a besoin d’entretien: le gros des travaux est alors réalisé par des professionnels, mais les soins quotidiens doivent être apportés par l’équipe permanente du bord — c’est-à-dire elle.
Levée à l’aube, elle glisse du quai à la cambuse et de la passerelle au pont pour être parée quand démarrera la journée. Elle ne s’est pas souvent offert le luxe d’une grasse matinée depuis qu’elle a décidé d’être marin. Enfin, décidé… Les événements se sont d’abord enchaînés par hasard. Elle a dix-huit ans quand elle embarque pour la première fois. Excédée par son obsession de la mer et par son désintérêt pour les études, sa mère la « force » à passer quatre mois à bord d’un ketch danois, le Flyvholm. Dix hommes d’équipage, un confort relatif et un rythme de travail soutenu, l’expérience n’a rien d’une croisière de santé, mais est censée détourner la jeune fille d’une vie de vagabonde. Voire, espère secrètement la famille Alford, ramener l’enfant terrible à des rêves plus rangés. Peine perdue. Après trois années passées à Londres, Nikki embarque à nouveau sur le Flyvholm, pour seize mois d’Atlantique. C’était en 1989. Depuis, elle n’a pas quitté la mer plus de quelques mois et l’école ne l’a pas revue, sauf quand il s’est agi de passer les brevets indispensables à ses embarquements !
A l’école du pont à bord du caboteur norvégien Anna Rosa
Comme dans les livres sur la marine en bois dont elle se délecte, elle a commencé son métier de marin à l’école du pont. Embarquée en 1990 à bord de la galéasse Anna Rosa, caboteur norvégien centenaire destiné au Port-Musée de Douarnenez, elle effectue un demi-tour du monde, de la Nouvelle-Zélande à la Bretagne. Seize mille milles de quarts et de crapahutage, de matelotage et d’apprentissage confirment sa vocation. Elle reste à bord du voilier, à Douarnenez, où elle apprend le français — langue que ses professeurs n’avaient jamais réussi à lui faire ingurgiter —, puis appareille sur l’Anna Kristina, une autre belle galéasse, et traverse deux fois l’Atlantique.
Au fil des contrats suivants, elle goûte au plaisir d’unités plus grandes. Embauchée par la compagnie Square Sail — spécialisée notamment dans les tournages de films historiques avec des voiliers anciens —, elle navigue tour à tour à bord du brick-goélette danois Phoenix (sous pavillon anglais) et du trois-mâts Earl of Pembroke. « Sur un bateau, plus l’équipage est nombreux, plus on s’amuse. » On s’amuse et on travaille, car Nikki, ce bouillant phénomène toujours prêt à rire, ne ménage ses efforts ni sur le pont, où elle est toujours la première à grimper dans la mâture, car elle adore « faire le singe », ni hors quarts. Autant elle peinait à s’asseoir à son pupitre quand il s’agissait de repasser ses leçons ou d’endosser son uniforme d’écolière, autant elle n’a aucun mal à passer des heures le nez dans des livres à étudier les moindres détails de gréement, les coques, les gestes et les métiers de la marine traditionnelle.
« A bord d’un navire à voiles, explique-t-elle, il faut travailler deux fois plus et être deux fois plus compétente pour être respectée en tant que femme. » Nikki ne dit rien des couleuvres avalées, des blagues douteuses et des défis idiots; elle passe les examens « silencieux », est envoyée par tous les temps dans les enfléchures, se pend aux bouts-dehors, se fait rincer, tremper, ballotter, de la Baltique au Pacifique, mais gravit les échelons de l’épineuse hiérarchie maritime. A force de ténacité et d’endurance, de sens marin et d’expérience, fille ou pas, elle passe bosco du trois-mâts barque Kaskelot. La voici patronne sur le pont et responsable de la maintenance d’un grand voilier. Peu après, elle recevra le grade de troisième lieutenant.
Partie six mois en mer de Chine, sur une jonque de 25 mètres lancée à Hong-kong pour les besoins d’un film, elle occupe la fonction de second, puis de capitaine, entre Bombay et Oman. N’est-ce pas la vie dont elle a toujours rêvé? C’est bien sur la crête des vagues qu’elle vibre, c’est bien avec les gens de mer qu’elle se comprend, et c’est ainsi qu’elle doit vivre.
Elle échafaude dans le même temps des plans avec ses compagnons de mer pour sauver les dernières coques en bois qui finissent de mourir ici et là. « L’âge de la marine de commerce à la voile n’est révolu que depuis quelques décennies, affirme-t-elle, et des dizaines de navires de ces temps héroïques peuvent encore être sauvés. Nous étions plu-sieurs à imaginer les restaurer et les faire naviguer. » Elle-même nourrit en secret un projet « absolument fou ».
Histoire d’un coup de foudre
L’histoire commence en 1989, alors qu’elle travaille chez Peter Gregson, un courtier maritime du Devon, spécialisé dans les bateaux traditionnels. En attendant un embarquement, elle loge chez son patron et fait du secrétariat. « J’étais chargée de rechercher et d’expédier les informations concernant les navires à vendre aux gens qui nous contactaient. C’est-à-dire que je passais beau-coup de temps à fouiller dans des caisses remplies de papiers. Un soir, je mettais de l’ordre dans des dossiers, quand je suis tombée sur une grande enveloppe rose intitulée « Bessie Ellen ». Je la revois encore, comme si c’était hier. Deux Polaroïds montraient une coque démâtée. Je suis immédiatement tombée sous le charme! Ce ketch, déjà presque centenaire, était typique des petits caboteurs anglais du début du XXe siècle. Mais il avait aussi été conçu pour faire les voyages de « prime » à Terre-Neuve, ce qui explique sans doute ses lignes extrêmement pures, son avant élancé et sa voûte magnifique. »
Dès le lendemain, Nikki insiste auprès de son patron pour qu’il intervienne auprès de ses clients les plus fortunés. Le Bessie Ellen doit absolument être sauvé. « Pas question de pousser mes acheteurs à s’intéresser à ce bateau, s’insurge le courtier. Il faudrait être fou pour s’atteler à un projet pareil! » Mal-gré l’importance historique du navire, il n’a pas tort. Le ketch est désarmé depuis les années 1970, et sa coque, dont la construction remonte à 1906, a été accidentée à deux reprises. Qui sait dans quel état se trouve sa structure? Sans parler du gréement, ni du moteur, s’il en possède toujours un. Comment mettre une telle unité aux normes d’aujourd’hui et la « faire vivre »? Nikki n’en sait rien. Elle est amoureuse d’une chimère au cœur de chêne, qu’elle pense oublier au premier embarquement.
Les années passant, pourtant, la chimère s’incruste. Nikki ne se sépare jamais de deux photos du bateau chipées à Peter Gregson.
L’hiver 1996, elle convainc un ami de faire le voyage avec elle jusqu’au Danemark pour en avoir le cour net. « Ce fut le coup de foudre. La coque était exactement telle que je l’avais rêvée. Bien sûr, au sens propre, elle n’était pas très engageante sous sa bâche, avec ses tonnes de lest à l’abandon et sa cale pleine de nids de pigeons. Elle n’avait pas bougé depuis plus de quinze ans, mais elle était saine, sèche, et la charpente avait été entièrement revue par le précédent propriétaire. » La jeune femme revient enthousiaste en Grande-Bretagne. Entre deux embarquements, elle étudie la faisabilité d’une éventuelle restauration et s’intéresse à l’histoire du ketch. Elle enquête autour d’Appledore et de Braunton, rencontre d’anciens capitaines, les descendants de marins ayant navigué sur le Bessie Ellen ou sur des navires semblables. « Je commençais à réaliser à quel point il était important de rendre ce bateau à son pays d’origine. Pas pour nous, bien sûr, mais pour les villages, les familles qui avaient vécu grâce à ce type de caboteurs. »
En 1998, en plein hiver, elle décide de retourner voir le bateau en compagnie de deux amis compétents, dont un charpentier de marine. Il s’agit d’évaluer plus précisément l’état de la coque. Le Bessie Ellen est sorti de l’eau et inspecté minutieusement. « Il gelait à pierre fendre. Ted Luck passait son temps à enfoncer son tournevis dans le bois. Chaque fois, il trouvait les planches dures et concluait qu’elles devaient être en bon état. En fait, je crois qu’elles étaient toutes gelées ! » La coque, dont les formes « parfaites » émeuvent tant Nikki, est jugée saine, mais le travail à accomplir reste énorme. L’équipe revient sans avoir signé et la jeune femme part en mer de Chine. Alors qu’elle continue à se demander comment sauver le ketch, une pensée la saisit: « Et si quelqu’un d’autre achetait le Bessie Ellen? » L’idée lui paraît insupportable. Dès son retour en Europe, en mai 2000, elle télé-phone au chantier pour vérifier si le navire est toujours en vente. « Tout juste, lui répond-on, il a failli être acheté par des Danois la semaine passée. »
Nikki s’envole aussitôt vers le Danemark en compagnie du capitaine du Kaskelot, John Bates. Cette fois, elle dispose des fonds nécessaires. « Sans me demander mon avis, John a annoncé au directeur du chantier que nous venions acheter le bateau. J’ai pâli. En fait, John m’a donné l’impulsion nécessaire et, après une longue nuit passée à faire des calculs, j’ai donné ma vie à ce superbe petit navire. »
Après cette seconde irréelle où elle a posé sa signature sur le formulaire danois, après ce paraphe un peu tremblé qui a fait d’elle le cinquième propriétaire de cette coque dont elle rêvait depuis dix ans, son existence prend un nouveau cours. Un cours accéléré et périlleux, aux allures de course contre le temps, contre les problèmes techniques et les chiffres, contre ces trous dans le budget qu’il faudra absolument combler sous peine de devoir revendre le bateau. Une course folle dont elle n’a pas l’impression d’être tout à fait sortie deux ans plus tard, quand le navire tire ses premiers bords le long de la côte cornouaillaise, ni même en 2003, quand il embarque ses premiers passagers.
Prendre son rêve au sérieux, puis retrousser ses manches
La restauration commence par le déblaiement des 45 tonnes de lest aggloméré dans les fonds. Ensuite, Nikki fait sortir le bateau de l’eau et lance les réparations nécessaires auprès de charpentiers danois, en vue du convoyage en Grande-Bretagne. Calfatage du pont, piquage de la cale, nettoyage général et dépose du moteur leur prennent six mois pleins. Les soirées sont employées à résoudre les problèmes administratifs — changement de nationalité du navire, changement de propriétaire, autorisation de naviguer… — et techniques — trouver un nouveau moteur. Le ketch enfin prêt, avec à son bord l’officier danois exigé par la législation, appareille en avril 2001. Très émue, Nikki prend la mesure de son engagement: « Je me sentais investie d’une énorme responsabilité vis-à-vis de ceux qui avaient rêvé de restaurer le bateau, de ceux qui nous avaient aidés, mais aussi, bien sûr, à l’égard du bateau et de son histoire. » Pourvu d’un seul mât tronqué destiné à porter les antennes nécessaires aux instruments de navigation, le Bessie Ellen se comporte à merveille pendant le convoyage. « Il devait avoir hâte de revenir à la maison », traduit sa nouvelle patronne.
A Plymouth, tout près du lieu où il avait été lancé, le ketch se voit offrir un quai pour la restauration. Là, une autre bataille s’engage, qui durera près de quinze mois. Soutenue par des bénévoles et de nombreux amis spécialistes des bateaux traditionnels, Nikki espère redonner au ketch son apparence d’origine. Ensemble, ils dessinent le plan de voilure, décident des échantillonnages, font fabriquer les mâts — l’un d’eux, trop faible, devra être remplacé — et prévoient l’agence-ment intérieur. Malgré leurs recherches et les documents réunis par Ole Pietersen — qui tenta de remettre le navire en état entre 1974 et 1998 —, Nikki ne dispose d’aucune photo ni plan des emménagements. Quelques unités de la même époque, au programme semblable, ont bien été remises en état, comme le Kathleen & May ou le Garlandstone, mais chaque bateau est différent et les réglementations de sécurité ne sont pas compatibles avec les reconstitutions fidèles.
Nikki passe ses journées à manier rabots, pinceaux, outils électriques et surtout son téléphone et son stylo pour trouver des partenaires financiers. « S’il n’y avait eu que les questions techniques, nous nous en serions sortis, mais il fallait aussi résoudre tout cela au moindre coût. » Une sorte de quadrature du cercle riche en rebondissements. Un jour, un agent de la Maritime and Coastguard Agency’s (MCA) — l’autorité délivrant les titres de navigation — annonce à Nikki qu’elle ne pourra obtenir l’agrément pour le transport de passagers qu’à condition de revoir entièrement le moteur. Ce qui signifie une facture imprévue de plus de dix mille euros. La jeune femme, ne sachant pas où trouver cet argent, annonce immédiatement à son équipe qu’il va falloir interrompre les travaux. Dix minutes plus tard, le patron de la Serco Denholm, une entreprise de maintenance de moteurs l’appelle. Il a entendu parler de ses difficultés et fera le nécessaire gratuitement, en échange de sorties en mer. Plus de peur que de mal. Nikki et ses amis peuvent reprendre leur ouvrage. Une autre fois, deux femmes avancent vers le bateau, l’observent longtemps et finissent par se présenter: il s’agit de Mme Moller, dont l’époux avait possédé le bateau de 1920 à 1947, et de sa fille. « Elles avaient vécu ensemble à bord et la vieille dame de quatre-vingt-dix ans s’en souvenait très bien. »
De bonnes surprises en sueurs froides, le projet progresse. A l’été 2002, le ketch reprend la mer avec une garde-robe neuve, tous les certificats nécessaires et un planning de charter qui débute en 2003. Depuis, il balade sa tonture élégante dans tous les ports d’Europe, de Vannes à Stavanger, en Norvège. La bataille, pourtant, est loin d’être gagnée. Chaque année, Nikki doit trouver les moyens colossaux nécessaires à la maintenance de sa « chère » chimère! En décidant d’acheter la magnifique coque délaissée, la jeune femme ne pouvait imaginer la masse de difficultés qui l’attendait. Heureusement?
Aucun pied-à-terre pour cette nomade, juste le pied marin !
Nikki ne répond pas. H est 8 heures moins le quart, elle s’éclipse. La porte de sa cabine reste grande ouverte sur un univers spartiate: quelques livres, deux ou trois cahiers, des chandails et des jeans. Quelque part, en Cornouailles ou ailleurs, aucun nid capitonné ne l’attend. Son « chez elle », c’est son sac de voyage. Aucun pied-à-terre pour cette nomade. Juste le pied marin. « Je n’aime pas vivre à terre plus de trois ou quatre jours. J’essaie pourtant régulièrement de rester avec mes parents ou mes amis. Chaque fois, je me dis que je vais y passer une semaine, mais il n’y a rien à faire, après deux ou trois jours, je n’ai qu’une envie: retrouver les cloisons en bois d’une cabine et une solide bannette. » Les seuls biens de Nikki se résument à une voiture en Cornouailles et le Bessie Ellen. L’hiver – qu’elle déteste -, elle reste seule à bord et entretient le bateau en préparant la saison suivante.
De l’eau salée dans le CV
En 1989, Nikki Alford embarque comme cuisinière et mousse sur le Flyvholm, une galéasse danoise sur laquelle elle avait déjà navigué quatre mois en 1986. Le voyage dure seize mois et passe par six pays différents, de l’Espagne aux Caraïbes, en passant par la côte Est des Etats-Unis.
1990 : convoyage du hardanger jakt norvégien Anna Rosa (quatre-vingt-dix-huit ans) d’Auckland à Douarnenez, par l’océan Indien, la mer Rouge et la Méditerranée. Six mois de mer.
1991-1994: Nikki est matelot à bord d‘Anna Kristina, un autre bateau norvégien de cent quatre ans. Elle traverse deux fois l’Atlantique, participe aux courses de grands voiliers célébrant le 500e anniversaire de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, et effectue du charter aux Canaries.
1994-1999: embauchée par l’armement britannique Square Sail, la jeune femme embarque sur plusieurs grands voiliers. Elle finira bosco, puis officier du trois-mâts barque Kaskelot. 1999-2000: après avoir travaillé dans un chantier naval de Hong-kong à la construction de la jonque Precious Dragon, elle navigue à son bord en tant qu’officier en second, puis en qualité de capitaine, depuis la Chine jusqu’à Oman, durant la saison des cyclones. 2000-2003: achat et restauration de Bessie Ellen.
Pendant le petit déjeuner, qu’elle avale sur un coin de table, la jeune femme reste concentrée: ne rien oublier, surtout! Puis elle retrouve ses troupes sur le pont. Pendant quelques minutes, l’équipage, soudé, ressemble à un groupe de copains échangeant des nouvelles des bateaux amis et des rencontres de la veille; mais soudain, sans que rien ne soit dit, l’ambiance change. Huit heures sonnent, déjà. Le moment du briefing quotidien. La voix de Nikki se raidit et les ordres fusent. Chacun est informé du programme et se voit assigner une tâche. Malgré le skipper embauché pour la saison – « Je ne peux pas être partout, et puis c’est un homme, c’est idiot, mais on le respecte d’office! » -, c’est bien elle la patronne.
A bord, tout le monde se souvient comment elle a résolu un problème d’impayé qui mettait de la saison en péril, quelques mois plus tôt. Après avoir passé une partie de la nuit à réfléchir, elle avait annoncé de sa voix ronde et décidée : « Nous ne partirons pas tant que la facture ne sera pas honorée. » Le coût d’immobilisation de Bessie Ellen menaçant de s’ajouter à l’ardoise de l’indélicat, le chèque avait été apporté avant midi.
Un vent de 15 nœuds écorche la baie. Le temps est idéal. Le briefing terminé, chacun file à son poste et le ketch appareille. Nikki prend la barre un moment, puis s’occupe des manœuvres. Elle électrise le pont: « A hisser le premier foc, vite ! » Les marins se précipitent sur la drisse. Nikki bondit plus vite qu’eux et tonne: « Qui m’a donné une bande de touristes pareils? Ça fait des semaines que vous faites la même chose et vous lambinez encore? Allez, du nerf! » Un instant plus tard: « A hisser le second foc! Plus vite, saperlipopette! » La seconde voile vole en tête d’étai, puis la troisième et la quatrième. Nikki est la première à remarquer un bout coincé dans la mâture. Sans un mot, elle se précipite dans le gréement. En moins d’une minute, elle est rentrées en tête de mât et en est redescendue. Les amarres sont lovées, les défenses rentrées, et la digue du petit port n’est pas doublée que Bessie Ellen porte déjà toute sa toile. Nikki vérifie le réglage des écoutes et la vitesse du navire puis sourit sous sa visière. « Les voiles sont établies », annonce-t-elle sobrement à son capitaine, qui couve le ketch des yeux. Le vent monte en puissance et le bateau accélère. Tous lèvent la tête, des regards complices sont échangés. Nikki et ses amis n’ont pas trimé pour rien, le navire file déjà 8 nœuds.