UN BRISE-GLACE SOUS LES TROPIQUES
Au printemps dernier, le peintre officiel de la Marine Nicolas Vial (CM 288) mettait son sac à bord du patrouilleur polaire L’Astrolabe, en partance pour une tournée des îles Éparses, Europa, Juan de Nova, Glorieuses et Tromelin, avec une grande escale à Madagascar et un passage à Mayotte. Un livre est né de ce voyage peu commun, dont nous livrons ici quelques bonnes feuilles.
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Un peintre en tournée
« J’ai été reçu parmi les peintres officiels de la Marine en 2008, mais pour être franc, ce voyage, presque quinze ans plus tard, est mon premier vrai embarquement à ce titre… Il est vrai que ce célèbre patrouilleur polaire rouge vif me faisait beaucoup plus envie qu’un embarquement sur un “bateau gris”… Cela dit, je pensais vraiment que nous étions partis pour une rotation vers les Kerguelen, l’Antarctique… sur les routes plus connues de ce brise-glace fait pour les mers du Grand Sud. Ce n’est qu’au dernier moment que nous avons été informés de ce programme tropical : embarquant au port de la pointe des Galets, à la Réunion, L’Astrolabe allait faire, en vingt-six jours, le tour de l’immense île de Madagascar pour rendre visite aux îles Éparses, ces terres françaises peu connues de l’océan Indien.
« L’Astrolabe manifeste sur place la présence française. Le navire, qui était armé, pour ce voyage, était aussi chargé, notamment, d’une mission de surveillance des pêches dans les eaux nationales. Par ailleurs, il devait effectuer un transport pour lequel ses vastes cales le désignaient bien : l’évacuation des déchets collectés par les gendarmes en poste sur les îles, au cours des tournées qu’ils effectuent chaque jour sur les grèves. Cela représente un volume effarant de détritus !
« On m’a attribué la plus belle des cabines, tout à l’avant, tout en haut, avec une vue splendide. Celle qui est destinée au préfet ou aux personnages de marque – vu l’endroit où elle se trouve, elle est aussi sacrément secouée quand il y a de la mer. Le navire, avec son fond plat, est assez rouleur, et défie les estomacs, ce qui lui a valu, comme à son prédécesseur, le surnom de Gastrolabe… Moi qui navigue si peu, je me suis rendu compte que je ne suis pas sujet au mal de mer ! D’ailleurs, mon endroit préféré, à bord, c’est le “nid-de-corbeau” – nom donné ici au nid-de-pie.
Ce poste bien abrité, tout en haut du navire, est aménagé et équipé pour que l’on puisse conduire le navire depuis un point de vue surplombant dans les glaces. Dans les houles de l’océan Indien, j’étais à peu près le seul à m’y aventurer !
« Les journées étaient longues, depuis le “Branle-bas, branle-bas !” du lever, craché par les haut-parleurs à 6 heures 15 et jusqu’au soir. Peu après 17 heures, le soleil se couche d’un coup, dans le sens inverse de ce que j’avais toujours observé. C’est peut-être cela qui m’a le plus dépaysé, au début ! J’ai énormément travaillé, surtout dans ma cabine, spacieuse, lumineuse, et tranquille.
« Il y a une trentaine de marins à bord, tous à fond dans leur travail. Je me sentais un peu comme à l’arrivée dans un pensionnat, le jour de ma première rentrée. Mais je n’étais pas “en croisière”, et si je passais beaucoup de temps dans ma cabine, c’était pour bosser ; en fait les membres de l’équipage ont été très sympathiques, et patients pour m’expliquer les codes de la Marine nationale, que je ne connaissais pas trop.
« Aux escales, plutôt brèves hormis un arrêt plus long à Diego Suarez, dans le Nord de Madagascar, nous n’avons pas toujours pu débarquer : le service prime, bien sûr, et lorsqu’il faut effectuer des allers et retours en hélicoptère, on comprend bien qu’il n’y a pas forcément de place à bord pour les observateurs. Quand nous avons pu débarquer, j’ai essayé d’aller au plus vite pour en voir le maximum, sans rien finaliser sur place : si tu t’installes dans un joli coin pour peindre un paysage, deux heures plus tard, tu as fini mais le temps presse ! À terre comme à bord, j’ai admiré les lumières, les ciels, et pris beaucoup de photos avec mon téléphone, avant de rentrer travailler au calme. C’est ainsi que j’ai rempli quelque six grands carnets en quelques semaines…
« Même si le poids de l’histoire est parfois très lourd, comme à Juan de Nova, où les traces du quasi-esclavage des ouvriers de l’exploitation locale de guano restent accablantes, ces îles sont des endroits paradisiaques du point de vue de la nature, avec une incroyable richesse de poissons, d’oiseaux… »
Les îles Éparses
Les îles Glorieuses, Tromelin, l’atoll de Bassas da India, les îles Europa et Juan de Nova… Les Éparses,
ces confettis de terres françaises semés au large de Madagascar, dépendent de l’administration des Terres australes et antarctiques françaises (taaf), établie à La Réunion. « Isolées, elles ne sont pas désertes ou abandonnées pour autant, nous rappelle Nicolas Vial. Il y a une quinzaine de personnes qui occupent chacun de ces établissements.
Un gendarme, des militaires, une infirmière, qui sont relevés tous les quarante-cinq jours. Ils ont du travail, de l’entretien, et des rituels comme le lever des couleurs quotidien, au petit matin… » Tromelin est la seule des îles Éparses à être habitée par des civils – en l’occurrence, des personnels des taaf.
Ces terres inhospitalières sont connues pour les naufrages qui y ont eu lieu, comme celui du navire amiral Santiago sur Bassas da India en 1585, ou celui, tragique, de L’Utile en 1761 à Tromelin (CM 287). Les exploitations de coprah ou de guano sur les Glorieuses ou à Juan de Nova ont fait long feu.
La plupart de ces îles furent administrées par la colonie française de Madagascar, annexée en 1896, mais elles ont été rattachées à la Réunion et soustraites ainsi à la Grande île avant son indépendance. Elles sont revendiquées par des États voisins, la République malgache, Maurice ou l’Union des Comores, mais l’État français ne manque pas de réaffirmer son attachement à ces possessions stratégiques : pour une cinquantaine de kilomètres carrés émergés, plus de 640 000 kilomètres carrés de zone économique exclusive sont rattachées aux îles Éparses françaises de l’océan Indien.
Très préservées, elles ont été déclarées « réserves naturelles » dans les années 1970. L’exploitation des richesses et l’accès même à ces sanctuaires de la biodiversité sont extrêmement restreints.
L’astrolabe vu par son commandant
Lancé en 2017 pour remplacer son prédécesseur du même nom (CM 98), L’Astrolabe appartient aux Terres australes et antarctiques françaises (taaf). Il est mis en œuvre et entretenu par la Marine nationale. Outre ses missions d’affirmation de la souveraineté française dans les taaf, et la surveillance des pêches dans les zones économiques exclusives rattachées, il est affrété, cent vingt jours par an, par l’Institut polaire français Paul-Émile Victor, pour la logistique de ses bases scientifiques en Antarctique. Deux équipages se succèdent à bord. Le capitaine de frégate Steven Caugant, commandant en charge lors du voyage de Nicolas Vial, nous en a parlé.
« Nos missions polaires doivent être abordées avec humilité, car rien n’est acquis dans ces milieux, et ce n’est pas parce qu’on a réussi quelque chose une fois que ça va marcher à nouveau… Dans les îles Éparses, les défis ne manquent pas non plus ! On est ainsi amenés à naviguer dans les lagons avec des cartes imprécises, du XIXe siècle…
« L’Antarctique nous impose aussi un professionnalisme accru : dans cet environnement, tout évolue très vite et il faut être constamment aux aguets. J’ai coutume de dire que l’Antarctique, c’est “mortellement beau”, au sens propre… Lors de cette croisière tropicale aussi, il a fallu être réactifs, quitter des mouillages en urgence en raison d’un changement de temps…
« Il nous faut aussi faire preuve de résilience, avec
un rythme de travail très soutenu, des mers souvent très dures, la fatigue, le froid, le mal de mer, et aussi l’absence de nuit, qui bouleverse les rythmes physiologiques. On fait parfois de très longues journées, de 7 à 23 heures 30… L’Astrolabe, c’est le rythme opérationnel d’un porte-avions avec le confort des bateaux-écoles… dont on sait qu’ils mettent à l’épreuve les estomacs les plus solides !
« Lors de la tournée des Éparses racontée par Nicolas, on a eu aussi de très grosses journées, comme celle où il a fallu décharger un conteneur entier de sacs de ciment à la main… Dans ces cas-là, ce n’est plus
le froid qui vous met à l’épreuve, mais la chaleur !
« Avec ce navire, la Marine renoue avec les savoir-faire de la navigation dans les glaces, une de ses compétences anciennes, qui s’était un peu perdue depuis les années 1950. Il fallait y retourner en cohérence avec le discours qui affirme notre présence “sur toutes les mers du monde”… car les techniques de navigation dans les glaces utiles dans le Grand Sud peuvent aussi bien servir dans le Grand Nord. »
L’album grand format (34x27 centimètres !) de Nicolas Vial
Un brise-glace sous les tropiques paraît aux éditions du Chêne.