©Thibaut Vergoz
"Madcap" arbore sa garde-robe complète sous la brise méditerranéenne. ©Thibaut Vergoz

Par Maud Lénée-Corrèze – Madcap, 150 ans cette année, est le plus ancien cotre-pilote à naviguer encore. Après avoir travaillé dans le canal de Bristol jusque dans les années 1920, il est reconverti à la plaisance. C’est en 2020 qu’il arrive en Méditerranée pour naviguer avec l’association Madcap 1874, basée dans les Pyrénées-Orientales.

La chaleur intense de cet été en Méditerranée a incité une partie de l’équipage à dormir sur le pont en teck. Au matin, une légère rosée nous réveille. Cette agréable fraîcheur ne dure qu’une petite heure, mais nous avons la chance de partir naviguer. De plus, on annonce une brise thermique : c’est le temps idéal pour découvrir Madcap à la mer, dans son exil méditerranéen, bien loin des eaux froides, des marées et des forts courants du canal de Bristol, où il est né.

Après le petit déjeuner, les cinq bénévoles s’activent sur le pont pour préparer la garde-robe : trinquette, foc, clinfoc, grand-voile et flèche. Christian Hurreau, président et fondateur de l’association Madcap 1874, explique aux novices la fonction de chaque voile et la manière de la gréer. Bien que certains soient familiers du vocabulaire maritime pour naviguer sur de petits bateaux traditionnels, on n’improvise pas sur Madcap. « Nous en sommes encore à la prise en main », confie Christian, qui a programmé un aller-retour à Collioure depuis Canet pour la journée, soit une promenade de 22 milles.

La sortie du port se fait à la risée Perkins sur une eau lisse comme un miroir, ce qui laisse le temps de préparer en douceur le bout-dehors. Le chenal à peine franchi, la grand-voile est établie. « À la force des bras », sourit « Japi » (Jean-Pierre), l’un des bénévoles. Conçus pour servir les cargos en approche des côtes et pour arriver sur eux avant les concurrents, les cotres-pilotes affichent une jolie surface de voile : 116 mètres carrés pour Madcap. Une fois les focs en l’air, on s’occupe du flèche. Là, les bénévoles sont plus hésitants, cette voile étant un peu plus difficile à gréer avec ses trois points. Au bout de deux tentatives, le flèche flotte au sommet du grand-mât. Laissons filer Madcap au bon plein à 4 nœuds, dans un vent de force 2, pour se replonger dans son histoire.

Madcap, « l’excentrique », est le plus ancien cotre-pilote du canal de Bristol qui navigue encore. Nés dans les années 1860, ces navires rapides servaient les cargos venus faire escale pour charger et décharger leurs marchandises. Lancé en 1874 par les chantiers Davies & Plain of Bute East Doch, à Cardiff, Madcap est destiné au service de ce port. Il est caractéristique de son époque et de son type : 16,54 mètres de long et 3,76 mètres de large, étrave droite et arrière à voûte. La quille et les bordages des œuvres vives sont en orme, la structure transversale en chêne, et les hauts en pin d’Oregon, comme le pont. Un lest de 8 tonnes, constitué de 2 tonnes de plomb et de 6 tonnes de béton, repose dans les fonds. Williams Stephens, 44 ans, est le premier patron à apparaître dans les archives.

Mais après quelques semaines de navigation en novembre et décembre 1874, la trace du pilote n° 11 se perd… avant de surgir à nouveau en 1878 sous le commandement de William Jenkins. À l’époque, le pays de Galles et le canal de Bristol abritent des ports importants, tels Swansea, Cardiff, Newport et Bristol, dopés par l’importation de poteaux de bois pour les mines et l’exportation de charbon. Malgré son éloignement de 6 milles des côtes, Bristol est dès le Moyen Âge le deuxième port d’Angleterre et le berceau de longues dynasties de pilotes comme les Ray : le premier du nom, James George Ray, a exercé en 1497, tandis que George Ray pilotait en 1837 le célèbre Great Western…

« En 1850, le mouvement du port de Bristol dépasse les 640 000 tonnes de marchandises, écrit Tom Cunliff, dans un article du Chasse-Marée consacré aux pilotes de Bristol ; en 1880, il a doublé et en 1910 il atteint 2 millions de tonnes. Dans le même temps, l’exportation du charbon connaît un essor fantastique dans les ports gallois. Le mouvement du port de Cardiff dépasse bientôt celui de Liverpool, et même, en neuf occasions, celui de Londres ! En 1860, à l’apogée du pilotage, Cardiff arme quarante cotres contre quarante-cinq pour Bristol. »

À partir de 14 ans, l’aspirant pilote peut commencer son apprentissage

Les fortes marées et courants qui balaient le canal de Bristol rendent le pilotage indispensable. Mais, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, cette activité n’est pas encadrée et aucun service portuaire n’en est spécifiquement responsable : le Bristol Channel Pilotage Act, qui donne à Bristol la gestion du pilotage dans tout le canal, date de 1807. Il est aussitôt contesté par Cardiff, Newport et Gloucester, qui obtiennent gain de cause en 1861, ce qui les autorise à délivrer leurs propres permis de pilotage. Celui-ci n’est en général accordé qu’après une longue période de formation qui tourne autour de dix ans.

À partir de 14 ans, l’aspirant, qui aura souvent été mousse dès 11 ans, peut entamer un apprentissage de cinq ans. Il passera ensuite quelques années à bord d’un cargo pour acquérir les compétences essentielles au métier, puis retournera achever sa formation sur un cotre-pilote avant de pouvoir se présenter à l’examen final. Une fois sa licence obtenue, il peut passer commande de son propre bateau pour exercer son métier, un investissement assez vite remboursé si le cotre se montre à la hauteur.

Ces navires sont conçus pour être manœuvrés à deux ou à trois, dont un mousse… On a presque du mal à y croire, alors que pour tirer quelques bords en Méditerranée, nous devons être au minimum deux sur la drisse de grand-voile et deux autres sur celle de pic. « Sans compter qu’ils naviguaient dans des eaux pas faciles », ajoute Christian. Et que lorsque le pilote était monté à bord du navire à servir, amené par le mousse avec un petit canot à clins de moins de 4 mètres, quel que soit le temps, le marin se retrouvait seul sur le cotre, avant de rentrer au port avec le mousse. « Au moment d’embarquer sur des navires de nuit lors d’épisodes de gros temps, nous étions toujours contents lorsque le canot était de retour à bord, écrit le pilote George Buck, apprenti dans les années 1900, époque où il écrit ces lignes. La journée, nous ne prêtions pas attention au temps, et il devait être très mauvais pour que nous ne puissions pas embarquer. »

Ce qui arrive parfois. « Nous naviguions à environ 30 milles à l’ouest de Lundy Island dans un fort vent d’ouest et grosse mer, prêts à accueillir le paquebot Manxman. Nous savions qu’il n’y avait pas de bateaux à l’ouest de nous, et que si le navire arrivait, il serait nôtre. Nous avions trois ris dans la grand-voile et avions arrisé la trinquette et le foc tempête. Vers midi, le pilote décida de se diriger vers l’île comme le vent fraîchissait encore, car, parfois, il arrivait que lorsqu’il soufflait fort, il pouvait décroître sous le vent, mais lorsque nous nous retrouvâmes près de la pointe nord de Lundy, le vent fraîchit.

Les dégâts sur les cotres-pilotes étaient fréquents

« Nous prîmes un ris dans la grand-voile, et décidâmes de courir rapidement vers le canal. Vers les 8 heures du soir, nous avions amené complètement la grand-voile, arrisé encore la trinquette et nous mîmes à la cape. Nous étions alors entre les pointes Nash et Foreland […]. À 10 heures du soir, le pilote est sorti et le vent semblait encore fraîchir, avec de violentes rafales et une mer confuse, il me dit de relever la barre et de faire route pour Barry Roads. Juste avant minuit, il me demanda de faire une tasse de thé et d’appeler mon équipier. Je m’exécutai et juste au moment où je revenais vers le cockpit avec la tasse, j’entendis un crack. Quand je sortis, je vis que la bôme s’était brisée en deux comme une carotte. La voile et le bout de la bôme étaient à l’eau et la grand-voile en lambeaux. Nous avons eu du mal à récupérer les pièces brisées à bord, et, une fois tout sécurisé, nous faisions route vers Pill, parce que nous devions demander une nouvelle grand-voile et une bôme. Arrivés là-bas, nous apprîmes que le Manxman était au niveau de King Road et demandait l’aide d’un pilote. Nous n’avions pas seulement perdu une voile et une bôme, mais aussi un bon navire qui payait bien. »

Les journaux de bord de Madcap n’ont pas été retrouvés, mais il est facile d’imaginer qu’il a vécu des situations identiques. Le cotre a en effet laissé peu de traces. À partir de 1887, on sait qu’il passe aux mains du pilote William Henry Howe, qui travaillera avec lui jusqu’à sa mort en 1913. Sa femme hérite alors du titre de pilotage. Dans les années 1920, James Abdrew Burgan sera le dernier pilote à exercer à bord.

Les registres nous mènent ensuite en 1932, où le cotre est reconverti à la plaisance par un lieutenant de l’aviation. Son propriétaire suivant, un contre-amiral de la Royal Navy, Fischer Burges Watson, effectue des travaux de restauration et en profite pour ajouter un moteur en 1936. Madcap est désormais basé dans la Manche, à Bosham, dans le Sussex. Alors qu’il est mobilisé pendant la guerre, l’amiral permet à la Royal Naval Sailing Association d’affréter Madcap en 1939 pour promouvoir la navigation à voile de loisir auprès des marins d’État retirés du service.

En 1944, Fischer Burges Watson s’en sépare et le cotre passe alors de mains en mains, avant d’arriver, dans les années 1950, entre celles de John Burfield, un commandant de la Royal Navy, qui obtient un certificat de jauge du RORC. Si peu d’informations subsistent de cette période, un récit, publié sur Internet en 2017, nous renseigne au moins sur une navigation. L’auteur, un étudiant en art du nom de Martin Goodrich, embarque sur Madcap à l’été 1967, invité par un ami qui vient de louer le bateau pour une croisière de trois semaines entre la côte bretonne et les îles Anglo-Normandes.

Après l’anglais John Burfield, le propriétaire est un avocat irlandais

« Lorsque j’ai rejoint l’équipage, on m’a expliqué qu’il y aurait de nombreux travaux à faire sur le bateau pendant le voyage. […] Un peu plus tard, on nous présenta au propriétaire, le commandant John Burfield de Pulborough, Sussex. Il nous a regardés de haut, nous a donné une liste de tâches et l’ordre dans lesquelles nous devions les mener. Nous avions deux jours de préparation, peinture, vernis, entretien du gréement. […] Le jour suivant, nous sommes partis de Chichester à marée haute, au moteur. J’ai demandé quand nous mettrions les voiles. “Oh ! pas aujourd’hui”, a répondu le commandant John. Notre destination était Cowes, et c’était la Semaine de Cowes. […] Je pense que le commandant devait avoir un bon réseau, car nous avons relâché à côté du Pen Duick II d’Éric Tabarly, et il a été invité plus tard au Royal Yacht Squadron. […] Le jour suivant, nous sommes partis au moteur jusqu’à Poole Harbour. Une distance trop courte pour mettre les voiles. […] Le plan, c’était ensuite de naviguer jusqu’à la côte de Bretagne Nord, un voyage d’un jour et d’une nuit. Par un vent d’ouest de force 3, nous avons traversé sur un seul bord. »

En 1993, le nouveau propriétaire est un avocat irlandais, Adrian « Stu » Spence, avec qui Madcap goûtera pour la première fois à la chaleur de la Méditerranée, naviguant aussi aux Açores et même jusqu’au Groenland, en plus de ses balades habituelles entre l’Irlande et la Bretagne. L’une de ces navigations, en 2014, est racontée par un journaliste irlandais, William M. Nixon. Le 7 juin, il participe à la régate de l’île de Lambay du Yacht-club de Howth (banlieue de Dublin) dans la catégorie des Old Gaffers.

« Il était bien 11 h 40 au moment de notre départ tranquille, nous élançant derrière d’autres navires, le Tir na nOg de Sean Walsh, déjà dans la brume, suivi du hooker de Galway, Naomh Cronan, barré par Paddy Murphy de Renvyle, le Cornish crabber Alice. […] « Avec le président de l’association des Old Gaffers du nord de l’Irlande, Peter Chambers à la barre, Madcap s’est installé doucement dans son rythme, démontrant qu’il n’est pas nécessaire de beaucoup le diriger – il maintiendra une ligne droite sur des milles sans qu’on touche ou amarre la barre. C’est une caractéristique étrangement apaisante, juste ce qu’il faut pour calmer un homme après une semaine mouvementée à la haute cour de justice, et le navire commençait déjà à accélérer, laissant Alice derrière et talonnant Naomh Cronan.

« La brume devint brouillard, mais comme toujours, il fut difficile de dire à quel point il était épais jusqu’au moment où nous nous sommes soudainement retrouvés entourés de spectres dans l’obscurité. […] Le brouillard se levait comme nous arrivions à l’île, avec des bateaux partout. Naomh Cronan avait été dépassé, et Peter nous trouva le cap parfait le long de la côte nord de Lambay, et Madcap se fraya un chemin sans effort sur la mer calme, consolidant apparemment sa position. Jusqu’à ce que nous commencions à mettre cap au sud pour finir dans le détroit de Howth. Les sloups bermudiens pouvaient se battre, mais le pauvre Madcap s’est fait doubler même par Naomh Cronan, dont le barreur est resté très habilement dans le courant de marée descendante dans le détroit de Lambay, nous rattrapant progressivement, tandis que le vent nous faisait dériver. »

Membre de la national Historic Fleet et classé monument historique

C’est Adrian Spence qui lui fait intégrer en 1996 la National Historic Fleet, réservée aux voiliers anglais exceptionnels, une famille distinguée qui ne dépasse pas deux cents membres. Aux fêtes de Douarnenez de 1998, Madcap reçoit aussi le prix du « plus beau bateau du siècle dernier ». Ses nombreuses incursions en France ont sans doute attiré l’attention de nos compatriotes…

En 2015, alors qu’il est en vente, c’est un Français, Olivier Guillemin, qui le rachète et le convoie à La Rochelle. Madcap sera bientôt classé Monument historique. Dans le dossier qu’il constitue autour de son navire, son nouveau propriétaire affirme que Madcap est fidèle à l’original à 90 pour cent. Les seules modifications qu’il a subies sont l’ajout d’une trinquette bômée et d’une barre à roue, mais il a toujours été restauré « dans les règles de l’art et le respect des essences de bois, avec une volonté de conserver l’authenticité du navire », écrit-il.

Au chantier Despierres de La Rochelle, Olivier Guillemin engage des travaux : certaines membrures et varangues sont remplacées, ainsi que des bordages. La trinquette bômée et la barre à roue disparaissent. L’intérieur est revu pour lui redonner l’aspect qu’il avait à son neuvage. Olivier Guillemin naviguera jusqu’en 2020 à bord de Madcap, date à laquelle il doit s’en séparer. C’est alors qu’interviennent Christian Hurreau et l’un de ses amis, qui souhaite rester anonyme. Les deux compères naviguent depuis longtemps ensemble sur des bateaux modernes, unités de course et dériveurs, mais ils sont attirés par les gréements traditionnels.

Quand ils découvrent l’annonce de Madcap sur un célèbre site de vente en ligne, ils ont « le coup de cœur », assure Christian Hurreau. Son ami rachète le cotre et le met à la disposition de Madcap 1874, l’association créée en 2020 et basée à Canet-en-Roussillon. « Depuis le début, on voulait faire découvrir ce type de gréement et la navigation à des publics qui n’y ont pas accès, moyennant une somme modique. Pour nous, ça passait par une association », précise Christian.

Le navire, bloqué par les confinements successifs, est finalement convoyé en 2022 à Canet. Là, il bénéficie d’un petit rafraîchissement mené par le chantier Bernadou : la voûte est refaite en chêne et en orme, les essences d’origine, comme l’exige le classement en Monument historique. Le cotre trouve aisément une place au port, celui-ci étant résolument accueillant avec les bateaux du patrimoine.

Une association pour faire naviguer des publics éloignés du monde maritime

« Dès 2022, nous avons participé aux Voiles de Saint-Tropez, ajoute Christian, nous étions en queue de flotte… comme ça, on a pu profiter du spectacle ! » Après cette petite apparition, Madcap passe l’hiver entre les mains des bénévoles qui s’occupent de l’entretien courant et du carénage – pour un total annuel d’environ 4 000 euros. L’association se finance grâce aux cotisations (45 euros par an, défiscalisables) et aux sorties à la journée (25 euros), l’idée étant toujours de rester très abordable pour s’ouvrir au public le plus large.

La saison 2023 a permis de commencer à prendre sérieusement en main le bateau. « Nous avons fait des sorties à la semaine ou à la journée avec des bénévoles, explique Christian Hurreau, qui est pour l’instant le seul chef de bord avec le propriétaire. Mais cette année, nous serons présents sur des rassemblements de voiliers traditionnels. » Il est aussi en relation avec des associations qui travaillent autour de la prévention des risques du suicide, de personnes atteintes de syndromes post-traumatiques, de la réinsertion de chômeurs longue durée ou de mineurs en sortie de peine… pour mettre au point des programmes spécifiques. Une ambition sociale et humaine à la hauteur de ce navire de 150 ans, le plus ancien des dix-sept cotres-pilotes, répliques et originaux, qui naviguent encore. ◼