par François Casalis – L’étude d’une yole à quatre rameurs de la première moitié du XIXe siècle, redécouverte dans l’Oise et portant la signature d’Humbert Silvestre dit Philippe, fait revivre ce constructeur virtuose également auteur du Duc de Framboisie, chef-d’œuvre légendaire dans le monde haut en couleur du canotage… et du café-concert !
L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie.
Retrouvée en 1947 dans les communs d’un hôtel situé près de la forêt de Compiègne, une yole à quatre rameurs de couple datant d’environ un siècle et demi continue aujourd’hui d’intriguer. Seule certitude : l’identité de son constructeur, Humbert Silvestre, dit Philippe, connue grâce à une plaque ovale vissée sur le tableau. Les proportions et l’échantillonnage de cette yole, l’un des rares bateaux de ce genre qu’on puisse encore trouver de nos jours, lui donnent une élégance toute particulière, même si une restauration, qui aura bientôt lieu, s’impose pour qu’elle retrouve tout son panache. La quille, les galbords et les ribords sont en triste état, mais la coque témoigne de l’excellence de sa construction. Bordée à clins rivetés, ses virures en acajou sont aboutées en scarfs cloués. La disposition des couples, traversants pour certains, interrompus pour d’autres, confirme le souci du constructeur d’obtenir un ensemble bien lié en conservant le déplacement le plus faible possible. Au niveau des huit bosses de nage – quatre de chaque côté – des membres remontant jusqu’à la lisse de plat-bord transmettent à l’embarcation l’effort exercé par le rameur. Sur le plan longitudinal, une serre-bauquière et une lisse en partie basse reçoivent respectivement les bancs de nage et les planchers. Au droit de ces bancs, trois traverses obliques permettent le réglage des barres de nage.
L’absence de chambre à l’arrière laisse à penser qu’il s’agit d’un bateau à vocation sportive. Sur les embarcations à l’aviron destinées à la promenade ou à l’apparat, deux bancs longitudinaux proches du barreur servaient à asseoir les invités, que l’on pouvait protéger du soleil en installant un tendelet de toile. Cette yole n’offre pas la place nécessaire pour de tels bancs. Toutefois, quatre platines, vissées dans l’épaisseur du carreau entre la première bosse de nage et le siège du barreur, pourraient bien être les traces d’une protection contre le soleil ou la pluie pour le barreur. Celui-ci disposait d’une place suffisante pour partager son siège avec un ou une invitée. Ce ne sont là guère que des hypothèses, mais elles ne nous empêchent pas d’admirer le travail d’Humbert Silvestre dit Philippe, qui était sans doute l’un des meilleurs constructeurs de canots de son époque.
Des bains froids au canot-yole
Né en Savoie, à Saint Martin de Belleville, en 1817, Humbert Silvestre est l’aîné d’une famille de cinq enfants dont trois deviendront constructeurs de bateaux. En 1840, suite au décès de son père – dont il gardera l’usage du prénom, Philippe, selon une habitude courante alors – il quitte la ferme paternelle pour s’installer avec son frère Félix en région parisienne, plus précisément à Neuilly-sur-Seine. L’état civil les enregistre, tous les deux, comme exploitants de bains publics et charpentiers, même s’ils prévoient bien de construire des bateaux. Peu usité au XIXe siècle, ou tout du moins dans sa première moitié, le travail de constructeur de canots renvoie en effet à un métier émergent, exercé souvent par des artisans dont les ateliers modestes ne sont pas assez grands pour être appelés chantiers navals. Ainsi, dans les documents administratifs, les constructeurs de canots sont-ils désignés comme charpentiers, menuisiers, loueurs, magasiniers, mariniers, maîtres de pont, propriétaires de garage à bateaux ou même d’établissements de bains… à l’instar des deux frères Silvestre.
Les métiers de charpentier et d’exploitant de bains publics ne sont pas à cette époque aussi éloignés l’un de l’autre qu’il n’y paraît. Les bains froids sont à la mode : on ne compte pas moins de trente-cinq établissements spécialisés en région parisienne. Leur construction, surveillée de très près par la préfecture, tout comme celle des bateaux-lavoirs, relève de la charpenterie. L’exploitation de ce genre de bains était également, du moins dans un premier temps, moins aléatoire que celle de constructeur de canots. Les bains froids et le canotage, sont des loisirs très liés : ils se pratiquent tous deux sur la Seine, et certains établissements de bain (voir encadré p. 53) proposent des cabines privées, plus ou moins luxueuses, à bord de bateaux. Le baigneur ou le canotier pouvaient y laisser leurs affaires de ville, voire recevoir des visites… ce qui a parfois contribué à la réputation sulfureuse de quelques-uns de ces établissements. Des bains froids au canotage, le pas est vite franchi.
Le choix des deux frères de s’établir à Neuilly n’est pas non plus anodin. Le bassin du château de Saint-Cloud et celui, plus populaire, d’Asnières, sont voisins. Très en vogue tous les deux, ils sont fréquentés à l’aviron comme à la voile par la gent canotière, avec des comportements différents suivant les lieux.
Par ailleurs, l’établissement de bains et le garage à bateaux qu’ils vont construire sont à une portée d’arbalète du château de Neuilly, où la famille d’Orléans aime à prendre ses quartiers d’été. En face du château, sur le bras de Seine qui longe les îles du pont de Neuilly et de la Grande Jatte, le roi Louis-Philippe a réuni, outre son canot personnel luxueusement décoré, toute une flottille de bateaux dont son fils, le prince de Joinville, a pu jouer à l’amiral . De là, le prince partait vers la capitale pour des excursions nautiques « follement aventureuses ». L’une d’elles ayant failli mal tourner, le roi a exigé de son fils qu’il mette un terme à ses fantaisies canotières pour se concentrer sur ses études à l’École navale de Brest.
Serait-ce en souvenir de ces promenades princières que Joinville décide, en 1845, alors qu’il est devenu contre-amiral de la flotte, de porter un défi aux rameurs des environs ? Un robuste équipage est recruté dans la Royale pour la yole impériale New York, importée des États-Unis, mais le prince se voit ravir la victoire par l’équipage parisien ramant la Sorcière des Eaux. L’une des yoles des ateliers d’Humbert Silvestre, Sirène, participe également à cette joute.
Le charpentier a alors au moins sept ans de métier derrière lui. Profitant de l’actualisation d’une des nombreuses réglementations de la navigation sur la Seine, qui contraignaient fortement la construction de tous types d’embarcation, même les canots de loisir, Humbert Silvestre propose un nouveau type de bateau, le canot-yole. Cette embarcation à quatre rameurs devra avoir une largeur égale ou supérieure au cinquième de la longueur. D’abord construite en chêne, puis en résineux ou en acajou, plus élancé et plus léger que ses prédécesseurs, le canot-yole sera non seulement plus rapide, mais également plus agréable à ramer. L’accueil que lui réservent les canotiers est enthousiaste. Velléda, canot-yole lancé par Silvestre, rencontre un franc succès parmi les canotiers et les commandes affluent au chantier.
À cette époque, Silvestre figure également comme « capitaine » de quatre bateaux à l’aviron, La Petite Emma, Forban, Juanine et Petite Isabelle, tous les quatre gardés dans son propre garage. Il ne faut pas entendre le terme de capitaine au sens maritime du terme. À défaut de clubs, notion encore balbutiante, les canotiers qui veulent en découdre se regroupent en équipes, ou en cercles, avec leur propre règlement, fixant les charges et obligations qui incombent à chaque rameur, comme les frais d’entretien ou de réparation du bateau, les amendes à acquitter en cas d’absence, ou encore le costume que l’on doit porter lors des régates. Le chef d’équipe – ou le « capitaine » – est celui qui a le plus d’expérience. Bien souvent il est également propriétaire du bateau. Selon toute vraisemblance, Humbert Silvestre ne pratique pas lui-même le canotage, mais les quatre embarcations dont il est le « capitaine », sont ses propres bateaux, qu’il loue aux canotiers de son choix.
La véritable histoire du Duc de Framboisie
La yole d’Humbert Silvestre dit Philippe qui restera dans la mémoire de tous les canotiers sera sans conteste le Duc de Framboisie, une yole à six rameurs en pointe, avec un aviron par rameur. Après les nombreuses victoires de Velléda en 1852, tant à Lyon qu’à Rouen ou encore au Havre, son équipage décide de s’associer avec des Anglais, rameurs à bord d’Eva, au vicomte Alfred de Chatauvillard, pour participer aux régates du Havre et affronter les « professionnels », marins d’État et civils.
Ils arment alors la Parisienne, une yole d’origine britannique qui leur est prêtée pour participer aux régates. Malgré un naufrage à l’entraînement, les « Parisiens » prennent l’avantage lors de la régate et enchaînent une série ininterrompue de victoires. Forts de ce résultat, ils décident l’année suivante de se réunir en une seule société, le Cercle des canotiers parisiens. Les tractations et pourparlers prennent du temps et c’est au dernier moment, soit cinq jours avant la régate annuelle du Havre, qu’ils commandent à Humbert Silvestre une yole à six rameurs en pointe, qu’ils baptiseront Duc de Framboisie, sans que l’on sache exactement la raison qui a présidé au choix de ce nom fantaisiste. Le constructeur et l’un de ses meilleurs compagnons accompagnent le bateau jusqu’au Havre, pour le terminer chez leur confrère Mottelay. Duc de Framboisie sera mis à l’eau le matin même du jour de la régate. L’après-midi, la yole fait merveille et gagne toutes les courses, y compris celle qui l’oppose aux marins de la Royale ramant Ville du Havre, une yole spécialement construite par Normand pour son altesse impériale le prince Jérôme.
Cette journée victorieuse ne passe pas inaperçue. Elle est relayée dans la presse, et, à Paris, le café-concert fête à sa manière cette victoire. Le chanteur fantaisiste Joseph Kelm fait un tabac avec une comptine grotesque : intitulée La Légende du Sire de Franc-Boisy (voir encadré). Il y est question d’un noble chevalier, qui, marié à une femme « trop jeune », se rendra compte de son infortune à son retour d’une longue guerre… Le théâtre ne sera pas de reste et l’on trouvera à l’affiche un certain nombre de comédies burlesques, dont Le Sire de Framboisy, ou de Franc-Boisy suivant les salles, sera le malheureux héros.
La joute nautique, tout aussi remarquable qu’elle soit, ne semble pas la seule responsable de cette fièvre subite des parisiens pour le Duc de Framboisie, ou Sire de Franc-Boisy, si l’on se réfère à la vedette du café-concert. En dehors de l’insolence que le boulevard de la capitale réserve bien volontiers à l’aristocratie de l’époque, l’évolution de la condition féminine a peut-être joué un rôle dans le scénario. Après la révolution de 1848, l’emploi des femmes, corps social spécifique, se développe, notamment dans les métiers de l’habillement et du commerce. Dans le domaine des arts et des lettres, des femmes éditent leurs ouvrages, exposent leurs œuvres et leurs compositions, bien que la pression masculine soit encore forte. Le café-concert ne se prive pas de gloser sur cette émancipation en glorifiant les agissements de la jeune épouse du Sire de Framboisy, qui tient tête à son vieux mari, qu’elle cocufie effrontément.
On peut s’étonner malgré ce contexte que cette yole ait été le point de départ d’une telle histoire quand on connaît l’instigateur du rapprochement des équipages d’Eva et de Velléda, à l’origine donc de la construction du Duc de Framboisie. Il s’agit du très moral vicomte Alfred de Chatauvillard, grand pourfendeur des « vilaines » habitudes du canotage populaire, qu’il dénonce à travers des diatribes si convaincantes que plus d’un siècle après, les termes de « canotier » et de « canotage » seront considérés comme indécents et bannis du langage sportif. Le sourcilleux vicomte appartient à ces moralistes qui ont fait disparaître le canotier, tenu pour responsable de tous les excès. Pour faire place au sport et à ses vertus supposées, leurs règlements s’affaireront à discipliner les joutes nautiques en marginalisant les amoureux de la promenade.
Cet aristocrate est bel et bien le fils de Louis Alfred Le Blanc, comte de Chatauvillard, dont les frasques ont défrayé la chronique. La dernière, en particulier, donne une bonne idée du personnage : le vieux comte exigeait dans son testament que sa tombe soit entourée des dix bustes de ses maîtresses préférées, ce à quoi, le moment venu, son fils s’est opposé, allant jusqu’à former un recours en justice… Est-ce en réaction au comportement fantasque de son père que le vicomte a cru indispensable de faire preuve d’un tel rigorisme ?
Un succès « multimédia »
Au retour des régates du Havre, en l’honneur de l’équipage victorieux, Charles Maurand réalise le 22 décembre 1854 une gravure intitulée, la « Véritable légende du Duc de Framboisie ». Elle est comporte trois parties. La première est une suite d’images légendées racontant les misères d’un malheureux chevalier à la recherche de sa femme volage. La seconde, en bandeau au milieu de la gravure, serait la moralité de l’histoire qui précède sous forme de deux strophes d’une chanson, dont la portée musicale visible au centre, serait l’air du refrain.
Avis à vous, trop confiant mari.
Si votre femme a un moment d’oubli.
Ne pleurez pas mais prenant vot’ parti.
Canotez comme l’Duc de Framboisie
Canotez donc, lui dirent tous ses amis.
Versa une larme et puis leur répondit
« Je m’en irai canoter à Neuilly ;
Me faut un Gig et qu’il soit vite fini. »
S’en va au Havre et gagne le premier prix.
Le « gig » que la chanson évoque renvoie à la yole. Ce terme a plusieurs définitions, dont la plus précise renvoie alors à une embarcation sans tonture, longue et étroite – 6,50 à 8 mètres de longueur pour un maître-bau de 1,80 mètre et un creux de 0,8 mètre –, menée par six rameurs en pointe.
La troisième partie de la gravure est une caricature de l’équipage réuni autour d’une pièce d’eau censée représenter l’avant-port du Havre, avec deux canots-yoles (quatre rameurs) à la lutte, alors qu’un autre rend les honneurs, les avirons dressés. À l’arrière-plan, on distingue quelques bateaux sous voiles ainsi que deux vapeurs, dont un est en train de sombrer, pour des raisons que l’on ignore. Les noms des rameurs d’Eva, d’un côté, et de Velléda, de l’autre, figurent sous forme de rébus. Serait-ce la silhouette d’Humbert Silvestre que l’on voit apparaître au centre avec une scie à la main ?
Cette gravure aurait vivement intéressé Hervé, un comédien réputé pour ses chansonnettes et autres scènes comiques, qui l’aurait montrée à son ami Joseph Kelm, chanteur fantaisiste à succès, lequel s’empresse d’en parler à Ernest Bourget et Laurent de Rillé. Tous les deux – le premier pour les paroles, le second pour la musique – vont s’inspirer de la gravure de Maurand, en reprenant la chansonnette. Ils modifient le dernier couplet par rapport au texte original et ajoutent un accompagnement au piano puis s’empressent de la mettre au programme du théâtre des Folies Nouvelles (devenu le théâtre Dejazet), sous le titre Le Sire de Franc-Boisy.
Prudemment, ils la programment d’abord en intermède d’entracte mais la ritournelle plaît tout de suite au public. Cette pièce aura un succès tel que la concurrence va réagir : le 30 novembre, le théâtre des Folies-Dramatiques propose La Dame de Framboisy. Le commentaire en dit suffisamment pour se faire une idée du contenu !
Le 11 décembre de la même année, Messieurs Delacourt et Lambert Thiboust, mettent à l’affiche du théâtre du Palais Royal une revue intitulée Avait pris femme le Sire de Framboisy. Ce vaudeville en trois actes « mêlé de couplets » (le mot opérette n’est pas encore d’usage) met en scène quelque quarante-trois acteurs, sans compter une kyrielle de figurants qui se promènent, dansent, consomment des boissons, jouent les garçons de salle… Visiblement la production est sûre de son coup et ne regarde pas à la dépense !
Le succès ne faiblit pas, et l’été suivant, c’est un « mimodrame équestre et burlesque » en dix tableaux, Le Sire de Franc-Boisy, qui est présenté le 2 août 1856 sur l’hippodrome de Longchamp avec une trentaine de cavaliers faisant office d’acteurs. Dans cette dernière version on ne fait plus dans le délicat. Le blason du seigneur est explicite. Il est composé de cornes sous forme de la ramure d’un grand dix-cors en trophée et d’un oiseau au nom évocateur qui ne laissent plus aucun doute, si cela était nécessaire, sur le statut du malheureux héros. En ville, les fabricants de lanternes magiques ne sont pas en reste et éditent une série de plaques de verre illustrées en couleurs pour animer les soirées entre amis. Le succès populaire du Sire de Franc-Boisy est tel qu’il aura même les honneurs du Larousse du XXe siècle.
Une « partie liée » qui tourne mal
Quoi qu’il en soit, l’équipage du Duc de Framboisie continue de s’imposer dans tous les ports : Nantes, Bordeaux, Rouen, Le Havre… L’euphorie est totale, jusqu’au jour qui verra leur défaite contre la Gemma, une yole du port de Bordeaux.
Ce 13 juillet 1856, les équipages du Duc de Framboisie et de la Gemma s’accordent sur les conditions de la « partie liée » qui fixe, en l’absence d’un règlement en matière de courses à l’aviron, les conditions de la joute : le parcours, le nombre de tours à effectuer, les trajectoires à respecter, l’emplacement de chacun sur la rivière… – Inutile de préciser que les litiges donnaient déjà lieu à d’interminables discussions.
Cette régate se courra en deux manches. Les Parisiens finissent seconds pour la première course. Avec la ferme intention de prendre leur revanche, ils demandent à courir la manche suivante. L’équipage de Gemma s’y oppose : prétextant que la première manche comprenait deux tours, les arbitres estiment que le second valait comme seconde manche. Ils déclarent les Bordelais vainqueurs.
La saison suivante, afin de laver l’affront qui leur a été fait, les Parisiens décident de lancer un défi à toutes les sociétés d’aviron de France, avec un prix de 3 000 francs à la clef – une somme conséquente, puisque les dotations des courses d’aviron de l’époque se situaient en moyenne autour de 1 000 francs.
Le rendez-vous est fixé au dimanche 28 juin 1857 sur le bassin de Saint-Cloud. Trois équipages sont alignés : la Néva, venue de Rouen, la Girondine, de Bordeaux, et bien entendu le Duc de Framboisie. Le chroniqueur de L’Illustration déclare dans son reportage que si la montre de Grouchy était responsable de ce qui s’était passé à Waterloo, le thermomètre l’était sans doute de la même façon concernant les performances du Duc de Framboisie, car il faisait chaud, très chaud, en ce dimanche de juin.
Plus sérieusement, un détail aurait pu jouer en faveur des Parisiens. En observant pendant trois ans les performances du Duc de Framboisie, Humbert Silvestre avait pu relever quelques points à améliorer. Juste avant l’épreuve, il propose aux rameurs du Duc une nouvelle embarcation qu’il a réalisée spécialement pour la circonstance. Ceux-ci hésitent et refusent finalement la proposition, arguant qu’ils n’ont pas eu un temps suffisant pour faire un essai comparatif avec le Duc de Framboisie. Décision qui leur a peut-être été fatale…
Quoi qu’il en soit, le parcours de cette joute décisive, un aller-retour avec un virage devant le pont de Suresnes, fait 5 kilomètres. La partie liée fixe la course à deux tours. Les lignes d’eau que devront suivre impérativement les bateaux sur la Seine sont tirées au sort et le départ est donné. Suite à une réclamation – le patron de la Néva aurait aidé l’un de ses rameurs – le premier tour est annulé, ce dont l’équipage du Duc ne se plaint pas, car il avait concédé plus de deux minutes au bateau rouennais.
Humbert Silvestre, pour la liberté de construire
On se remet en place pour courir une seconde fois cette première manche et le Duc de Framboisie arrive, à nouveau, en deuxième position, à 10 secondes de la Néva. On imagine la nervosité des spectateurs sur la berge : 10 secondes, c’est peu de chose pour une course de 5 kilomètres, avec un virage qui fait perdre un temps précieux. Une nouvelle réclamation est formulée, cette fois-ci par le Duc, qui prétend avoir été gêné au virage de la bouée par un train de bois qui se trouvait là, mais le jury n’y donne pas suite. La seconde manche confirmera la première, mais, cette fois, l’écart sera de 25 secondes. Les 3 000 francs iront aux marins normands. Seule consolation pour les Parisiens, la Girondine terminera régulièrement dernière. L’Histoire ne dit pas ce que feront les Rouennais avec leur argent, mais cette dernière joute mettra un terme à l’aventure du Duc de Framboisie dont il ne restera que la chanson pour amuser le public.
La renommée d’Humbert Silvestre dit Philippe n’avait pas attendu ces exploits du Duc de Framboisie. Il a construit plusieurs bateaux pour le prince de Chimay, proche de Napoléon III et ambassadeur à Paris. Il lancera également des cotres de Seine, longs de 6 à 7 mètres, et d’un tirant d’eau de 0,70 à 0,80 mètre. Nombreux sont ses bateaux, tant à la voile qu’à l’aviron, qui figureront en tête des palmarès. La réputation du chantier compte pour beaucoup, d’autant qu’à cette époque, le canotage est un marché porteur.
En 1858, la région parisienne compte dix mille canotiers qui arment, à la voile ou aux avirons, deux mille canots construits par une trentaine de chantiers, dont celui d’Humbert Silvestre dit Philippe. Ce dernier a participé de façon significative au surprenant développement de ce nouveau loisir, en faisant pression, avec les autres chantiers sur la Seine, pour que l’administration change une réglementation ancestrale, qui freinait l’évolution des canots et donc de leurs performances, incitant d’ailleurs certains canotiers à faire venir des bateaux de Grande-Bretagne ou des États-Unis. La législation, tenant compte de ces importations, évoluera par étapes – trop lentement, diront certains – pour arriver à une liberté totale de construction des bateaux, à l’aviron comme à la voile, en 1856.
La construction de canots est une affaire de famille chez les Silvestre, sur plusieurs générations. En plus de ses deux frères, Félix et Jean-Marie – installé à Boulogne-sur-Seine sous la signature Silvestre jeune –, deux de ses neveux, Ernest et Alfred, ainsi que son petit-neveu Raoul, seront également constructeurs. Humbert Silvestre dit Philippe formera également de jeunes apprentis qui connaîtront un certain succès, comme Georges Seyler (CM 277) et Adolphe Degroot, l’instigateur du canoë français, un bateau emblématique du canotage de la Belle Époque et des Années folles (CM 303).