Par Virginie de Rocquigny, photographies de Nedjma Berder - Le temps d’une rotation entre Saint-Malo et Portsmouth, hors saison, des membres d’équipage du ferry le Bretagne confient des bribes de leur vie. Cambusier, infirmière, chef viennoisier, hôtesse, mécanicien, plongeur ou veilleur de nuit… partagent le rythme des sept jours en mer-sept jours à terre depuis de longues années ou quelques semaines. Quant au Bretagne, doyen des navires à passagers de la Brittany Ferries, il continue, imperturbable, son service sur cette ligne depuis 1993.
À la fin de la semaine, Catherine*, hôtesse à bord du Bretagne, rangera son tailleur, ses escarpins et ses cachets de Mercalm : c’est sa dernière marée avant la retraite. En vingt-huit ans de vie embarquée, le mal de mer ne l’a jamais quittée. Ce matin, la bordée de la semaine paire quitte le navire les traits tirés : elle a essuyé la tempête Ciaran. Catherine est soulagée d’y avoir échappé. Les jours qui viennent promettent une météo plus clémente. La relève est rapide : on se salue d’un petit signe de la main, on échange quelques nouvelles. Chaque mardi, à 9 h 30, le personnel de la gare maritime de Saint-Malo observe le chassé-croisé des équipages de la Brittany Ferries. La plupart de ses membres arrivent de Bretagne ou de Normandie. À l’embauche, l’équipage se met à l’heure anglaise, celle du bord. Ensuite, la semaine de soixante-sept heures peut commencer.
Cent torchons, vingt tabliers bleus, cinquante tabliers blancs de valet : Stanislas Ménard démarre sa journée en réceptionnant le linge propre. Il a enfilé sa tenue de travail, polo blanc floqué au nom de la compagnie et chaussures de sécurité noires avec d’élégants petits trous. « Mais ce soir je serai à l’accueil dans ma tenue de lumière », glisse-t-il avec un clin d’œil. Il va falloir s’habituer. La commissaire, responsable des soixante-trois postes hôteliers du bord, le répète plusieurs fois par jour : « Ici, c’est la polyvalence. » Les stewards et hôtesses passent des garages aux cabines, du self aux tables du restaurant. Pour l’heure, le chef d’étage doit vérifier sa cagnotte de linge pour tenir jusqu’à dimanche. « On a un peu de stock, mais faut pas se louper. » Il a commencé comme cabinier en 1996 et gravi les échelons, faisant au passage la rencontre d’une hôtesse dont il partage la vie depuis vingt ans. Avec l’arrivée de leur deuxième fille, elle a cessé d’embarquer. Lui continue, adepte de ce rythme de travail, sept jours en mer, sept jours à terre. « Quand je pars travailler, faut que je bouge », tranche-t-il en attrapant un chariot de linge.
15 heures. Le cambusier, Bernard Leroy, cinquante-sept ans, guette l’arrivée du camion qui doit lui livrer quatre conteneurs de vivres. Dans son bureau exigu, des liasses de bons de commande s’empilent devant l’ordinateur. Tout l’approvisionnement vient de France, sauf la bière et le tabac, chargés côté anglais. Une dizaine de personnes surgissent dans la cambuse en renfort. Elles rangent à tour de bras les bûchettes de chèvre, les oignons, le gin, les endives et les mini-babas au rhum de Marie-Galante dans les différentes chambres froides. « J’ai besoin de deux personnes en plus au congélo ! » tonne le cambusier. Personne ne se presse pour rejoindre la pièce à moins 20 degrés. Bernard Leroy, lui, est en sueur. Il court d’un conteneur à l’autre, ses listes à la main.
« Ça se casse plus, donc il y a plus de boulot »
« Ça va où, le Chardonnay ? » interroge un barman, perplexe devant les piles de cartons de vin. Michaël * est arrivé dans la boîte par hasard, après avoir voyagé avec la compagnie en tant que passager. Il se sent moins marin que ses copains pêcheurs mais « marin malgré tout, parce que ça bouge, parfois ». Morgane Cornu, qui l’aide à trier les barquettes de frais, s’est fait tatouer au creux du poignet une ancre de marine, symbole de son lien avec la mer. Vingt et un ans, de longs cheveux bruns ramassés en queue de cheval et autant d’audace que de répartie, elle a grandi à Ouistreham en regardant passer les ferries. Elle rêve depuis l’enfance d’être douanière, « une vocation ». Le temps de mûrir son projet, et en attendant les résultats du concours, elle a trouvé ce poste de stewardesse, après avoir récuré les cabines pour la société prestataire qui assure le ménage du bateau lors des escales. « Plus jamais. »
En machine, les mécanos profitent des journées à quai pour effectuer les travaux d’entretien. On les reconnaît à leurs combinaisons de travail : bleue pour les officiers, verte et tâchée de graisse pour les autres. Dans l’atelier, un tour, une fraiseuse et une presse hydraulique permettent de fabriquer un maximum de pièces sur place. Le moteur V12, six cylindres en ligne, est une antiquité. Il date de la construction du bateau, ce qui fait dire à Vincent Garo, maître machine : « Comme quoi, à l’époque, on faisait du solide ! »
Guidé par les anciens, Matthias Guyomard, maître adjoint, a tout appris dans les entrailles de cette machine. « J’ai fait mes premières marées sur un bateau neuf, le Santoña, je m’étais habitué au confort. J’étais perplexe à l’idée de venir sur un bateau aussi vieux et, finalement, c’est mon préféré. Le travail de maintenance, c’est le même sur tous les moteurs mais sur un navire aussi vieux, ça se casse plus, ça se salit plus, donc il y a plus de boulot. » Le mécanicien de vingt ans a été embauché un an plus tôt, juste après son bac pro, tout en bas de l’échelle. Il est rapidement passé ouvrier, puis maître adjoint. Les anciens lui disent qu’ils ont attendu parfois sept ou huit ans avant de gravir ces échelons mais la pénurie de main-d’œuvre a changé la donne. Son salaire dépasse largement ceux de ses copains à terre. Il en a dépensé une bonne partie dans une nouvelle moto-cross, une voiture et des outils de mécanique…
17 heures. L’embarquement démarre dans un fracas de tôle. Les dockers malouins rentrent dans les cales. Léger hochement de tête pour saluer l’équipe du pont. Côté français, ils sont responsables de l’amarrage des camions, à coups de chaînes, de tréteaux et de béquilles. Ils traversent les garages à toute vitesse au volant de Tugs, des petits véhicules 4X4 utilisés pour déplacer les remorques. Ce soir, vingt-trois camions de fret, cent soixante-huit voitures, deux motos, cinq caravanes et dix camping-cars embarquent. Des ponts mobiles permettent d’adapter les étages selon la hauteur des véhicules transportés. C’est le creux de l’hiver, le Bretagne ne fait pas le plein. Le second capitaine a élaboré sa stratégie d’arrimage, afin d’optimiser la stabilité du navire et les espaces de passage.
À la découverte de « l’art du voyage en mer »
Depuis la construction du bateau, les voitures se sont élargies d’au moins 25 centimètres, ce qui complique la tâche. « Et bientôt, ce sera les SUV ! » déplore le bosco. Deux heures durant, l’équipe du pont guide chaque véhicule. C’est précis : il s’agit de mettre les portières en quinconce pour que le client puisse sortir de son véhicule facilement. Le second capitaine est appelé au pont supérieur : une voiture a raté sa manœuvre et abîmé sa carrosserie.
Les hôtesses sont postées devant les portes d’accès aux escaliers. Elles accueillent les passagers, attrapent un sac coincé sur la banquette arrière. Claire Prajoux a vingt-quatre ans, un gilet fluo orange et un foulard aux couleurs de la Brittany Ferries autour du cou. Les uniformes ne font pas l’unanimité mais le dernier modèle de jupe permet enfin aux femmes d’avoir des poches. Dans un anglais parfait, Claire ne manque pas une occasion d’échanger avec les passagers, dont certains sortent légèrement hagards de leur véhicule. « Tout le monde déteste faire l’embarquement, moi j’adore. » Elle a déniché ce job saisonnier grâce à une pub sur les réseaux sociaux. La compagnie peine à recruter (lire encadrés) et multiplie les canaux pour ses annonces, promettant « une aventure exceptionnelle », à la découverte de « l’art du voyage en mer ». La jeune hôtesse y a surtout trouvé un salaire supérieur au Smic qui lui permet de financer une formation privée dans l’immobilier, parce que sa licence de lettres « ne sert à rien ». Après l’embarquement, elle enchaîne avec le bar jusqu’à 23 h 30.
Au pont 6, à la réception, Dominique Loison, coupe au carré et rouge à lèvre impeccable – « pas comme une hôtesse de l’air, mais bon quand même » –, accueille les clients qui veulent savoir à quelle heure sera servi le petit déjeuner et où se situe le cinéma. Dans sa veste bleu marine sagement croisée, le commandant, Jérémy Briand, apparaît un court instant. Un sapin de Noël synthétique de 5 mètres de haut a été installé le matin même au centre du hall d’accueil. Les clients arrivent par vagues et lui tournent autour, le temps de trouver leur chemin. Ce soir, 414 passagers font la traversée vers Portsmouth. À 20 heures, quelques étages plus bas, un officier de la machine remet les pompes à combustible en route. Un silence concentré règne à la passerelle quand le navire quitte Saint-Malo dans l’obscurité. Construit en 1989, le Bretagne est le plus ancien navire de la Brittany Ferries (lire encadrés) : il navigue sur cette ligne depuis 1993.
Sans rien savoir de ce qui se trame en bas dans la machine ni en haut à la passerelle, les passagers traînent leur valise à roulettes sur la moquette épaisse, errant dans les couloirs à la recherche du numéro à quatre chiffres de leur cabine. Au micro, on annonce la projection du dernier Indiana Jones mais certains se pressent déjà au restaurant. Le charme un peu suranné du décor et le menu français plaisent aux retraités anglais, qui composent l’essentiel de la clientèle du Bretagne en hiver. Les premiers clients s’installent à côté des fenêtres. Nuit noire sur la Manche. Autour des nappes blanches, on oublierait presque que l’on est en mer.
Il est 22 heures mais Le Hibou a le teint frais : il commence sa journée. David Floc’h est veilleur de nuit et aime bien ce surnom qu’on lui donne à bord. Son rôle consiste à surveiller les espaces des passagers, dont certains profitent de la traversée en ferry pour se payer une beuverie au milieu de la Manche. Mâchoire carrée et regard stoïque, il reconnaît qu’« il y a de tout. Y a des périodes où c’est plus l’alcool triste, quand on s’approche de Noël par exemple. » Il quitte son poste deux fois dans la nuit, à 2 heures et à 4 heures, pour une ronde sur tout le navire. Dans les garages, il vérifie qu’aucune alarme ne sonne. « Si c’est le cas, faut que j’aille réveiller le passager. » Il s’assure aussi que les collègues ne souffrent pas de panne de réveil. À 3 heures du matin, il allume le four du chef viennoiserie. Une partie du boulot du Hibou consiste aussi à être là pour les âmes esseulées. « La nuit, y a des gens qui ont envie de parler. » Cette fois, la traversée a été calme. À 6 heures, alors que tout l’équipage embauche, David Floc’h passe le relais et file dans « sa case ».
La silhouette effilée de la Spinnaker Tower, emblème du port de Portsmouth, se rapproche. Enfermés dans le chenil, les chiens aboient nerveusement quand passe l’équipe du pont, parée pour la manœuvre d’accostage. Sur le pont avant, les deux matelots, le bosco et l’adjoint sécurité regardent défiler le port et plaisantent sur la météo anglaise : du crachin qui colle et une lumière blême de mois de novembre. Le vent de sud-ouest souffle à 20 nœuds, avec des rafales à 30 : les autorités portuaires ont imposé la présence d’un remorqueur. Le bosco garde le talkie-walkie vissé à l’oreille pour échanger avec la passerelle. Le quai n’est plus très loin.
Dix mètres plus bas, les visages des lamaneurs anglais, engoncés dans leur veste fluo, sont dressés vers le ciel. Romain Pillet lance la touline. Posté derrière ses manettes, Erwan Serviget actionne les différents treuils. Il faut compter 20 tonnes de tension dans chaque aussière. Une fois la manœuvre terminée, le maître adjoint sécurité du bosco descend un étage plus bas et agrippe d’autres manettes : il s’agit cette fois d’ouvrir le nez du bateau. Comme les ailes d’un papillon, la grosse boîte d’acier s’ouvre en deux. Elle pourra bientôt déverser le flot de voitures sur le sol anglais.
Dans les couloirs du pont 6, Juliette Flochlay écoute du rap américain dans son casque pour se donner du courage pour « la déhouss’ ». Une demi-heure avant l’arrivée, elle commence à enlever le linge pour que le personnel de ménage puisse ensuite nettoyer les cabines. Il faut grimper sur les lits superposés, tirer sur les draps et les taies d’oreiller, attraper les serviettes, rouler le tout en « boudin », et recommencer. L’opération prend jusqu’à une heure et demie si le bateau est plein.
Les jours de mauvais temps, les bannettes réservent parfois de mauvaises surprises : à bord, on appelle ça pudiquement des « renards ». De cabine en cabine, Éléonore Dehaye va à toute vitesse. Elle a grandi en Lorraine. « Si on m’avait dit… La mer, les bateaux, c’était pas du tout dans mon imaginaire. » À vingt-cinq ans, elle vient de finir une mission d’un an et demi comme chargée de projet dans l’humanitaire. « C’était une expérience lourde. Ici, c’est tout l’inverse : j’ai pas besoin de réfléchir, c’est un poste physique, sans responsabilité, avec des vraies vacances. » Pour ne pas craquer dans l’humanitaire, elle se voit bien continuer à alterner avec des saisons sur les ferries. Elle termine bientôt son contrat, encore grisée par l’ambiance qui régnait à bord cet été : « C’est des amis qu’on se fait ici. »
Le débarquement se termine. Le personnel de ménage, seau et serpillière en main, rentre au pas de course. Ces travailleurs de l’ombre ne montent que quelques heures à bord. Didier Rouvray, le bosco, se poste à la sortie du garage et salue de la main tous les passagers. La cale est vide, il lance son second maître sur un chantier peinture. Arthur Le Bozec, Paimpolais issu d’une famille de marins « des deux côtés », travaille en mer comme une évidence. Tous les matelots n’ont pas ce profil classique et le bosco doit parfois composer avec des débutants à peine formés. « Un CIN [actuel certificat de matelot pont], c’est deux mois de formation seulement. J’en ai qui arrive parce qu’ils ont vu un marin-pêcheur trier ses filets au soleil et qu’ils se sont dit : “Tiens c’est un beau métier !” Mais on passe plus de temps dans les garages à faire des trucs pas très propres qu’en passerelle à regarder la mer en touillant notre café ! »
Il a vu de tout ces derniers mois. Beaucoup de reconversions : une maître-nageuse, un fauconnier-musher, un aide-soignant… Il tombe sur de très bons éléments et sur d’autres qui ne savent pas démonter un boulon. Didier Rouvray fait avec. « Ici, il faut surtout être sociable, aimer vivre en communauté. Faut une mentalité d’entraide. C’est un vieux bateau, y a pas le choix ! Tout est plus facile sur les bateaux chinois. » C’est comme ça qu’il appelle la série de E-Flexer construits en Chine pour la compagnie, le Salamanca, le Galicia et le Santoña. Des bateaux où, d’après le bosco, « tout est droit et large ». Trop facile pour lui qui aime se creuser la tête pour ranger les voitures.
Dans le carré équipage, il n’y a pas de ronds de serviette mais les tables sont attribuées tacitement. Le pont, la machine, les services hôteliers se mélangent peu. Une partie des hôtesses prend ses repas dans ce qui s’appelle encore le « carré féminin ». Les officiers se regroupent dans un carré dédié, de l’autre côté de la cuisine. Si le menu est identique, la nappe blanche, le service à table et les uniformes créent une ambiance différente. Quand l’équipe de pont vient déjeuner, Léa Labat, matelote détachée à ce poste au carré, accueille ses « Pokemons orange. La table des beaux gosses ! » Elle ne quitte jamais sa tasse à l’effigie de Jean-Jacques Goldman. L’autre jour, un mécanicien lui a pris en otage contre un paquet de M&M’s : l’humour, c’est aussi ce qui fait tenir sept jours de rang.
Autour des assiettes de coquillettes-paupiettes, on se raconte l’anecdote du motard anglais qui s’est trompé de bateau la semaine précédente : il voulait aller à Caen… il s’est retrouvé à Santander. « La cuisine, c’est très important pour l’ambiance, indique le bosco. Récemment, sur un autre bateau, on a eu un cuistot… Je pense que si on l’avait eu quelques jours de plus, il passait à la baille. Il nous a fait un osso buco sans tomate, sans oignon, sans sauce quoi ! » Thomas Gallet, cuisinier de l’équipage, sait qu’il n’a pas droit à l’erreur. « Y a quand même des bourrins : s’ils mangent pas bien, je vais vite le savoir. »
Après le repas, le navire transpire la mélancolie
Dimanche midi, pour le menu amélioré, il a prévu une cassolette de la mer et des légumes rôtis. Après vingt-cinq ans à terre dans des brasseries, c’est sa première saison à bord d’un ferry. Dans le carré fumeur, aquarium de quelques mètres carrés accolé à la cantine, il découvre d’autres horizons en discutant avec les mécanos ou les matelots. Après le repas, le navire semble à l’abandon. Comme une coquille vide, il transpire la mélancolie. C’est l’heure de la sieste.
« Ne me touchez pas ! » Axelle Gaillard Boutserin, hôtesse, hurle en courant entre les allées de sièges inclinables du pont 8. Casquette orange vissée sur la tête et gilet orange fluo, un collègue patient tente de la ramener au calme. Autour, on étouffe des rires. Le second capitaine les observe, impassible. Pour cet exercice de sécurité hebdomadaire, Axelle joue le rôle d’une passagère hors d’elle. « Je veux récupérer ma Tesla. Est-ce que quelqu’un peut enfin me dire si je vais récupérer ma Tesla ? » Dominique Loison, habituellement si courtoise au guichet de l’accueil, alpague les figurants qui jouent les passagers dociles, assis en rang d’oignons, leur gilet de sauvetage sur les genoux : « C’est n’importe quoi ! Est-ce que vous trouvez qu’on est suffisamment pris en charge ? »
Suivant le scénario défini par le second capitaine, c’est le moment que choisit une hôtesse pour s’évanouir devant l’assemblée. La cellule de sécurité du navire, constituée de l’infirmière, du veilleur de nuit et d’un steward, déboule avec son matériel sur le dos et se lance dans un massage cardiaque, tandis qu’Axelle s’égosille toujours pour sauver sa Tesla. Une passagère réclame pour la dixième fois la permission d’aller récupérer son chien dans le chenil…
Le tumulte cesse en quelques secondes quand Jean-Marie Bothorel sonne la fin de l’exercice. Un long débriefing s’ensuit. « Le but, c’est de familiariser les équipes avec des situations d’urgence en étant le plus proche de la réalité, explique le second. On fait monter la pression. » Avant d’embarquer, tout le personnel a suivi au minimum une semaine de formation à la sécurité en mer.
Parce qu’elle pense toujours au pire, Mathilde Ingrassia, l’infirmière du bord, ne quitte jamais la veste et le chemisier de son uniforme. « Je ne pourrais pas intervenir en civil donc je suis en tenue tout le temps. » Elle aime les codes, la hiérarchie et trouve à bord une ambiance « entre le côté pompier et le côté militaire » qui lui convient bien. « Il y a une forme de respect, chacun a un rôle défini, les gens sont polis. » Elle est chargée des soins mais le pouvoir décisionnaire demeure entre les mains du commandant. À bord du Bretagne, elle est confrontée à une clientèle âgée. Infarctus, arrêts cardiaques, crise d’asthme, elle connaît. Il y a aussi les glissades des enfants dans les escaliers ou les doigts coincés dans les portes des garages. Dans son infirmerie, elle dispose d’un équipement comparable à une voiture du SMUR et même d’une pièce d’isolement. « Spartiate », s’excuse-t-elle en refermant la porte capitonnée.
17 heures. Les toques blanches virevoltent dans la cuisine. La brigade s’accorde pour le dire : sur le Bretagne, c’est « royal ». D’immenses sabords offrent une vue imprenable. « C’est pas comme sur d’autres bateaux où on est comme des “pollops” dans un clapier », commente Rémy Paranthoën, second cuisinier, en sortant deux carrés de porc dorés et juteux du four. Juste à côté, Jérôme Legoux dispose sur des plaques en métal deux cent cinquante croissants et pains au chocolat congelés. À cinquante-trois ans, le chef viennoisier embarque depuis vingt-trois ans. Pendant le Covid, il est allé tourner des crêpes en usine. « J’admire les gens qui font ça tout le temps, moi je suis pas capable. » Le rythme sept-sept lui convient bien mieux, et ses trois enfants ont pris le pli. « C’est pour la maman que c’est plus dur. » Pour garder la santé, il pédale en fractionné deux fois par semaine dans la salle de sport, seul moyen pour continuer à suivre son équipe cycliste quand il retrouve la terre ferme.
« La plonge, ça ressemble à l’usine mais je m’y retrouve »
La nuit tombe. Le ballet de l’embarquement se termine. Le Bretagne reprend la route pour Saint-Malo avec de nouveaux passagers. En cuisine, Françoise Hardy chante « le temps de l’amour, le temps des copains et de l’aventure »… Nicolas Mougenot, vingt-deux ans, a mis son enceinte dans un saladier en inox pour amplifier le son de la musique « parce que le bruit de la plonge, c’est un peu horrible ». Il a d’autres astuces pour passer le temps : « Les livres audio et les podcasts de philo, ça marche bien. » Cet été, il a écouté au casque le roman 1984 de Georges Orwell en faisant tourner ses machines. Il cherchait un boulot saisonnier et a postulé pour être steward. « Je voulais surtout pas l’usine parce que j’ai déjà fait ça. Et au final la plonge, ça ressemble à l’usine mais je m’y retrouve. » Quand il aura fini son contrat, en janvier, il partira rejoindre sa copine au Japon où elle fait ses études. En attendant, pendant sa semaine de congé, il vadrouille chez les amis et tient un journal photographique de ses pérégrinations.
Au bar du pont 7, les clients anglais ne peuvent pas s’empêcher de fredonner les paroles de Get back des Beatles en battant la mesure sur la moquette ornée d’arabesques multicolores. La scène est vide : hors-saison, les animations du DJ, du magicien et de l’orchestre ne sont programmées qu’au moment de Noël. Derrière le comptoir, les quatre barmans et la jeune hôtesse rousse semblent tout droit sortis d’un film sous leur guirlande scintillante. L’un d’eux confie d’ailleurs en ajustant son veston noir qu’il est fatigué d’être tout le temps pris en photo par les passagers. Assez discrètement, un Anglais en tennis et veste matelassée s’écroule contre le fauteuil de la table voisine. Il se relève et titube vaillamment jusqu’au bar pour commander une dernière bière. À la boutique, encore ouverte malgré l’heure tardive, Christine Wiles encaisse un dernier achat, une bouteille de gin. Elle a démarré comme hôtesse en 1999 et se présente comme « un dinosaure » : « J’ai commencé à une époque où ce n’était pas la polyvalence comme les stewardesses d’aujourd’hui. »
Encore six heures de navigation avant de rejoindre Saint-Malo. Pour la plupart des membres d’équipage, il est temps de rejoindre « sa case ». Les cabines de base, caissons étroits, sont équipées de deux bannettes superposées et d’une salle de bains. Avec le débarquement d’une grande partie des saisonniers, chacun profite cette semaine d’une cabine personnelle. Cela permet de passer des coups de fil à la maison dans l’intimité. Un jour, Léa Labat, matelote et mère de deux enfants, a réalisé que malgré sa vie de marin, elle profitait de plus de temps libre avec sa famille que si elle travaillait avec des horaires classiques à terre. Pour autant, ses deux enfants détestent les bateaux, ces satanés « voleurs de maman »…
*Nous avons eu recours à des pseudonymes pour les personnes voulant rester anonymes.
ENCADRÉS
La saga des paysans armateurs
Le 2 janvier 1973, le Kerisnel quitte le port de Roscoff chargé de choux-fleurs bretons, de vins et d’autres produits régionaux, direction Plymouth. C’est le début de l’aventure entrepreneuriale de la BAI (Bretagne-Angleterre-Irlande) et l’aboutissement d’un âpre combat mené par des paysans bretons. Dans les années 1960, la Bretagne souffre de son enclavement, à commencer par les agriculteurs qui peinent à exporter leurs légumes et pâtissent des prix bas imposés par les négociants. À la crise du chou-fleur succède celle de l’artichaut… la colère monte. Alexis Gourvennec, un jeune agriculteur formé à la Jeunesse agricole chrétienne (JAC), vient de créer une coopérative agricole, la Sica. Il mène la fronde et entend fédérer les maraîchers pour les sortir de leur isolement. En juin 1961, le syndicaliste est à la tête de plusieurs milliers de maraîchers qui prennent d’assaut la sous-préfecture de Morlaix. Les Bretons obtiennent de la part du gouvernement un plan de développement du réseau routier et la construction d’un port en eau profonde à Roscoff. Pourtant, ni armateur ni banquier ne croient en la création d’une compagnie maritime trans-Manche. Qu’à cela ne tienne : Alexis Gourvennec décide d’affréter lui-même des bateaux avec des capitaux issus de la coopération agricole. Il est accompagné dans le début de cette aventure par un marin, Jean Hénaff, et par Jean Guyomarc’h, le président de la CCI de Morlaix.
Au fret succède rapidement le transport de passagers, qui remporte un franc succès. Les entrepreneurs bretons ouvrent dès 1978 de nouvelles lignes vers l’Espagne et l’Irlande, puis se lancent dans une activité de tour-opérateur. Dix ans après son lancement, la Brittany Ferries était déjà le plus grand opérateur de ferries sur la Manche Ouest. Alexis Gourvennec, surnommé le « paysan directeur général », est décédé en 2007, laissant l’entreprise à son protégé, Jean-Marc Roué. La Brittany Ferries, qui a fêté ses cinquante ans l’an dernier, appartient toujours principalement à des coopératives agricoles du nord-ouest de la France. Ses onze navires, qui battent tous pavillon français, transportent 2,5 millions de passagers par an (2019), dont 80 pour cent de Britanniques. Le fret représente aujourd’hui environ 20 pour cent du chiffre d’affaires.
La crise sanitaire et le Brexit ont très lourdement impacté la Brittany Ferries, qui a connu deux années noires. L’État a débloqué en 2021 une aide exceptionnelle de 45 millions d’euros pour éviter le naufrage de l’entreprise. À l’été 2023, le nombre de passagers étaient toujours plus faible qu’à l’été 2019, année de référence pré-Covid. Les chiffres sont notamment bien inférieurs en ce qui concerne les traversées entre la Bretagne, la Normandie et le Royaume-Uni, ainsi que pour le fret. Le trafic de passagers vers l’Irlande et l’Espagne affiche lui une nette progression. V. d. R.
Le Bretagne, navire historique
Lors de son lancement à Roscoff en 1989, le Bretagne était le navire amiral de la flotte de la Brittany Ferries. Construit sur-mesure par les Chantiers de l’Atlantique, avec ses 150 mètres de long et sa capacité de deux mille passagers, il surpasse de loin à l’époque toutes les autres unités de la compagnie. Le Bretagne dispose d’équipements proches de ceux que l’on trouve sur les navires de croisière (cinéma, restaurant…), ce qui en fait une référence en matière de transport par ferry de luxe. Les passagers l’adoptent immédiatement. Dès 1993, il navigue sur la ligne Portsmouth-Saint-Malo, sa principale affectation depuis trente-cinq ans. Ses jours sont désormais comptés car une nouvelle unité, le Saint-Malo, sera mise en service début 2025 pour le remplacer sur cette ligne- la compagnie n’a pas encore annoncé ce que le Bretagne deviendra après cette date.
Avec le Salamanca et le Santoña, le Saint-Malo sera le troisième navire de la compagnie propulsé au gaz naturel liquéfié (GNL) et le premier doté d’un système hybride GNL/électrique. La Brittany Ferries avance un gain possible de consommation de combustible pouvant atteindre 9 pour cent et une réduction de ses émissions de CO2 de 20 à 25 pour cent. Le nombre de lits sera plus élevé que sur le Bretagne, afin de permettre d’embarquer deux cents à trois cents passagers supplémentaires lors des traversées de nuit. Grâce à ce nouveau ferry, la compagnie espère augmenter de 10 pour cent le nombre de visites en Bretagne d’avril à mi-juillet et en automne. Le garage, plus haut et plus long, disposera aussi d’allées plus larges. Au maximum de ses capacités, le Saint-Malo fera traverser la Manche à 63 camions, contre 37 sur le Bretagne. V. d. R.
Opération « saisonniers »
Chaque année, dès le mois de décembre, la compagnie recrute en moyenne huit cents travailleurs saisonniers dans les métiers de l’hôtellerie-restauration et de l’accueil des passagers, mais aussi avec des compétences techniques directement liées à la navigation (mécanicien, matelot…). Un vrai défi pour la compagnie bretonne, à une époque où les métiers de l’hôtellerie-restauration sont en tension et où ceux de la mer souffrent d’un manque d’attractivité. Les années post-covid ont été particulièrement difficiles.
Fidéliser les recrues est donc un enjeu majeur. La Brittany ferries a lancé cette année l’opération « Une saison sur les ponts, une saison sur les monts » avec Pôle Emploi dans l’espoir de voir revenir d’une saison sur l’autre des personnes qualifiées, ayant une bonne connaissance du fonctionnement de ses navires et de la compagnie. L’idée consiste à proposer à un groupe de saisonniers de faire une saison au sein de la Brittany Ferries, suivie d’une saison d’hiver à la montagne, avant de revenir l’année suivante. Ce parcours personnalisé leur donne l’assurance d’avoir douze mois de CDD sans interruption, tout en étant logés et nourris. V. d. R.
Les ferries, réservoirs d’histoires
En 2009, Florence Aubenas quitte temporairement son poste de reporter pour raconter de l’intérieur les conditions de vie des travailleurs pauvres. Elle cumule les emplois précaires et devient notamment femme de ménage à bord des ferrys en Normandie, avant de publier un récit indispensable, Le quai de Ouistreham (Éd. de l’Olivier, 2010). On peut également découvrir l’adaptation cinématographique de cette enquête à la première personne, réalisée par Emmanuel Carrère avec Juliette Binoche dans le rôle de la journaliste (Ouistreham, 2022).
Sur un autre ton, le récit de Slimane Kader, Avec vue sous la mer (Allary Éditions, 2014) raconte le quotidien des deux mille employés d’un bateau de croisière de luxe en mer des Caraïbes et révèle la face cachée du tourisme de masse. À prolonger avec la comédie satirique Sans filtre, Palme d’or 2022, dans lequel un couple d’influenceurs embarque à bord d’un yacht de luxe pour une croisière qui tourne mal… Moins lointain mais tout aussi dépaysant, le premier roman de Victor Pouchet, un road-trip poétique et délicat, Là où les oiseaux meurent (Finitude, 2017) se déroule en partie à bord d’un bateau de croisière sur la Seine. V. d. R