
Philippe Arnaud, un menuisier de Haute-Garonne, s’est pris d’affection pour la série des Corsaire. Quand il ne régate pas avec, il les remet en état. Il en a déjà rénové neuf… et ce n’est peut-être pas fini.
Quand je vois un Corsaire abandonné, je ne peux pas m’empêcher d’avoir envie de le sauver », confesse Philippe Arnaud, en nous entraînant dans le garage de sa maison de la banlieue toulousaine, où trône un exemplaire de la mythique série, dessinée par l’architecte Jean-Jacques Herbulot en 1954. Destiné aux stagiaires de l’école des Glénans, ce petit croiseur côtier très populaire – il a été construit à quatre mille exemplaires – a marqué des générations de marins, qui ont usé leur fond de ciré à bord.
Depuis une quinzaine d’années, Philippe, menuisier de profession, récupère tous ceux qu’il peut trouver, ou qu’on lui confie, pour leur donner une seconde jeunesse. Cet amateur éclairé en est aujourd’hui à sa neuvième rénovation, celle d’un Corsaire JOG, une version de 5,50 mètres dotée d’une quille et d’un lest en fonte, plus raide à la toile. L’architecte la destinait aux régates en haute mer de la jauge anglaise JOG, spécifique aux petits voiliers. « C’est une version dont il n’y a pas eu tant d’unités que ça, ajoute Philippe, mais que j’aime beaucoup. Ce JOG, baptisé Râleur 2, sera peut-être le dernier que je rénoverai, car nous déménageons vers Leucate pour la retraite, et je n’aurai plus trop de place. »
C’est en 2011 que Philippe et Françoise, son épouse, ont acheté leur premier Corsaire, dans sa version dériveur lesté. Tous deux pratiquent alors plutôt la planche à voile, mais Philippe s’est déjà essayé dans sa prime jeunesse à la voile légère avec le club de son village de Haute-Garonne. « Mon épouse, elle, n’avait jamais mis les pieds sur un bateau. On s’est dit que ce serait sympa d’en avoir un. Je connaissais les Corsaire que je voyais en déambulant dans les ports, où il y en avait beaucoup à une époque. Je trouvais qu’ils avaient un super look. » Aussitôt le dériveur acquis, Philippe le retape avant de le mettre à l’eau. « J’ai beaucoup appris au cours de ce chantier, mais nous avons revendu ce Corsaire peu après, car il n’était pas assez performant… on prend vite goût à la régate ! J’en ai trouvé un autre, un JOG, à Port-La-Forêt. » Comme il n’était pas en bon état, Philippe se lance dans sa deuxième rénovation.
Toujours s’attaquer aux fonds lors d’une rénovation
À raison d’une heure par-ci, par-là, le soir après la journée de travail, ce chantier va durer deux ans. Il continue d’apprendre en posant des questions sur le forum de l’AS Corsaire, où l’association donne des conseils pour l’achat de bateaux d’occasion et d’équipements. « Mais la première année, j’ai fait une erreur, je n’ai pas changé les fonds. Et lors du National Corsaire, où on a eu des conditions assez soutenues, le bateau a pris un peu l’eau. Je l’ai ressorti l’hiver suivant. » Cette fois, c’est la bonne, et la leçon est retenue : toujours s’attaquer aux fonds lors d’une rénovation.
Pris au jeu, Philippe propose ensuite ses services à ses amis de l’association pour réparer ou rénover leurs unités. Il ne s’attaque qu’à celles en contreplaqué, n’étant pas très à l’aise avec la fibre de verre. « Dès que tu as un problème avec le plastique, c’est presque irréparable, affirme-t-il. Le CP époxy, au moins, ça ne bouge quasiment pas, et s’il faut, c’est très simple d’en changer un bout. » De fil en aiguille, et notamment grâce au forum de l’association sur lequel il partage son expérience, Philippe se crée une petite réputation et les propriétaires finissent même par l’appeler quand ils veulent se débarrasser de leurs épaves. Les chantiers se succèdent.
« Une fois, j’ai réparé tout le côté d’un Corsaire qui avait subi une collision avec un bateau à moteur, une autre, j’ai été en sauver un qui allait être mis au feu… » À chaque fois, il refait les fonds, mais « dès qu’il faut changer la muraille je ne me lance pas. Je laisse ça aux chantiers ».

Il a déniché le Râleur 2 à Narbonne : le propriétaire allait le détruire en même temps que le hangar sous lequel il était abrité. Philippe a commencé par déposer le lest et le pont du JOG. « J’ai aussitôt refait le rouf et les hiloires en reprenant les dimensions de l’existant, puis j’ai passé deux jours à retirer au ciseau à bois les deux couches de cp que les précédents propriétaires avaient collé sur le tableau en acajou. » La belle pièce est désormais à nu, poncée, et Philippe a remplacé quelques endroits pourris avec du bois de récupération. Il a ensuite retourné son bateau, puis retiré les fonds et la fausse quille.
C’est ainsi qu’il nous le présente, posé sur un chariot à roulettes. La quille en acajou, le bordé de côté et les cloisons ne seront pas changés, simplement poncés puis réimprégnés d’époxy, et repeints. Philippe Arnaud s’est en priorité occupé du lest qu’il a fait sabler et galvaniser. Il s’est ensuite attelé à la fabrication des fonds, accomplissant des gestes qu’il maîtrise désormais. « Je n’utilise pas de plans, ni de gabarits. Chaque Corsaire est unique, il aura toujours quelque chose de différent, un peu plus de rondeur ici, un bouchain plus vif là… Ce qui m’intéresse, c’est justement de garder toutes ces petites particularités. »





1. Prise de gabarit pour les nouvelles pièces du rouf.
2. Ponçage du bordé. Cette partie est toujours conservée, mais réimprégnée et repeinte.
3. Démontage des lattes des couchettes, qu’il changera ou rénovera.
4. Après avoir enlevé les deux couches de cp, on retrouve le tableau en acajou massif d’origine.
5. Retournement du Corsaire, en une demi-heure.
À l’aide d’une règle en T, il mesure la pièce d’origine pour la dessiner sur un panneau de contreplaqué neuf de 9,5 millimètres d’épaisseur. Il découpe ensuite avec un peu de gras, afin d’ajuster si besoin. Comme les panneaux ne sont en général pas assez longs, Philippe aboute les morceaux manquants à l’aide de scarfs. Pour cela, il a fabriqué un gabarit pour sa défonceuse, « grâce à un tutoriel sur YouTube », précise-t-il, avant d’ajouter : « Tout ça n’est pas très compliqué. Il faut dire que Jean-Jacques Herbulot a vraiment très bien pensé ses plans. Même si les deux bordages de fond sont des pièces assez complexes, parce qu’elles sont un peu cintrées, il a trouvé un moyen de faire en sorte qu’un côté soit complètement rectiligne. Il a aussi optimisé ses plans pour limiter les chutes. »
Les deux pièces sont ensuite imprégnées de deux couches d’époxy et collées avec la même résine chargée de WoodFil. Entre deux séchages – 24 heures environ pour une couche –, il s’occupe de changer ou de reprendre les lattes des couchettes et des planchers, en acajou massif, et de les vernir. Au bout de quelques jours, les fonds sont prêts à être vissés à la quille. Il vient ensuite assembler par-dessus les fonds la fausse quille, une pièce en sipo neuve de 16 millimètres d’épaisseur. « Toutes les têtes de vis, en Inox, sont mastiquées à l’époxy pour garantir l’étanchéité. » Il peut bientôt appliquer deux couches de peinture primaire sur les fonds en contact avec l’eau, et aux endroits auxquels il n’aura plus accès une fois le bateau sur sa quille. « À l’intérieur, je ne peins pas, le bois des fonds gardera ainsi un aspect verni. »



2. Les bouchains sont renforcés par une bande de fibre de verre imprégnée d’époxy.
Puis vient le retournement, qu’il effectue grâce à quatre crochets fixés dans le plafond de son garage et de sangles, dont il ceint le bateau. À l’aide de treuils de mécanicien, il fait lentement pivoter le Corsaire. L’opération terminée, il peint, repose les lattes de plancher et des couchettes, seuls emménagements du bateau, et met en place les blocs de polystyrène pour la flottabilité. Puis il s’attaque au pont, « deux panneaux de contreplaqué de 10 millimètres », qu’il imprègne aussi d’époxy, avant de les visser sur les cloisons. « Ce qui est spécifique sur les Corsaire, c’est qu’il n’y a pas de garde-corps, sauf le balcon avant. En principe, on ne se balade pas sur le pont, on gère tout depuis le cockpit, même le spi grâce à un tangon automatique. »

Enfin, il applique les couches finales de peinture et refixe le lest. Philippe n’entoile pas ses Corsaire. « Herbulot l’avait prévu dans ses consignes de construction amateur et je sais que certains le font, surtout les régatiers acharnés, car ils veulent une coque en béton. Moi je n’aime pas trop ça et je trouve que ce n’est pas indispensable. Époxy-contreplaqué, c’est déjà bien solide, et le fait que le contreplaqué des fonds soit cintré, ça joue aussi sur la rigidité de l’ensemble. »
Régates et croisières méditerranéennes
Après la peinture, place à l’accastillage et au gréement. « Le Corsaire étant une jauge fermée, tout ce qui n’est pas autorisé est interdit. Mais l’accastillage est libre. Pour celui-ci, j’ai conservé une partie de l’ancien », ajoute-t-il en désignant un winch qu’il a repris et posé sur un établi avec plusieurs poulies en bronze quelque peu oxydé. « C’est une chose que j’apprécie aussi dans la rénovation : découvrir de vieilles pièces, comme cet écran de radar retrouvé sur ce JOG. » Une fois cette dernière étape achevée, le bateau est mis sur remorque et « il part naviguer. »
Certains de ses bateaux rénovés sont mis en vente, au prix des matériaux, ce qu’il demande aussi à ceux pour qui il a travaillé. « J’ai déjà deux Corsaire et c’est difficile de faire naviguer plusieurs bateaux, sans parler de la place nécessaire pour les stocker. » Philippe assure que l’entretien reste très simple. « Le vernis est en gros ce qui se dégrade le plus, et encore, quand le bateau est en extérieur. » De fait, l’usage de garder son bateau sur remorque à l’abri est courant chez les « corsairistes ».
Son épouse Françoise est aussi mordue que lui par la pratique du Corsaire, et tous deux naviguent en croisière le long de la côte méditerranéenne, ou, plus souvent, sur le plan d’eau fermé de l’étang de Bages-Sigean, au départ du port de La Nautique. « Françoise aime moins la régate, mais j’arrive à la convaincre pour la Myth of Malham et le National Corsaire », constate en souriant Philippe. Ces deux courses, emblématiques du circuit, ont lieu l’une après l’autre : cinquante bateaux se retrouvent tous les ans pour ces grands rassemblements.

L’association défend d’ailleurs la compétition car celle-ci est en général garante de la vitalité d’une série. Représentant de l’AS Corsaire pour le sud de la France, Philippe partage ce point de vue : « La FFV considère que nous sommes l’une des séries les plus dynamiques, parce que nous avons pas mal de régates ! Nous l’avons vu avec nos amis suisses. L’AS Corsaire Suisse a un peu tourné le dos à la régate et, résultat, leurs bateaux ne naviguent plus. Nous essayons de les aider à relancer la compétition. L’an dernier, lors du National Corsaire Suisse, il y avait dix bateaux, dont la moitié était français ! » Alors, les années impaires, quand il faut choisir entre participer à la Semaine du Golfe ou au Grand prix de l’École navale (GPEN), Philippe n’hésite pas une seconde : il file en rade de Brest proposer ses services d’équipier. Sans son Trielen, un Corsaire du chantier Craff qu’il a restauré, ni son JOG Zéphyr, car sa femme, et coéquipière, n’est pas intéressée par le GPEN, « qui est vraiment une régate pure, avec des parcours construits. Mais je ne désespère pas d’arriver à la convaincre un jour ! »
Un futur garage à corsaire, et « certainement un petit atelier pour l’entretien de nos bateaux »
Cette année, le couple a prévu un déplacement en Normandie pour participer au National Corsaire et à la Myth of Malham, entre Ouistreham et Honfleur. « Nous devons parcourir un peu plus de 1 000 kilomètres pour aller là-haut. Pour nous, c’est un autre monde ! » Philippe s’aligne aussi aux régates qui ont lieu sur des lacs de montagne, comme les Voiles d’automne sur le Bourget ou encore la Coupe de Rivière, organisée cette année sur l’Erdre. « Ce sont aussi des moments festifs, où on retrouve les copains. »
Les Corsaire ne sont pour la plupart pas équipés d’électronique, ni de moteur : « Ça ne sert pas vraiment, à part pour les entrées et sorties de port, et encore ! Je préfère largement les faire à la voile, je suis bien meilleur. Avec un moteur, je rate toujours la manœuvre. Mais j’ai quand même acheté un petit moteur électrique, au besoin, ou quand les capitaineries ne sont pas compréhensives. » Ce qui arrive rarement, même en plein été.
Même s’il n’a navigué sur aucun autre habitable, Philippe ne changerait pour rien au monde de bateau. Il sait aussi que s’il tombe sur un Corsaire abandonné, dont la rénovation est à sa portée, y compris après son déménagement, il aura du mal à s’empêcher de trouver une solution pour le sauver. L’association encourage la conservation des Corsaire, notamment en mettant à disposition des propriétaires un petit livret de rénovation, auquel Philippe Arnaud a participé. « C’est vraiment important pour moi de faire perdurer ces bateaux. Ils ont tous une histoire qui me passionne… » Le couple est en train d’acquérir une grange dans le Minervois, près de Lézignan-Corbières… un futur garage à Corsaire et « certainement un petit atelier pour l’entretien de nos bateaux ». ◼