Par Jacques Flambart - Le chantier Labrèque de Courseulles, dans le Calvados, a livré entre 1876 et 1964 de très nombreux bateaux de pêche et de plaisance. Après un premier volet consacré aux picoteux (CM 104), cet article s’intéresse aux chaloupes, bordées à clins ou à franc-bord qui, par l’élégance de leurs formes et leurs qualités sous voiles, ont contribué à la réputation du chantier. Elles pratiquaient la pêche, mais plusieurs unités ont aussi été construites pour la plaisance.
Trois générations de Labrèque ont exercé le métier de charpentier à Courseulles dans un chantier familial, créé en 1876 par Louis-Laurent Labrèque. Né à Courseulles en 1842, d’un père « ficeleur d’huîtres », il fait son apprentissage dans les chantiers de Caen. Reçu ouvrier en avril 1860, il revient à Courseulles pour travailler au chantier de Pierre-Alexandre Benoist. En 1876, il peut s’installer à son compte, rue du Bassin, où il est rejoint, en 1900, par son fils Arthur, âgé de vingt-six ans, qui lui succédera en 1910.
Arthur aura trois garçons et une fille : Louis, Pierre, Constant et Élise, qui deviendra religieuse. La vie de la famille Labrèque est un peu à l’image de celle de la cadette : monacale et austère. La fratrie reprend le chantier en 1933, et s’oriente très tôt vers la plaisance. Pierre, qui révèle vite une forte personnalité, prend les rênes de la maison, mais n’aura que peu de temps pour faire valoir son talent : il meurt en 1944 sous une bombe allemande. Ses deux frères continuent à lancer des unités de plaisance et des picoteux. Ils sont peut-être un peu plus chers que les autres chantiers et leur souci de perfection est sans doute une source de difficultés pour l’entreprise, à une époque où le rendement devient primordial.
Le chantier Labrèque a bâti sa réputation sur la construction des picoteux, mais aussi sur celle de nombreux canots et chaloupes à clins. François Renault, dans Bateaux de Normandie, se demandait comment avait pu apparaître à Courseulles, domaine d’élection du fond plat, un bateau à clins et à quille. Le chalutage, qui prend un grand essor dès le début du XIXe siècle, a peut-être contribué à la redécouverte de ce procédé de construction, car tous les chalutiers des ports du Calvados, notamment de Port-en-Bessin, qui fréquentent l’île de Wight et la baie de Lyme ont une annexe à clins à bord, comme les bisquines de la pêche au hareng et du cabotage.
Par la suite, les annexes des grandes barques et des bisquines sont reconverties à la petite pêche côtière, supplantant le picoteux dans bien des endroits. On en construit aussi des neufs. Les tailles augmentent, et les canots deviennent des chaloupes, qui s’adaptent aux plages d’échouage. Leur coque légère, souple, ne souffre pas ; elle reste étanche, malgré la déformation des bordages assez légers, rivetés sur membrures ployées, et fait preuve d’une remarquable longévité.
Les Labrèque ont vraiment le sens de l’esthétique
Il semble que ce soit à l’époque d’Arthur Labrèque que le chantier, en plein essor, lance le plus de chaloupes de pêche, allant de 6 à 7 mètres et au-delà, pour Courseulles et les plages de Luc-sur-Mer et Saint-Aubin. Aucun document fiable sur leurs formes n’a survécu, car le chantier ne travaillait que sur gabarits. Les charpentiers entretenaient aussi le secret autour des bateaux qu’ils ne voulaient pas voir copiés, comme certains propriétaires qui ne souhaitaient pas « partager » les qualités de leur bateau. Ce fut notamment le cas pour Ma Nichée (lire encadrés), un cotre de plaisance lancé en 1927. La demi-coque qui a servi à la confection des gabarits a donc disparu, et la maquette, offerte par Arthur Labrèque à son client, n’est pas tout à fait conforme au bateau.
Dans la plupart des cas, les marins veulent une étrave droite, presque rentrante, pour que l’bâté sêt fier, avec de la pinche pour pas que l’bâté sêt fou quand on pêque ! Un léger élancement, très peu perceptible, apparaît après 1910. Ces lignes d’entrée d’eau concaves, avec un brion marqué, leur semblent déterminer un bon équilibre de route sous voile, à la pêche au maquereau, et elles sont jugées indispensables pour la drague des huîtres.
La chaloupe de Courseulles et Luc possède un plan de dérive régulier et une différence de tirant d’eau raisonnable. Celles de chez Labrèque se distinguent par une harmonie dans les proportions et une finesse dans la rondeur. L’étrave droite, presque perpendiculaire à la flottaison, une quête d’étambot beaucoup plus faible que pour la vaquelotte du Cotentin, un retour de galbord assez doux, une rentrée progressive des œuvres mortes à partir du maître-couple en allant vers le tableau, qui conjugué au dévers du clin, donne une élégance remarquable aux formes arrière.
Il y a aussi le joli tableau en cœur qui, à l’arrivée de la motorisation, s’alourdit un peu, tout en conservant de belles courbes. Les Labrèque ont vraiment le sens de l’esthétique et savent régler admirablement le balancement des virures à clins d’une chaloupe ou d’un canot pour mettre en valeur ses formes. Le franc-bord, au plus bas de la tonture, est faible, environ moins d’un dixième de la longueur de tête en tête. La tonture assez plate est une caractéristique des côtes normandes.
À notre connaissance, deux demi-modèles bordés sur charpente simplifiée et une maquette se rapportant à ce type de bateau existent encore. Seul le demi-modèle de l’Aiglon, un cotre de plaisance de 7 mètres lancé en 1900, bordé à clins sur demi-couples sciés, peut être considéré comme exact d’après les différentes photos conservées. Un autre demi-modèle, celui de Ki-Fan-Lo, la chaloupe de plaisance construite en 1912 pour MM. Lemanissier et Larue, se trouve toujours dans la famille à Hermanville-sur-Mer, avec un album de photographies.
Mais voyons de plus près la construction de ces chaloupes. La quille, en orme, fait environ 80 millimètres d’épaisseur au trait extérieur de râblure. La section de la quille, au maître-couple, est en chapeau et d’une largeur d’environ 100 millimètres sur sa partie supérieure. Il n’y a pas de carlingue, l’étambot et l’étrave sont assemblés par tenon et mortaise dans la quille.
Après 1925, le franc-bord détrône le clin
Ces chaloupes sont bordées à clins ou à franc-bord – après 1925, sans doute pour une question de mode, le franc-bord détrône le clin. Toutes celles de plus de 6 mètres sont en orme ; jusqu’à cette taille, seuls les fonds sont en orme, le reste est bordé en sapin rouge.
À clins ou à franc-bord, la technique est à membrure ployée, réalisée à partir de plateaux d’acacia, de chêne ou de frêne. De 40 millimètres par 20 millimètres de section, elles sont espacées d’environ 16 centimètres. On commence par les membrures du milieu et on pose, en général, une demi-membrure de chaque bord. Sur les petites chaloupes, qui calent moins et offrent des fonds plus plats, elles peuvent être d’une seule pièce. Ces membrures sont rivetées avec les bordages et la coque est renforcée par des varangues, qui remontent jusqu’aux fortes ventrières extérieures, auxquelles elles sont boulonnées. Ces pièces de bois servent à protéger la coque lors des échouages et des remontées sur les cales à l’aide de rouleaux. Le boulonnage permet de les changer facilement quand elles sont usées.
Une coque de chaloupe nécessite quatre mille à cinq mille rivets en cuivre. Chez Labrèque, l’opération de perçage se fait avec une pointe aplatie et taillée en langue d’aspic. La rondelle ne doit en aucun cas être aplatie, car il lui faut garder sa forme conique après le matage pour une raison importante : son élasticité sert à rattraper le jeu des bois qui travaillent. Généralement, dix coups de marteau sont nécessaires à un « joli matage ».
La finition des chaloupes de pêche est identique pour chaque unité ; seule la position du bourrelet varie. Ce gros liston d’environ 45 millimètres de section est fixé sur le can inférieur de la deuxième virure en partant du haut pour les chaloupes de plus de 6,50 mètres, et sur le can inférieur de la préceinte pour les plus petites. Il sert de défense lors des accostages et aboutit à l’arrière sur un terme, pièce de bois sculptée pour épouser le contour extérieur du tableau et le protéger.
Le barrotage de plancher est soutenu par des épontilles qui reposent sur les varangues. De chaque bord, reposant à la fois sur les barrots et les membrures, est fixée la taule, une petite serre où le plancher vient buter, évitant les entailles des membrures et ventilant un peu les fonds. Ensuite, une forte serre est fixée sur les membrures, où s’appuient les trois bancs et le banc de couronnement.
Le plat-bord, en orme, est équerré par rapport à la préceinte de manière à lui donner un léger dévers, constant par rapport à l’horizontal. Les deux plats-bords filent de l’étrave au tableau, et la lisse, qui déborde de chaque côté d’environ 8 millimètres, forme un petit liston sur l’extérieur. Elle se termine de chaque côté de l’étrave par deux prolongements qui viennent mourir sur les faces de cette dernière.
La liaison entre les plats-bords, les préceintes et les bancs, se fait au moyen de courbes qui dépassent, à leur partie supérieure, la lisse de plat-bord. Les deux plats-bords sont reliés entre eux, à l’avant, par la coëffe ou coiffe, un assemblage de deux ou trois fortes pièces d’orme ou de chêne. Une entaille demi-ronde est pratiquée sur la face arrière de la coiffe pour recevoir le mât de misaine. On y fixe le croc d’amure de misaine, ainsi que le blin du beaupré. Le couronnement arrière assure aussi la liaison entre les deux plats-bords. Cette pièce de bois dur, chêne ou orme, possède un léger bouge, obtenu par étuvage.
Le banc de couronnement repose à l’avant sur le banc de pompe et à l’arrière sur un petit barrotage, sous lequel un caisson, appelé chambre, permet de ranger les apparaux de pêche. Le mât est guidé par des planches verticales, appelées héleuses à Courseulles. À Luc-sur-Mer et Saint-Aubin, ports non aménagés, les chaloupes amènent toujours leur mât de misaine au mouillage pour ne pas fatiguer le gréement au roulis. Par fort coup de vent, le mât est totalement amené ; à Luc, les chaloupes sont remontées sur la cale à l’aide du cabestan.
Les chaloupes pratiquent la pêche à partir de mai
Les héleuses sont fixées de part et d’autre d’un massif dans lequel est pratiquée la mortaise de pied de mât. Celui-ci est articulé sur un axe dans l’emplanture ; la cale d’étambrai, située au sommet des héleuses, l’empêche de basculer vers l’arrière.
Les toletières sont posées sur la lisse de plat-bord. À Luc, les pêcheurs préfèrent les dames de nage aux tolets employés à Courseulles. Sur la lisse de plat-bord sont aussi fixés, sur tribord avant et à toucher l’étrave, la galoche (chaumard), et de chaque bord sur l’arrière les deux filoirs d’écoute de misaine. Une paire de grands avirons est débitée dans des pièces de sapin blanc. « Ce sont des avirons bien équilibrés et bien profilés, pas des pelles de boulanger comme on fait maintenant », aimait dire Constant Labrèque.
Le gouvernail, souvent en chêne, est articulé sur trois supports : à sa base, dans une fontaine solidaire de la bande molle, au milieu, un aiguillot est fixé à travers l’étambot à la base du tableau, et à la partie supérieure du gouvernail est fixé un aiguillot qui vient se loger dans un fémelot solidaire de la tête d’étambot. La tête du gouvernail est généralement en deux parties. La pièce rapportée, toujours sur bâbord, est décorée d’une gorge et parfois, surtout à la plaisance, d’un losange, signature du chantier.
Les chaloupes de pêche sont gréées en bourcet avec tape-cul. La hauteur du mât de misaine, de la lisse au clan de misaine, correspond à la longueur du bateau. La hauteur du mât de tape-cul est égale aux trois quarts de celle du mât de misaine. Il est implanté dans un massif, solidaire du tableau, se trouvant sous le banc de couronnement. Ce massif est fixé, pour sa partie avant, sur une guirlande joignant les deux serres. Le mât de tape-cul se trouve toujours sur tribord, à environ 30 centimètres de l’axe du tableau. Il est de section carrée au passage du couronnement. Le bout-dehors de tape-cul (ou queue de malet) sort du tableau par un trou percé à égale distance du mât et de l’axe du tableau. Il est guidé à travers une planche sortant du banc de couronnement, implantée à l’intérieur de la chambre arrière, dans un petit massif situé entre deux membrures.
Le beaupré mesure à peu près la hauteur du mât de tape-cul au-dessus du couronnement. La queue de malet mesure environ les quatre cinquièmes du mât de tape-cul. Les deux mâts sont coiffés d’une pomme. La mâture n’est pas haubanée. Les drisses, de misaine sur bâbord et de foc sur tribord, remplissent cette fonction suivant l’amure. La voilure de petit temps avoisine les 70 mètres carrés pour une chaloupe de 7 mètres. À bord, il y a deux jeux de voiles : d’une part, le grand foc, la misaine et le grand tape-cul ; et d’autre part, le petit foc et le petit tape-cul. Le devis d’une chaloupe à clins de 7 mètres, sans lest ni mouillage, s’élève à 13 000 francs en 1925 – 10 800 euros. Le même bateau, construit à franc-bord, coûte 1 500 francs (1 245 euros) de plus.
Ces chaloupes pratiquent la pêche à partir de mai, ciblant le maquereau, le bar, les crustacés avec des claies (casiers), et le gros poisson (chien de mer, roussette, congre) avec les cordes (lignes de fond). Elles draguent aussi les huîtres, puis les coquilles.
Le maquereau se pêche à la traîne avec deux lignes principales, une de chaque bord, en chanvre, maintenue écartée du bateau par deux perquaux, posés sur le plat-bord, à buter contre un tolet. La ligne maîtresse est prise dans un écheveau de 100 mètres, qu’il faut dévider en plusieurs fois pour qu’elle ne vrille pas en la tirant à partir d’un point fixe. On la coupe en deux morceaux de 50 mètres chacun. Ensuite, un morceau de cordelette en chanvre, de la longueur de l’espar environ, est amarré à sa tête ; une boucle, nommée champion, termine l’autre extrémité.
Un plomb de 4 à 7 livres, ou plus, est amarré à l’extrémité de la ligne maîtresse. Il y a trois étages d’avançons par ligne, appelés pelle ou peille. Elles sont amarrées sur un bâtonnet en bois résistant, mais assez souple, de 20 centimètres de long, nommé avalette. On fait trois ou quatre demi-clés à un bout, une au milieu et trois demi-clés à l’autre bout, plus une qui est frappée à l’envers pour éviter le desserrage éventuel. Si le bâton casse, cela évite de perdre le crin, l’hameçon et un éventuel poisson.
La pelle du bas, située à environ un pied du plomb, s’appelle le cavalier et porte deux hameçons, les huns, les deux pelles du dessus n’en portent qu’un. La longueur des pelles varie du cavalier à l’avalette du dessus en augmentant, pour compenser l’inclinaison de la ligne maîtresse. Chaque avalette est espacée d’une brasse plus un pied, tout au long de la ligne maîtresse. Lorsque les trois pelles sont filées, il faut trouver la profondeur idéale, l’affalle, car le poisson n’est pas toujours au même niveau – on dit qu’il est plus ou moins foncier. En général, 2 à 3 brasses d’affale suffisent. L’autre bout de la ligne maîtresse est amarré sur l’œil du champion, puis sur un tolet emmanché sur la lisse de plat-bord, qui constitue un hâle à bord pour remonter la ligne.
La boëte est faite de lamelles de peaux de maquereau, d’environ 4 centimètres de long ; la partie foncée est accrochée à l’hameçon, la partie brillante sert de leurre. Certains se régalent du maquereau sans peau, la mangette : amarré le long du bord, trempant dans l’eau de mer le temps de la marée, il s’imprègne de sel et perd du gras… délicieux !
La période de pêche du bar se déroule de mai à fin septembre sur les rochers du Calvados. Deux techniques existent : soit en traîne lourde avec la même ligne maîtresse que pour le maquereau, avec une seule avalette montée en dessus du plomb et un bas de ligne en crin de 8 à 10 brasses. Soit en traîne légère en surface où le bas de ligne est monté sur la ligne principale, avec à son extrémité un appât sur un hameçon de 7 à 8 centimètres de long, constitué d’un anguillon ou d’une équille.
Les cordes sont de grosses lignes de fond – les baux dans le Cotentin. La ligne principale est divisée en tronçons de 100 mètres de long, appelés pièces. Sur la ligne maîtresse sont montés toutes les 2 brasses environ, un avançon ou pelle, d’une brasse, avec un gros hameçon de 10 centimètres. Une chaloupe peut filer jusqu’à dix pièces de corde sur les rochers au large, sur le plateau rocheux des Essarts ou sur les fonds sableux et plats plus au large pour le turbot et la raie. Du maquereau frais pêché sert de boëte.
Généralement, la chaloupe file ses cordes avec du courant et reste dessus pendant deux à trois heures de marée. Elles peuvent être filées avant la tombée de la nuit et relevées le lendemain à l’aube. Chaque corde est maintenue au fond par une ancre et reliée à la surface par une bouée à pavillon. Tous les cinq ou six hameçons, la corde est lestée d’un caillou amarré avec un bout. À l’approche de l’étale, on hale, puis les cordes sont lovées dans un grand panier, ou mande, pendant le retour au port.
Le nom d’un bateau revenait souvent, c’était Ki-Fan-Lo
Durant mon enfance, j’ai été bercé dans l’odeur du bois et des copeaux qui régnait dans l’atelier de menuiserie de mon père et de mon grand-père, tous deux passionnés de pêche. Mon père m’a emmené très tôt avec lui en mer et m’a transmis le virus. Mon grand-père m’avait fait un petit picoteux, un doris et un modèle de chaloupe, tous taillés dans la masse, que je faisais naviguer dans les mares d’eau. Il me racontait les régates de Luc qui se déroulaient en août avec les pêcheurs de Courseulles et Saint-Aubin, rejoints par quelques plaisanciers qui participaient aussi à ces joutes. Le nom d’un bateau revenait souvent parmi d’autres – Hirondelle, Guelby, Olga ou Cypris –, c’était Ki-Fan-Lo, dont mon grand-père me vantait la beauté et les nombreuses victoires.
En 1987, mon père me mit en relation avec l’un de ses clients, Jean Lemanissier, le fils de Daniel Lemanissier, maire de Luc-sur-Mer de 1925 à 1931. En 1911, ce dernier et son ami M. Larue passent commande chez Labrèque d’une chaloupe de plaisance, Ki-Fan-Lo, de plus de 7 mètres et calant 1,20 mètre. Arthur Labrèque réalise un avant-projet en s’inspirant de gabarits déjà utilisés pour de précédents bateaux de pêche.
Il est prévu dès la conception qu’un moteur auxiliaire sera installé plus tard ; les formes arrière de la chaloupe (fesses) sont donc un peu plus nourries, et l’étambot est plus épais pour le passage du tube, et la cage d’hélice. C’est aussi l’une des premières fois qu’un lest fixe – un saumon en fonte – est installé.
Cette chaloupe demi-pontée, avec une hiloire de cockpit, est particulièrement réussie du point de vue esthétique, mais aussi sur le plan des performances. La légère augmentation des volumes arrière n’altère pas ses qualités voilières puisqu’elle gagne à plusieurs reprises les régates de Luc. On retrouve dans ses formes les caractéristiques de la chaloupe de pêche : l’étrave droite et presque perpendiculaire à la flottaison, la pince, etc. La seule différence réside dans les formes avant, moins fournies, et donc dans la courbe de plat-bord, moins ouverte. Cette diminution de l’épaule est compensée par une largeur un peu plus importante au maître que sur celle d’une grande chaloupe de pêche de même longueur. Le mât est également légèrement reculé.
Jean Lemanissier se souvient de la drague des huîtres au large de Courseulles et de Bernières qu’il a pratiquée sur Ki-Fan-Lo durant sa jeunesse avec son père et le marin-pêcheur de Luc qui s’occupait du bateau : « Nous partions du corps-mort en début de marée pour nous rendre sur les lieux de pêche. Il fallait profiter d’une conjugaison du courant de marée avec le vent. Les griges (dragues), au nombre de quatre en général, étaient affalées – deux de chaque bord. La voilure était réglée pour une traction idéale, ni trop vite, ni trop lente. L’action du plan de dérive du bateau sur la traction des engins de pêche était réglée à l’aide des funes (orin reliant la grige au bateau), en faisant varier leur point d’amarrage sur le bateau. Le trait fini, on relevait les engins et la chaloupe, tout dessus, remontait à son point de départ et recommençait un nouveau trait. » M. Billet pratiquait aussi cette pêche avec Ma Nichée, et ses griges existent encore.
Juste avant Ki-Fan-Lo, en 1910, Cypris est lancé pour le compte du laboratoire maritime de Luc. Cette grande chaloupe de 7,30 mètres sert aux prélèvements d’eau de la station marine et peut embarquer des étudiants. Ses emménagements intérieurs sont ceux d’une chaloupe de pêche classique, hormis des bancs latéraux supplémentaires prévus pour les passagers. Au corps-mort de mai à fin septembre pendant une trentaine d’années, cette chaloupe est « empruntée » une nuit de juin 1940 par des officiers anglais qui veulent rejoindre l’Angleterre…
Le Dauphin, un petit cotre pour la croisière côtière
Le chantier du « plateau » sur l’avant-port, où hivernaient les chaloupes, ayant été démoli par les Allemands, Constant et Louis Labrèque édifient après-guerre, en bout du quai ouest du bassin Joinville, un grand hangar, puis un second en prolongement d’une ancienne tuilerie. Les deux frères créent une SARL et prennent le nom de Chantier naval de la Côte de Nacre, dont Constant et M. Thiberge sont les gérants.
C’est aussi après-guerre que, pour remplacer Cypris, le laboratoire de Luc achète une chaloupe d’occasion construite à Grandcamp, baptisée Néréïs. Puis, dans les années 1950, M. Saudrais, le directeur de la station, commande une autre chaloupe au chantier Labrèque, elle aussi nommée Cypris. L’administration n’ayant que peu de moyens, c’est un bateau de 6 mètres qui est mis en chantier, bordé à franc-bord sur membrures ployées, et doté d’un moteur de 12 CV. C’est la dernière chaloupe de travail qui sort du chantier. Elle coulera à son corps-mort, à Luc, dans un fort coup de vent de nord à l’automne 1992.
Dans les années 1950, les Labrèque mettent en chantier le Dauphin, un petit cotre de plaisance pour la croisière côtière gréé en marconi, dont treize exemplaires seront mis à l’eau – par superstition, il n’y a pas de numéro 13, mais un numéro 14. Ce n’est pas vraiment une série, car les unités n’ont pas la même taille : le premier mesure 5,57 mètres de long et un des derniers, encore à flot dans le port de Courseulles, 6,40 mètres.
Sa silhouette rappelle un peu celle des chaloupes d’autrefois, mais en moins esthétique. La mode de l’époque est d’avoir un élancement d’étrave important, au détriment de la marche du bateau, car pour une même longueur de tête en tête, la longueur à la flottaison se trouve réduite. Le Dauphin est bordé à franc-bord sur membrures ployées. L’acajou est utilisé pour le bordé et la plupart des pièces de charpente. Le fond est en orme suivant la tradition. Il est semi-ponté avec une cabine, dotée de bannettes, et possède un petit cockpit. Au niveau du passage de cloison se trouve le moteur.
En septembre 1964, le chantier est vendu à M. Postel, marin au commerce en retraite. C’est la fin des constructions neuves, seuls des travaux d’entretien et de réparation seront désormais assurés. À sa retraite, Constant Labrèque se promenait régulièrement autour du bassin Joinville. Un jour, voyant une nouvelle coque dans le bassin, il interroge son compagnon de promenade : « Qui’q chè q’cha ? – C’est un Vaurien, Monsieur Labrèque. » Et Constant de répliquer : « Cha n’m’étonne pas ! » ◼
Remerciements : MM. René Le Délézir, Jean Le Délézir, Roger Billet, Jean Billet, André Rodier, Jean Lemanissier, François Renault.
ENCADRÉS
Le cotre de plaisance Ma Nichée
Monsieur Billet, industriel en région parisienne, amateur chevronné de pêche traditionnelle en mer, vit à Yport durant plusieurs années, où il entretient de bonnes relations avec les pêcheurs. Dans les années 1920, il choisit de venir à Saint-Aubin-sur-Mer, à côté de Courseulles, où il passera désormais ses vacances. Il fait construire un petit cotre de 5 mètres, le Jean-Roger-Simone, les prénoms de ses trois enfants, au chantier de Coninck sur les bords de Seine. Il base son bateau à Courseulles et, pendant la saison d’été, le mouille sur un corps-mort devant Saint-Aubin. Il y côtoie deux chaloupes de pêche, l’Assomption à M. Hamon, et la Reine des flots à M. Desaunais, construites toutes deux chez Labrèque. Séduit par l’esthétique de ces bateaux, il demande au chantier un voilier de plaisance de forme traditionnelle, long de 6 à 7 mètres, équipé d’un moteur auxiliaire.
Arthur Labrèque lui propose deux versions : un cotre à tapecul de 7 mètres, et un cotre franc plus petit. M. Billet choisit un cotre de 6,50 mètres entre râblures sur 2,28 mètres de large, calant 1,05 mètre, doté d’une grand-voile à corne. Il sera construit à clins, motorisé – Beaudoin 4 cylindres de 11 CV – et lancé en 1927.
La construction du bateau s’accompagne d’un échange de courriers entre le chantier et le propriétaire. M. Billet se charge du saumon en fonte, dont Arthur détermine les formes et les dimensions sans oublier d’indiquer les retraits du métal au refroidissement pour les entraxes de boulons de quille. Les gueuses, pour le lest complémentaire, sont aussi fournies par le client. À travers ces courriers, on apprend de la main d’Arthur Labrèque, par exemple, que la hauteur maximum au plus bas de la tonture correspond à environs 1/10e de la longueur, si l’on désire obtenir une silhouette élégante.
Cette coque, montée en orme sur membrures ployées en chêne, a des entrées d’eau très fines, un arrière assez porteur et un bon équilibre des formes de carène. Comme Ki-Fan-Lo et Aiglon, le cotre Ma Nichée est semi-ponté sur presque la moitié de la longueur ; ce demi-pontage se prolonge de chaque côté vers l’arrière, en délimitant l’emplacement du cockpit. Ce dernier est entouré par une hiloire de forme arrondie sur l’avant en rejoignant les côtés du panneau de rouf. Sur les côtés, l’hiloire suit le contour de plat-bord jusqu’au couronnement, où elle se ferme à angle droit, contrairement au Ki-Fan-Lo qui possède une hiloire arrondie sur l’arrière également. Cette différence est due à la taille plus petite du cotre, qui est donc moins large au couronnement, ce qui ne permet pas de cintrer le feuillet de bois sur un si petit rayon de courbure. ◼ J. F.
Les picoteux Labrèque
Courseulles a surtout pratiqué la petite pêche côtière, notamment avec le picoteux. Construit sans quille et à larges clins, avec des extrémités symétriques, et ne dépassant pas 8 mètres, le picoteux est bien adapté aux grèves du Calvados : sa semelle solide lui permet d’échouer et ses extrémités renflées, d’affronter les rouleaux en partant ou revenant de la plage. Son nom vient de la pêche des poissons plats, dits picot ou flondre, qu’il va capturer à 5 ou 7 milles du rivage.
Avant-guerre, ils sont construits en orme sur membrures en frêne ou acacia. Ils arment six avirons et gréent parfois une voile au tiers, mais ne marchent bien qu’au portant. Quand ils ne pêchent pas, ils servent d’annexes pour les canots plus forts, comme les chaloupes. Le chantier Labrèque a créé un picoteux de série qui mesurait 5,42 mètres sur 1,79 mètre de large (« type C », comme Courseulles). Il a aussi mis à l’eau des types D (Dives) ou GD (Grand Dives). En 1949, il lance un picoteux de plage, plus petit (3,50 mètres sur 1,40 mètre). Une de ses évolutions aboutira à la série des Mouettes qui connaîtront un grand succès. L’un des derniers picoteux du chantier Labrèque est Ki-Fan-Lo II, commandé par un pêcheur de Saint-Aubin-sur-Mer, M. Vivien, qui fut aussi le dernier propriétaire de la chaloupe Ki-Fan-Lo, construite en 1911 par Arthur Labrèque. ◼ J. F.
Brise, chaloupe de 1921
Brise est sorti de l’eau il y a quelques semaines pour rejoindre le chantier du Poudreux à Honfleur. Lancée le 25 janvier 1921 pour le compte d’Henry Hettier de Boislambert, un régatier du Yacht Club de France, cette chaloupe Labrèque a navigué jusqu’en 2016. Son actuel propriétaire, Jean-Claude Frouard, l’a rachetée en août 1987 et lui a offert une première restauration au Conservatoire maritime du Havre de Grâce. En 1992, elle est classée monument historique et, en 1993, l’association Brise est créée autour d’elle. Dès lors, elle participe à de nombreuses fêtes maritimes sur toute la côte normande, mais aussi au-delà, jusqu’à Brest ou aux Sables-d’Olonne, où elle est amenée en remorque.
Elle a de nouveau besoin de gros travaux et Jean-Claude Frouard souhaite passer la main. Cette belle chaloupe à franc-bord, de 5,80 mètres de long, qui grée grand-voile, foc et trinquette, attend celle ou celui qui lui fera retrouver l’élément marin, plus d’un siècle après sa naissance… ◼ N. C
La maquette de Ki-Fan-Lo
J’ai réalisé deux maquettes de Ki-Fan-Lo, à des échelles différentes, à partir d’une demi-maquette, mais elles ne m’ont pas satisfait, car les formes avant ne correspondaient pas avec les photos de la chaloupe. Un jour, je découvre une maquette de chaloupe Labrèque et une demi-coque de chantier, donnée par Constant Labrèque à un avocat caennais, chez François Renault qui doit les restaurer pour le musée de Courseulles. Je me remets à ma table à dessin en prenant comme référence cette demi-coque et en tenant compte des différences observées sur les photos, à savoir principalement la quête d’étambot et la hauteur du franc-bord. Je commence une demi-maquette, bordée à clins sur faux couples, qui est presque satisfaisante et me permet de faire un plan définitif.
En 2008, je débute la maquette du Ki-Fan-Lo à l’échelle de 12,5cm/m. Le plan de forme est au 1/10e. Je choisis du bois de poirier dont le grain très fin est agréable à travailler. Une fois arrivé au stade des aménagements intérieurs, le balancement des clins ne me convient pas. Je décide de reprendre le travail à zéro, anéantissant des dizaines d’heures de travail ! La prochaine maquette sera en orme, l’essence utilisée pour la construction de la chaloupe… ◼ J. F.
À lire :
Jacques Flambard, « Le chantier Labrèque et la construction des picoteux », dans Le Chasse-Marée n°106, 1997 ;
François Renault, Bateaux de Normandie, Éd. de l’Estran, Douarnenez, 1984.