©Collection jacques blanken
Le quai au Sable à Lannion, dans les Côtes-d’Armor, grouille de vie et fait le bonheur des bambins. Le sable est déchargé à l’aide de civières… un travail fastidieux. ©Collection Jacques Blanken

Par Jacques Blanken * – Pendant des siècles, en Bretagne, les terres étaient amendées avec du sable coquillier, qui alimentait aussi des fours à chaux. Le prélèvement de cette richesse naturelle mobilisait de nombreux marins pour un labeur pénible, effectué sur des gabares en mer ou à même l’estran. Le Finistère et les Côtes-d’Armor concentraient une grande partie de cette activité au temps des sabliers à voiles.

* Jacques Blanken (1939-2020), ami du Chasse-Marée et auteur de plusieurs articles dans la revue, a aussi écrit, entre autres, Traezh, sables marins et voiliers de travail autrefois en Bretagne – Skol Vreizh, 2020 –, d’où sont tirées les informations de cet article.

À la différence d’autres régions françaises où dominent les sols alcalins, le sous-sol breton, essentiellement granitique, a donné des terres en majorité limoneuses et acides. Les pratiques d’amendement avec des sables calcaires sont donc apparues très tôt dans cette région. On peut déduire des rapports sur les pêches de Le Masson du Parc que l’existence d’une activité d’extraction et de transport par gabares sablières remonte au XVIIe siècle. Cependant, c’est à partir du XVIIIe siècle, et surtout du XIXe siècle, que l’activité sablière maritime va se développer, en relation avec l’essor des villes, la construction des ports, l’évolution des pratiques agricoles et de certaines cultures, comme le froment et les pommes de terre.

Dans son Voyage dans le Finistère (1794), Jacques Cambry insistait sur l’importance d’avoir de bonnes routes pour acheminer le sable et le goémon ; il écrivait ainsi que « la route de Lesneven à Pontusval est étroite et ruinée (…), il est indispensable de la faire réparer : plus de deux cents voitures par semaine y passent pour emporter des sables, des goémons qu’on verse sur les champs, dans la proportion communément de quatre charrettes par journal [un demi-hectare]. La bonté de cet engrais le fait rechercher à grands frais. »

Le maërl, « pain béni » pour l’agriculture bretonne 

Le maërl – terme breton qui ne sera utilisé en français qu’après 1860 – est relativement rare. Il provient d’algues riches en calcaire que l’on trouve le long de certaines côtes bretonnes et se situe dans des zones qui n’assèchent jamais, par des fonds qui n’excèdent pas 25 mètres. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’utilisation du maërl, considéré comme du « pain béni » pour l’agriculture, a connu une croissance régulière. On disait de lui qu’il changeait « la bruyère en trèfle et le seigle en froment ».

Sur la grève du Téven, à l’Île-Tudy, deux hommes se dépêchent de charger un bag mao avant la prochaine marée dont ils profiteront pour remonter l’Odet.
©Collection Le Chasse-Marée

Il était prélevé par des chaloupes et gabares à voiles, chargé à la pelle ou à l’aide de dragues manuelles, sur des bancs ne dépassant pas 10 à 12 mètres de fond. Son commerce, comme celui du sable coquillier, a été initié conjointement par des agriculteurs et des marins-pêcheurs. Nettement plus tardif dans le sud de la Bretagne, on le rencontre très tôt sur la Rance, la rivière de Tréguier, celle de Lannion en particulier, mais aussi dans la rivière de Morlaix et la Penzé, les abers, la rade de Brest, l’Odet… L’extraction du sable et du maërl était presque une industrie, dévolue à une société littorale particulière, fermée, avec ses habitudes, ses coutumes et de véritables flottes de bateaux réservés à ce métier ; c’étaient souvent d’anciennes chaloupes transformées en sloups, armés par deux ou trois hommes, mais aussi des constructions spécifiques.

Certaines chaloupes pratiquaient alternativement sable, pêche à la sardine et récolte des « engrais de mer », les algues, pendant l’hiver. Au service de cette activité, il y avait aussi des chantiers navals, dont certains étaient spécialisés, et une logistique de charrois pour acheminer le sable du quai de déchargement à sa destination.

D’une façon générale, deux types d’extraction coexistaient : celui effectué sur les sites émergeants, le bateau échoué sur le banc de sable une heure ou deux avant la basse mer ; et celui avec le bateau mouillé sur ancres affourchées avant et arrière, appelée travail aux accores. Dans le premier cas, il s’agissait pour les hommes de faire un tas de sable le long de la chaloupe, puis de le pelleter à bord. Un travail harassant, car les grandes chaloupes pouvaient contenir jusqu’à 12 mètres cubes. L’extraction avec le bateau échoué sur le banc de sable n’était possible que par très beau temps et mer très calme, la prudence étant la règle car la moindre houle pouvait avoir de graves conséquences quand la gabare commençait à flotter. Compte tenu de la masse du sable, elle était susceptible, par les chocs exercés sur le fond, de se disloquer en quelques minutes…

Les sabliers étaient un peu regardés comme les trimards de la mer

Sitôt arrivé à quai, il fallait décharger après une navigation qui demandait parfois l’appui des avirons ou même du halage humain le long d’une rivière. La rapidité était toujours de mise pour éviter un échouage peu recommandé pour la structure du bateau qui pouvait être déformée par la poussée du plein de sable. Rude métier… Sans être méprisés, les sabliers étaient un peu regardés comme les trimards de la mer.

Les quais de Binic à marée basse et le pont sur l’Ic. De nombreuses gabares allaient prélever du sable aux abords des îles Saint-Quay. En 1851, elles en ramenèrent 88 000 tonnes.
©Collection Le Chasse-Marée

Le travail aux accores, lui, se pratiquait toujours sous de longues aussières : le sablier était maintenu par quatre ancres affourchées devant et derrière, portées parfois par les marins dans une annexe. Le bateau était ainsi en position presque fixe, mais pouvait être déplacé en jouant sur les longueurs de mouillage.

Les sabliers opéraient essentiellement dans l’estuaire des rivières. Pour la drague du sable et du maërl, si les fonds ne dépassaient pas 6 à 7 mètres, ils utilisaient une grande perche dont l’extrémité fourchue maintenait ouverte une solide poche en toile. Si les fonds dépassaient 8 mètres, ils utilisaient une drague éloignée au moyen d’une longue perche, qu’ils remontaient ensuite grâce à un orin tourné sur un tourniquet de bord, rustique treuil manuel.

La navigation sur les bateaux de sable n’était pas simple et les naufrages étaient fréquents. Les bateaux trop chargés lorsque le vent se levait créait une situation périlleuse qui ne pardonnait pas. Alors qu’une chaloupe à moitié remplie avait tendance à gagner en raideur à la toile, la même, pleine à ras bord, avec un centre de gravité très haut, perdait en stabilité. Par temps maniable aussi, un coup de gîte dans une risée suffisait à embarquer de l’eau sous le vent. Pour sauver équipage, bateau et cargaison, la seule solution était alors de rejeter du sable à la mer. C’est pour atténuer ce risque que certains bateaux spécialisés dans l’extraction et le transport du sable étaient construits sur des formes différentes : bouchain marqué, fonds assez plats et grande largeur à la flottaison, permettant de maintenir un centre de gravité relativement bas.

De nombreux paysans se faisaient marins

L’un des dangers de ce transport était l’échouage. Car si en mer le poids du sable contre la coque était contrecarré par la poussée d’Archimède, lors d’un échouage, la poussée du sable humide de l’intérieur vers l’extérieur avait tendance à ouvrir le bordé et à le désolidariser de la membrure. Les patrons de chaloupes rapportaient que, sur l’Aulne, les bateaux qui remontaient pour décharger à Port-Launay se livraient à une course pour arriver à temps à l’écluse de Guily-Glaz car, passée l’heure, il fallait vider et perdre la moitié de la cargaison, afin d’éviter de voir le bateau échoué en charge, synonyme de misères…

Bag mao, bag minou, bateau sablier, chaloupe de sable… Les appellations sont nombreuses selon la région. Sur la Rance, à Saint-Jacut-de-la-Mer et dans le quartier de Morlaix-Roscoff, il y avait aussi des gabares, synonymes de « pêche aux sables et engrais de mer ». À Morlaix, entre 1756 et 1792, treize constructions sont déclarées gabares, dont quatre sont livrées à des cultivateurs. En cent cinquante ans, la famille Sibiril va construire sur place de très nombreuses gabares allant de 7,50 à 12 mètres, à Locquénolé, Saint-Julien-en-Taulé, Carantec, Penzé, Pont d’Éon, Pempoul, Le Dourduff… Là, s’était installé Hogriphon, un charpentier peu connu qui signait « constructeur en cette Bagrivière » et qui livrait en 1784 Marie-Jeanne Michelle, une gabare de 10,71 mètres, au cultivateur René Bohic. Dès cette époque, en effet, de nombreux paysans se faisaient marins pour aller à la pêche aux amendements.

À Plancoët, dans les Côtes-d’Armor, les équipages des bateaux « marnayeurs », typiques de l’Arguenon, ont profité d’un jour de grande marée pour pelleter le sable sur le quai.
©Collection Jacques Blanken

Presque tous les bateaux Sibiril portent la précision : arrière rond ou arrondi, un mât ou gréement de sloup. Parmi les derniers construits au début du XXe siècle, quatre possèdent un arrière carré et l’un est doté de deux mâts. L’arrière rond semble être une spécialité des Sibiril car il est noté pour les autres gabares « arrière carré ou rectangulaire », ou rien, mais on ne trouve aucune référence à un arrière arrondi. Dans les anciennes Côtes-du-Nord, dans les rivières de Lannion et de Tréguier, les chaloupes de sable avaient en majorité un arrière carré (canots), alors qu’en baie de Morlaix les gabares avaient soit un arrière pointu (chaloupes), soit rond, configurations qu’on retrouve en rade de Brest et en Bretagne Sud. Il faut préciser que la construction de l’arrière rond, du fait de la nécessité du cintrage des virures, est plus difficile à réaliser qu’un arrière carré ou pointu.

En 1851, 27 gabares de 8 tonneaux partaient de Binic pour prélever du sable en neuf heures

Ces petits bateaux n’étaient jamais construits sur plan, parfois à partir d’une demi-coque, mais le plus souvent, en Bretagne Nord, selon le système du gabarit du maître-bau, de part et d’autre duquel le charpentier disposait des lisses figurant la future forme de la coque qu’il modulait selon les demandes du patron. Si aucun plan ne nous est parvenu, les peintres apportent des détails. Des dessins de Pierre Ozanne représentent les bagou Minou (« les bateaux » en breton qui travaillent sur le banc de sable coquillier du Minou à la sortie de la rade de Brest) ; Louis-Marie Faudacq, receveur des douanes à Lézardrieux, puis à Tréguier, dessinateur de talent, a pour sa part croqué et photographié manœuvres et détails des gabares sablières fréquentant le Trieux et la rivière de Tréguier après 1850.

Dans les Côtes-du-Nord, la baie de Saint-Brieuc, immense réservoir de sables calcaires, alimentait les terres agricoles de l’intérieur. Une étude publiée dans les annales agronomiques de 1851 montre, par exemple, que vingt-sept gabares, jaugeant chacune environ 8 tonneaux, partaient de Binic pour prélever du sable aux abords des îles Saint-Quay et faisaient leur voyage en neuf heures. De mi-mars à début novembre, elles faisaient cinq voyages de sable coquillier par semaine avec 7 mètres cubes par voyage et par gabare, soit un total de 88 000 tonnes à l’année…

Deux borneurs amarrés à la cale de Mordreuc à Pleudihen-sur-Rance dans les Côtes-d’Armor. 
©Collection Jacques Blanken

Le port de Tréguier, sur le Jaudy, recevait une quarantaine de sabliers, dont certains remontaient jusqu’à La Roche-Derrien. C’étaient de grandes chaloupes creuses avec un petit tillac et un arrière pointu doté d’un tollen (petit pontage). Jaugeant de 6 à 7 tonneaux, gréées d’une grande misaine au tiers et d’un foc, elles étaient équipées d’un guindeau démontable en bois, le tourniquet, qui permettait de manœuvrer la drague, ou les dragues, car certaines en avaient deux ; l’une plongeait alors que la seconde émergeait une fune se déroulant dans un sens pendant que la première s’enroulait dans l’autre sens. On les rencontrait sur les îles d’Er ou sur le sillon de Talbert. Pour le sable, on trouvait cinq ou six hommes, mais pour le goémon, ils travaillaient souvent en couple ou à trois.

Au Léguer, les marins pêcheurs se reconvertissaient de novembre à mai au sable et au Maël

Sur la côte trégorroise, c’est à Lannion qu’il y avait la plus forte concentration de sabliers : on en a compté jusqu’à soixante-dix qui remontaient le Léguer sur une douzaine de milles. Ces flottes créaient à l’arrivée dans l’anse de Viarmes un véritable embouteillage dans une ambiance sans doute chaude et parfois musclée. Les places y étaient chères car, les premiers à quai déchargeaient les premiers… L’arrivée de cette armada, sous l’œil des vieux et des badauds, était un événement qui mêlait le bruit des avirons à celui des charrettes. Là, se mélangeaient les senteurs de mer et les odeurs de campagne !

Ces embarcations de 7 à 8 mètres de long étaient quasiment identiques : il s’agissait de rustiques coques de flambart, arrière carré, safran extérieur, gréées en chaloupes avec misaine et taillevent sans bôme. À l’arrière du mât de misaine, on trouvait souvent un petit pontage. La cale à sable était délimitée par deux cloisons, l’une fixée à l’arrière du petit pontage du mât de misaine, la seconde, fixée au banc arrière, juste en avant de l’espace du barreur.

À l’embouchure du Léguer, les marins de Locquémeau qui pêchaient la sardine l’été se reconvertissaient de novembre à mai au sable et au maërl. Délaissant le gréement de flambart, ils ne conservaient alors que la misaine. Au retour des bancs, avant que la mer se retire, chaque bateau plantait sur la grève une perche reconnaissable par une marque, près de laquelle ils déposaient le maërl, avant de gagner leur mouillage. À marée basse, les cultivateurs venaient prendre leur chargement à côté de la perche du bateau qui leur avait vendu le sable.

Deux chaloupes chargées sont en train de draguer près de Pleubian dans les Côtes-d’Armor. On voit le tourniquet qui permet de relever la drague. Les chaloupes sont armées par cinq hommes, ce qui est beaucoup pour ce métier peu rémunérateur.
©Collection Jacques Blanken

Dans le Finistère, en baie de Morlaix, la tradition sablière semble avoir été très ancienne. D’après un rôle de la capitation de 1701, dans le quartier Saint-Mathieu, le plus peuplé de la ville, on recensait un vendeur de sable parmi les marchands. Le Masson du Parc écrivait au XVIIIe siècle que pour le quartier de Morlaix, « ce n’est pas la grande pêche qui concurrence la pêche côtière », mais l’extraction et le transport de sable et de goémon pour servir d’engrais. Cette activité, très lucrative, concernait la moitié des bateaux. À Térénez, un abri situé dans la baie, cinq gabares faisaient la saison du maquereau, puis le sable marin le reste de l’année. Le succès de cette activité était si connu qu’au début du XIXe siècle, le préfet du Finistère demanda à deux riverains « d’aller instruire ceux de Concarneau à draguer le sable dont on fait le plus grand cas pour la bonification des terres ».

Les cultivateurs de l’arrondissement de Morlaix font un grand usage des sables de mer

La Statistique générale agricole de l’arrondissement de Morlaix, rédigée par J.-M. Éléouet en 1849, détaille l’activité au XIXe siècle. « Les terres de Saint-Pol-de-Léon doivent en partie leur fertilité à ce sable calcaire (…). Morlaix, Penzé et les communes avoisinantes se servent, sous le nom de merl (sic), de coraux extraits de la rade du château du Taureau ; Saint-Jean-du-Doigt et Plougasnou, de fragments de coquilles, surtout de moules que la mer broie sur la plage de Saint-Jean-du-Doigt ; Lanmeur et ses environs, de sable calcaire de la baie de Saint-Michel-en-Grève. Les cultivateurs de l’arrondissement de Morlaix font un grand usage des sables de mer pour la culture des céréales et des gros légumes, dont ils activent et favorisent la végétation. L’un de ces sables, entièrement calcaire, est appelé merl, et l’autre, en partie calcaire et siliceux, est nommé trèz.

« Pour extraire le premier, on se sert de bateaux à voiles et d’un instrument appelé drague. (…) Pour draguer le merl, trois hommes sont nécessaires. Ils jettent la drague dans la mer et lâchent la corde qui est fixée à l’anneau de l’instrument, jusqu’à ce que celui-ci soit rendu au fond. Cette corde est ensuite amarrée contre le bord du bateau. Pour faire avancer ce bateau, qu’on nomme aussi gabare, on déploie les voiles. Le bord inférieur de la lame de la drague traîne sur le merl et le sac ne tarde pas à s’emplir. Lorsque le sac est plein, les gabariers saisissent la corde et soulèvent la drague sur le bord du bateau, vident dans celui-ci le contenu du sac et continuent la même opération jusqu’à ce que la gabare soit entièrement pleine. À la marée montante, les bateaux remontent les deux rivières de Morlaix et de Penzé, où ils déposent le merl sur les quais, puis on le livre au commerce. (…) Les cultivateurs (…) viennent s’approvisionner sur les marchés de Morlaix et de Penzé. Dans les cantons de Morlaix, on emploie aussi le trèz, mais en moindre quantité. Comme le merl, il est transporté sur les quais de Morlaix par des gabares. (…) Le prix élevé du merl et les frais de transport le mettent souvent hors de la portée des petits fermiers qui habitent loin de la mer. La durée de son effet dépend de la qualité du sol, de la manière de l’employer et de son degré de pureté. »

Une charrette vient prendre le sable à bord du bateau échoué sur la grève, face au large au cas où la houle se lèverait.
©Association Lambaol

Les rustiques gabares à l’arrière pointu ou rond, rarement carré, étaient majoritairement l’œuvre de charpentiers de grèves ; elles étaient cousines des chaloupes sardinières avec coques ouvertes, mais portaient une voile à corne sur un seul mât et un foc sur un long bout-dehors. Elles pratiquaient aussi le bornage et le goémon qu’elles livraient en quantité, surtout au port de Saint-Pol-de-Léon. On comptait souvent de quinze à vingt gabares en attente de déchargement à la cale de Pempoul.

Au début du XXe siècle, plus de cent grandes chaloupes naviguaient encore

Le bourg de Penzé était alors très actif ; son port était reconnu pour son trafic de bois, de goémon, de grains et de légumes, mais sa principale activité était le sable coquillier destiné à amender les sols de la « ceinture dorée ». Il alimentait aussi des fours à chaux, dont le produit servait à blanchir le papier de la manufacture des tabacs de Morlaix.

Si au début du XVIIIe siècle, la gabare pouvait évoquer un bateau militaire, à la pointe de Bretagne, elle est synonyme de borneur. La gabare de l’Iroise et le sloup à voûte, ou gabare de la rade, qui assurent le trafic marchand dans la rade et entre Brest et les îles d’Iroise, effectuent parfois des voyages plus lointains au cabotage. Denrées diverses, vins, pierres, bois et naturellement sable de construction et amendements calcaires représentent une part importante de leur activité, mais c’est à Lampaul-Plouarzel que les gabares vont se spécialiser et demeurer les principaux exploitants du sable marin. Les gabares de Lampaul furent motorisées dès les années 1930, ce qui apporta une importante avancée dans les conditions de travail et évita bien des naufrages. Ces gabariers lampaulais furent aussi les premiers dans les années 1920 à utiliser les bennes à crapaud avec moteur sur le pont, remplaçant le treuil qu’on virait à la main. Ce progrès incontestable signa sans appel le déclin des chaloupes sur lesquelles tout travail était encore manuel. Solides et construites à toute épreuve, plusieurs vivent encore, soigneusement entretenues par des amoureux du patrimoine.

Le déchargement du sable au Faou est particulièrement pénible puisqu’il s’agit pour l’homme à bord d’envoyer le sable sur le quai au-dessus de lui ; un autre homme l’éloigne du bord pour qu’il puisse être emporté plus tard par un tombereau.
©Le Doaré/Collection Henry Kérisit

Dans la rade de Brest, les chaloupes de Plougastel pratiquaient, outre la pêche, le goémon et le dragage du sable et du maërl, le bornage local, transportant marchandises et passagers d’un coté à l’autre du plan d’eau. Au début du XXe siècle, plus de cent grandes chaloupes naviguaient encore, mais il n’en reste pas la moindre épave. À partir du plan dressé par l’amiral Paris, une réplique navigante, la Marie-Claudine, a été construite par l’association Bag Plougastell, ce qui a permis de découvrir des performances insoupçonnées pour ce bateau simple et d’apparence rustique.

Phosphates et potasse mettent à mal les amendements marins

À la campagne, pour les besoins des constructions en maçonnerie, on employait essentiellement de l’argile. Lorsqu’il s’est agi de bâtir la ville de Brest, le bagne, les divers bâtiments de la Marine, la ceinture des forts et les quais du port, l’emploi de chaux hydraulique s’est révélé indispensable. En 1752, afin de réduire la part des importations de la région d’Angers, les États de Bretagne encouragèrent la recherche de gisements calcaires pour fabriquer de la chaux, pouvant être aussi utilisée en agriculture. De nombreux fours à chaux furent construits, notamment à Brest, Port-Launay, Saint-Ségal, Telgruc, Plougastel-Daoulas, Quimper, Morlaix… Ces fours utilisaient également du calcaire coquillier.

Au nord de la rade, l’Élorn conduit à Landerneau où remonte la marée et avec elle, jadis, de solides caboteurs, sloups et goélettes. Les chaloupes montaient à Landerneau avec du sable qu’on appelait localement « terre à briques » et descendaient avec du bois pour le port de Brest. L’activité de Landerneau a été marquée à partir de 1845 par la société linière, à laquelle succéda la grande briqueterie-tuilerie qui a fourni toute la région, engendrant une très intense activité sablière.

L’arrivée à Landerneau de Fleur de Lampaul en 1970. Ce cliché marque la fin du travail manuel avec la motorisation de la manutention et l’arrivée des bennes à crapaud.
©Collection Henry Kérisit

Sur l’Aulne, un fleuve de plus de 140 kilomètres avec une vaste partie maritime, transitaient de nombreuses chaloupes et gabares de la rade ou de Lampaul qui remontaient de Brest jusqu’à Port-Launay, voire Châteaulin, avec sable coquillier et maërl ; là, une flotte de chalands les attendait pour les amener jusqu’à Carhaix.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’importation des guanos du Pérou et du Chili, puis les phosphates, suivis au début du XXe siècle par la potasse d’Alsace, mirent à mal les amendements marins, dont l’extraction suscitait aussi des plaintes de la part des nouveaux résidents venus profiter des bains de mer.

La mécanisation des bateaux vers 1930, conjuguée à l’apparition de ces engrais, sonnera la fin de l’extraction artisanale et du transport du sable à la voile sur les côtes bretonnes. Les gabares de Lampaul, équipées de treuils mécaniques, poursuivront un temps l’activité avant d’être à leur tour remplacées par des bateaux bien plus modernes. ◼

Encadrés

Coup d’œil sur deux embarcations

La comparaison de ces embarcations est fort instructive. La chaloupe de la rade, à Landerneau, semble très large, ce qui lui donne un volume appréciable et une stabilité a priori supérieure à celle des flambarts de Lannion qui semblent plus étroits. La chaloupe présente un arrière presque rond quand les canots ont un arrière carré avec un tableau droit. Les deux ont un gréement de chaloupe à deux mâts, avec misaine et taillevent, mais on remarque qu’ils ont une manière différente de les ferler. À Lannion, la voile ferlée sur la vergue est amarrée le long du mât, dégageant l’aire de travail car le débarquement se fait sur civière en marchant sur une étroite planche de bois. À Landerneau, en raison de la hauteur du quai et selon la marée, l’équipage utilise une manne d’osier pour hisser le sable à terre.

Un flambart de Lannion.
©Collection Jacques Blanken

Au centre des bateaux de Lannion, la « cale à sable » apparaît clairement. Une drague ronde avec sa poche de toile est visible ; on l’utilisait au bout d’une perche appuyée sur un mâtereau. À Landerneau, la drague était relevée par son orin frappé sur un palan saisi en tête du mât de taillevent. Pour éviter l’usure du plat-bord où elle venait frotter, on le protégeait par un épais bourrelet.

On remarque à bord de toutes les embarcations des avirons et parfois des perches, des outils indispensables pour se déplacer par calme plat. ◼

La chaloupe de la rade sur l'Élorn à Landerneau.
©Collection Jacques Blanken

Quelles gabares naviguent encore aujourd'hui ?

Plusieurs navires ayant travaillé au sable en Bretagne naviguent toujours. L’André-Yvette (photo), une gabare de Lampaul-Plouarzel, lancée en 1936, a œuvré à la reconstruction de Brest, avant de transporter du fret entre les îles de l’Iroise ; en 1976, elle est aménagée à la plaisance et sera par la suite utilisée pour amariner différents publics. En 2022, elle passe aux mains de trois passionnés qui créent Voiles du golfe dans le Morbihan.

©Mélanie Joubert

Notre-Dame de Rumengol, gabare de 22 mètres, gréée en dundée, est née en 1945 chez Keraudren à Camaret. Rachetée en 1981 par l’association An Test, elle emmène des passagers en mer à la journée ou sur plusieurs jours. Fleur de Lampaul, lancée en 1948 aussi chez Keraudren, a pêché du sable jusqu’au début des années 1980. En 1985, transformée pour la croisière, elle fait découvrir la mer à des jeunes, et se fait école embarquée de 1990 à 2002, date où elle passe aux mains de la fondation Hulot pour promouvoir la protection des océans. Depuis 2021, Grégoire Loizeau et Tristan Hamon en sont les armateurs et proposent des croisières jusqu’aux Lofoten. Dalh Mad, une réplique d’une petite gabare de la rade de Brest, la Sainte-Anne, est lancé en 1992 dans le cadre du concours Bateaux des côtes de France. Gréée en sloup et propriété de la ville de Landerneau, elle propose des sorties sur l’Élorn et en Iroise.

Enfin, Fée de l’Aulne, gabare sablière de 23 mètres, a aussi été construite chez Keraudren en 1958. Elle a été le dernier navire en bois de la Penn ar Bed à assurer des liaisons entre les îles de l’Iroise et le continent. Récemment restauré, le navire est malheureusement aujourd’hui à l’état d’abandon à Port-Launay. ◼ N. C.