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Par Évrard-Ouicem Eljaouhari - Le 4 juillet dernier, l’organisation météorologique mondiale déclarait qu’El Niño était de retour. Comme ses prédécesseurs, ce phénomène climatique, qui prend naissance dans le Pacifique, devrait durer entre sept et neuf mois et entraîner une hausse des températures mondiales, avec des répercussions sur la pêche, l’agriculture ou le trait de côte. Si le phénomène actuel s’avérait sévère, 2024 pourrait être l’année la plus chaude de l’histoire.

L’enfant terrible du Pacifique s’est réveillé. El Niño, le phénomène climatique responsable d’une hausse des températures mondiales, s’est ranimé pour la première fois depuis sept ans. Cumulés à l’augmentation de température, due aux activités humaines, de 1,2°C par rapport à l’ère préindustrielle, les 0,3°C qu’apporterait un événement El Niño particulièrement sévère pourraient faire de 2024 l’année la plus chaude de l’histoire… 

« Même si ce n’est que temporaire, atteindre, voire dépasser, le palier de 1,5°C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle marquerait à coup sûr les esprits, car c’est le chiffre inscrit dans l’Accord de Paris sur le climat, celui qu’on s’était promis de ne pas dépasser », soupire Jérôme Vialard, climatologue à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Les répercussions sociales et environnementales attendues de cet El Niño, qui se développe et qui devrait sévir jusqu’à l’année prochaine, sont redoutées. Et, si rien n’est fait pour enrayer la crise climatique en cours, les sociétés humaines devront faire face à une situation inédite. 

Pour comprendre le phénomène El Niño, il convient de rappeler la situation telle qu’elle est en temps normal dans le Pacifique tropical, entre les côtes de l’Australie et du Pérou. À l’ouest, les eaux de surface atteignent jusqu’à 29°C : c’est la « piscine d’eau chaude », la plus grande réserve d’eau chaude de la planète. À l’inverse, à l’est, les eaux sont bien plus froides. « Au large du Pérou, la température n’excède pas 22°C alors qu’on est dans les tropiques », décrit Sulian Thual, océanographe au Mercator Ocean International. L’écart important de température entre ces deux régions du Pacifique entraîne une différence de pression qui se manifeste par les alizés, des vents réguliers qui soufflent d’est en ouest, bas dans l’atmosphère, depuis les côtes sud-américaines jusqu’aux rivages d’Océanie. Sur les berges de l’Australie et de l’Indonésie, cet air remonte plus haut dans l’atmosphère. Conjuguée à l’humidité locale, cette remontée d’air chaud engendre des précipitations tout autour de l’Océanie. 

Cet air qui s’est aventuré plus haut dans l’atmosphère n’est pas statique pour autant. Au contraire : il revient en arrière et redescend d’où il est arrivé, c’est-à-dire à l’est du Pacifique, sur la côte ouest du continent sud-américain, où il fait beaucoup plus sec et où les pluies se font rares. Pendant ce temps, les alizés continuent à souffler d’est en ouest, à remonter à l’ouest du Pacifique, et ainsi de suite : c’est une boucle atmosphérique. Et cette ronde des vents a une incidence directe sur les eaux mêmes de l’océan, car les alizés font remonter les eaux froides à l’est du Pacifique, ce qui explique la fraîcheur des mers péruviennes et chiliennes. Or, ce sont ces mêmes eaux froides qui, combinées à la piscine d’eau chaude à l’ouest, engendrent les alizés. « C’est donc un système qui s’auto-entretient », résume Éric Guilyardi, océanographe et climatologue au CNRS.

« La piscine d'eau chaude, c'est l'essence. Mais il manque l'allumette. »

Mais certaines années, toute cette mécanique bien huilée se grippe. Les eaux chaudes qui étaient confinées dans l’ouest se déchargent et s’épandent vers l’est du Pacifique. « La surface de l’océan qui se réchauffe est énorme : elle est plus grande que l’Australie », décrit Jérôme Vialard. Puisqu’une grande portion du Pacifique se réchauffe, la différence de température entre l’est et l’ouest s’atténue.  

En conséquence, les alizés s’affaiblissent. Un cercle vicieux s’enclenche alors : cette diminution des alizés entraîne moins de remontée d’eau froide au large du Pérou, ce qui réduit d’autant plus la différence de température, entraînant une atténuation des alizés, donc une baisse de la remontée d’eau froide, etc. Finalement, les remontées s’interrompent totalement. Il n’y a plus d’eau froide pour rafraîchir la surface, l’atmosphère se réchauffe : voilà El Niño. 

Ce phénomène apparaît tous les deux à sept ans et dure entre neuf et douze mois. Mais même s’il est cyclique, El Niño n’apparaît pas sans l’aide d’un élément déclencheur. Car les eaux chaudes « coincées » à l’ouest du Pacifique ne se libèrent pas spontanément. « La piscine d’eau chaude, c’est l’essence. Mais il manque l’allumette », résume Sulian Thual. En l’occurrence, l’allumette, ce sont des coups de vent d’ouest, qui poussent graduellement les eaux chaudes vers l’est et aident donc à déverser la piscine d’eau chaude dans l’est du Pacifique. Ces coups de vents apparaissent de manière aléatoire. « Par exemple, en 2014, le contenu de chaleur à l’ouest était prêt à être déchargé et on s’attendait à voir venir un très gros El Niño. Finalement, il y a eu peu de coups de vent, la chaleur est restée confinée un an de plus, et El Niño n’est apparu qu’en 2015. » 

L’année 2023 a rapidement été pressentie comme une bonne candidate pour donner naissance à un nouvel El Niño. La confirmation de l’émergence du phénomène s’est un peu fait attendre à cause des incertitudes entourant les coups de vent d’ouest, mais l’annonce est maintenant officielle : le 4 juillet, l’Organisation météorologique mondiale déclarait bel et bien le début d’El Niño. 

Anomalies (en °C) de températures dans l’océan Pacifique en début d’El Niño le 4 septembre 2023. Plus la zone est en rouge foncé, plus les anomalies sont fortes. On voit donc que si du côté de l’Océanie, les températures sont légèrement supérieures à la normale (d’environ 1 à 2°C), celles côté Amérique centrale sont plus chaudes (parfois de 5°C de plus).
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Ce réchauffement de l’est du Pacifique tropical a des conséquences importantes sur le climat. Car les nuages convectifs dans les tropiques suivent le déplacement des eaux chaudes. Ainsi, les pluies qui s’abattent normalement sur l’Australie, les Philippines et l’Indonésie, sont remplacées par une période de sécheresse. À l’inverse, les côtes sud-américaines subissent d’importantes intempéries engendrées par les eaux anormalement chaudes. 

Les conséquences d’El Niño sont donc certes majoritaires au niveau du Pacifique équatorial, mais elles peuvent s’étendre à toute la ceinture tropicale. La raison en est que la boucle atmosphérique – « alizés qui soufflent de l’est à l’ouest du Pacifique, remontée de l’air au niveau de l’Océanie, retour vers l’est et redescente au niveau du Pérou et du Chili » –, appelée « cellule de Walker », n’est que l’une des nombreuses cellules qui pavent l’atmosphère. « Ainsi, quand l’une bouge, comme c’est le cas avec la cellule de Walker lors d’un événement El Niño, les cellules connectées entre elles jouent des coudes », décrit Sulian Thual. C’est donc l’interaction entre toutes ces cellules qui « délocalisent » l’influence d’El Niño à de nombreuses régions aux alentours du Pacifique, comme l’est de l’Afrique et l’Inde. « El Niño réorganise toute la circulation atmosphérique, et se fait sentir jusqu’en Amérique du Nord et un peu dans l’Atlantique Nord, complète Jérôme Vialard. En revanche, ces impacts sont moins clairs sur l’Europe et l’Eurasie. » Dans les zones concernées, les incidences d’El Niño peuvent être très importantes, voire gravissimes. Le réchauffement attendu en Amérique du Nord, par exemple, devrait arriver alors que le Canada est déjà en proie à des incendies ravageurs : en juillet 2023, trois mois après les premiers feux, c’est l’équivalent d’une superficie aussi grande que le Nicaragua qui était consumée. Tandis que les précipitations peuvent mener à des risques d’inondation à l’ouest de l’Amérique du Sud et à l’est de l’Afrique. 

Puisque l’Europe est très peu touchée, la France continentale ne devrait pas ressentir d’effets d’El Niño autres que ceux engendrés par l’augmentation de la température globale. En revanche, « la Polynésie française peut être frappée de cyclones tropicaux qui normalement ne viennent pas, ajoute Éric Guilyardi. A contrario, le risque de cyclones tropicaux dans les Antilles françaises est moindre, car ils ne se développent que par vents faibles, or, durant El Niño, les vents de cette partie de l’Atlantique sont plus forts. » 

En janvier 1998, lors d’un épisode El Niño, la sécheresse en Amérique du Sud provoque de graves incendies, comme ici en Colombie, sur les montagnes ceinturant la capitale Bogota.
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Les moyens de subsistance de certaines populations sont aussi affectés à plusieurs niveaux. « Les sécheresses en Indonésie, par exemple, peuvent entraîner d’importantes pertes dans les récoltes de riz, qui sont parfois divisées par deux », poursuit le chercheur. La pêche dans certaines régions du monde est également fortement réduite, notamment au Pérou et au Chili. « Dans des registres datant des siècles précédents, tenus par des pêcheurs de ces deux pays, on voit déjà que les années sans pêche sont des années El Niño. » Cela s’explique par le fait que durant un événement El Niño, les eaux froides au large des côtes du Pérou et du Chili cessent de remonter. Or, cet affleurement océanique (upwelling) ramène en permanence des nutriments en surface. « Ils servent d’engrais au plancton végétal, le phytoplancton, qui est mangé par le plancton animal, le zooplancton, lui-même ingurgité par du krill puis par des petits poissons, des poissons moyens, etc., liste Jérôme Vialard. Cette remontée conditionne donc toute la chaîne alimentaire et, par extension, le fait qu’une région océanique soit peuplée de poissons ou non. Et au bout de cette chaîne alimentaire, se trouvent les pêcheurs péruviens, qui ciblent l’anchois. » 

Sauf que pendant un El Niño, les remontées d’eaux froides sont interrompues. Les nutritifs ne viennent plus en surface et restent coincés dans l’océan profond. Toute la chaîne alimentaire s’effondre alors : « Les poissons qui le peuvent migrent vers des zones plus favorables, les autres meurent. » Les thons, par exemple, ont suffisamment de réserves pour survivre. En temps normal, ils ne s’aventurent pas trop en profondeur, car les eaux y sont trop froides. Mais puisque les eaux sont plus chaudes, les thons descendent. « Et les filets de pêche, eux, ne descendent pas autant, donc même s’il reste des thons, il y a beaucoup moins de prises. » 

©Élodie Gardan
Source : Le Monde

« Il n’y a pas deux événements El Niño identiques » 

Ces thons suivent aussi le déplacement de la piscine chaude. En se déportant vers l’est, ils s’éloignent donc des États insulaires de l’ouest du Pacifique dont l’économie et l’alimentation dépendent énormément d’eux. « Ce n’est pas forcément un problème pour les pêcheurs industriels, mais ça l’est pour les pêcheurs artisanaux et locaux », soutient Arnaud Bertrand, écologue marin à l’IRD. 

La disparition des anchois au Pérou est un signe fort de la présence d’un El Niño. « Mais il faut bien comprendre qu’il n’y a pas deux événements El Niño identiques, et que cette diversité entraîne une variété de réponses écologiques », rapporte Arnaud Bertrand, co-auteur en 2020 d’un rapport sur l’effet des différents types d’El Niño sur les pêches et l’aquaculture, destiné à l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). 

Et même entre deux phénomènes El Niño relativement similaires, les effets peuvent être très différents. Par exemple, les deux plus importants du siècle dernier – 1982-1983 et 1997-1998 – n’ont pas eu les mêmes conséquences sur les populations d’anchois. Dans le premier cas, les effectifs se sont effondrés, et dans le second, les pêches ont été excellentes dès 1999. Comment l’expliquer ? « En 1998, il est resté des petites poches d’upwelling près des côtes et l’anchois a réussi à s’y réfugier, ce qui n’a pas été le cas en 1983. De plus, l’année 1983 était une année défavorable à l’anchois, tandis qu’en 1998, avant le déclenchement d’El Niño, ses effectifs se portaient bien. Donc, même pour un certain type d’El Niño, il est difficile de savoir s’il sera dévastateur ou non. » 

El Niño jouant sur les vents et les eaux, son influence se fait également sentir sur le trait de côte.  Rafaël Almar, du département Dynamique littorale de l’IRD, et ses collaborateurs suivent l’évolution de tous les littoraux du monde à l’aide de données obtenues par des satellites de la Nasa. « La densité humaine sur les côtes est très importante au vu de leur attractivité, que ce soit pour l’habitat ou pour la pêche. Et souvent, comme à Jakarta ou en Afrique, ce sont plutôt des populations défavorisées qui s’y massent. Il est donc primordial de comprendre l’évolution des littoraux au cours du temps », explique Rafaël Almar. Les observations mensuelles sur les quarante dernières années montrent qu’El Niño jouait le rôle principal sur leur évolution. » En effet, la variation du trait de côte est influencée par trois facteurs dominants : le niveau de la mer, les vagues océaniques et les rivières d’où provient le sable. « Or c’est justement sur ces facteurs qu’influe El Niño. » 

Dans le cas des rivières, par exemple, puisqu’El Niño dérègle les précipitations, l’effet ressenti est multiple : « La charge d’eau douce engendre une surcote et la salinité de la colonne d’eau est modifiée. » Les vagues, elles, « sont responsables de l’érosion, mais elles créent également une surcote, souvent sous-estimée. Pour des vagues d’un mètre, la surcote générée est en moyenne de 20 centimètres. » Suivant les régions du monde, c’est l’un ou l’autre des facteurs qui sera prédominant. Sur les côtes nord-américaines, ce sont plutôt les rivières qui modifient les littoraux, tandis qu’à l’ouest de l’Amérique du Sud, c’est plutôt le niveau de la mer. 

De plus, les impacts d’El Niño sur les côtes sont renforcés par les comportements humains. « L’artificialisation des sols augmente le ruissellement et crée des inondations plus importantes, tandis que le pompage des nappes phréatiques et le poids des constructions urbaines affaissent les sols. » Jakarta, l’actuelle capitale indonésienne, en est un exemple criant : la ville s’est affaissée de 6 mètres en quelques décennies à cause des activités humaines. L’Indonésie a donc pris la décision de déplacer sa capitale sur une autre île. Une part de l’érosion côtière mondiale peut aussi être imputée aux constructions de barrages hydroélectriques qui bloquent l’apport de sable des rivières. « L’eau qui arrive dans l’estuaire de la Gironde est passée à travers huit barrages ! El Niño redessine donc les littoraux, mais c’est indissociable de l’emprise humaine. » 

Jakarta, la capitale indonésienne, étant de plus en plus menacée par les inondations – agravées par la montée des eaux –, le gouvernement a annoncé en 2019 le déplacement de la ville depuis l’île de Java vers celle de Bornéo, un projet pour l’heure contrarié, entre autres, par des difficultés financières. On voit ici le projet de palais présidentiel pour la future capitale, Nusantara.
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Les travaux de Rafaël Almar permettent d’établir des prévisions sur l’évolution des traits de côtes durant un événement El Niño. « Si l’on sait que le prochain El Niño engendrera 15 mètres d’érosion, on peut anticiper et mettre en place les moyens nécessaires pour réduire les risques. On voudrait aussi tester des systèmes d’alerte précoce pour quatorze pays côtiers d’Afrique de l’Ouest. » 

Cette capacité à prédire l’arrivée d’un El Niño est au cœur des enjeux d’adaptation et d’atténuation des risques encourus. Grâce à une meilleure compréhension du fonctionnement du phénomène ces dernières décennies, l’utilisation de réseaux d’observation sur Terre et dans l’espace et aux simulations informatiques, « on sait prévoir l’arrivée d’un El Niño six à neuf mois à l’avance », assure Éric Guilyardi. L’utilisation de bouées à 300 mètres de profondeur dans l’ouest du Pacifique permet notamment d’observer si la piscine chaude commence à s’épandre. « Ensuite, avec ces observations, on peut calculer la probabilité qu’arrive un El Niño. À cause de la variabilité des coups de vent d’ouest, on ne peut jamais être sûr à 100 pour cent, mais on parvient à faire de bonnes prédictions. »

Le réchauffement climatique renforce les effets d'El Niño

Pour l’événement de cette année, par exemple, on peut d’ores et déjà dire que le maximum d’impacts aura lieu cet hiver. « Les sociétés peuvent alors s’organiser pour venir en aide aux pêcheurs. Le gouvernement indonésien, lui, achète du riz sur les marchés des mois à l’avance. Cette anticipation est nécessaire, car elle permet de ne pas faire bondir le prix du riz au niveau mondial. Dans la corne de l’Afrique de l’Est, où on peut craindre d’importantes sécheresses, les organisations humanitaires peuvent déjà s’organiser pour ne pas avoir à agir dans l’urgence. » Cette prévision pourrait également permettre d’assurer la sécurité des pêcheurs et autres travailleurs en mer. « El Niño a un impact sur les cyclones, les vents et les pluies, ce qui perturbe les conditions habituelles dans lesquelles travaillent les marins et les pêcheurs, décrit Arnaud Bertrand. Ils peuvent donc être mis en danger en s’aventurant en mer sans être préparés. En essayant de prédire l’avènement d’un El Niño et son intensité, on peut réfléchir à la mise en place de mesures pour assurer leur sécurité. » 

La bouée Atlas fait partie d’un programme d’études de l’oscillation australe d’El Niño (ENSO). Mouillée dans l’océan Pacifique Sud, elle est ancrée par 6 000 mètres de fond. Sur les 500 premiers mètres de son câblot en nylon, des instruments ont été positionnés pour mesurer la température, les courants, la pression et la salinité. Atlas est accompagné d’un second système immergé, qui mesure également la température et la salinité à 400 mètres de profondeur.
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D’autant que l’avenir est des plus incertains. « Avec le changement climatique, on arrive dans une situation qui nous est totalement inconnue. Jamais le système Terre n’avait été aussi détérioré par les activités humaines, c’est inédit, déplore Arnaud Bertrand. Grâce à la paléoclimatologie, on a des références sur le climat passé, et on sait qu’il peut y avoir des changements drastiques. La différence, c’est qu’avant il n’y avait pas autant de CO2 dans l’atmosphère. On ne sait pas ce qu’il va se passer, ce qui dégrade nos capacités de prédiction et appelle à encore plus de prudence. » 

Ce que l’on sait, en revanche, c’est que la superposition d’El Niño et du réchauffement climatique renforce les effets d’El Niño : les intempéries sont plus intenses, les cyclones plus fréquents, les sécheresses plus fortes et les températures plus élevées. En 2015, par exemple, l’événement El Niño était particulièrement fort. Résultat : la température de la planète en 2016 a été la plus élevée jamais observée. « Pendant un El Niño, l’océan se réchauffe. Il devient alors comme un radiateur qui donne de la chaleur à l’atmosphère. Si l’événement est un peu faible, alors la température moyenne de la planète se réchauffe d’environ 0,1°C. Mais cela peut monter jusqu’à 0,3°C comme en 1998-1999 ou en 2015-2016, explique Jérôme Vialard. Sachant qu’on continue à émettre allègrement du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, je pense qu’on atteindra un nouveau record de température en 2024. » Une crainte que partage l’océanographe Sulian Thual. 

Il se pourrait même que le réchauffement climatique induise de plus en plus d’El Niño intenses. « C’est encore une question ouverte, qui demande plus de recherche, mais quelques études ont indiqué que les événements extrêmes pourraient l’être encore plus et devenir plus récurrents », développe Éric Guilyardi. Heureusement, les études actuelles tendent à montrer que si El Niño est amplifié par le réchauffement climatique, le réchauffement climatique, lui, ne semble pas modifier le mécanisme de formation d’El Niño. Une chose est sûre, donc : dans un an, tout est fini… avant que cela recommence. ◼

ENCADRÉS

La découverte d’El Niño 

Ce sont des pêcheurs péruviens et chiliens qui ont reconnu les premiers les signes de ce phénomène au XVIIe siècle. D’où son nom espagnol qui signifie « le petit garçon », en référence à l’enfant Jésus, car c’est autour de Noël que le courant inhabituellement chaud a tendance à apparaître. La corriente d’El Niño était alors considérée comme un phénomène localisé sur les côtes ouest du continent sud-américain. 

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Mais, dans les années 1920, Gilbert Walker, un scientifique anglais à la tête du service météorologique en Inde, s’est mis à analyser des relevés météo qu’il recevait des quatre coins de l’empire britannique. Il s’est intéressé plus particulièrement aux enregistrements de pressions issues de différentes régions du monde. « Il a remarqué que régulièrement, pendant six à huit mois, quand la pression montait à Darwin, en Australie, elle baissait à Tahiti, et vice versa », raconte Jérôme Vialard. En accumulant les données, il a par la suite mis en évidence l’existence d’oscillations de la pression atmosphérique entre l’océan Indien et l’océan Pacifique, qu’il a su corréler avec les variations de températures et de précipitations tout autour des tropiques. Il a baptisé ses observations « l’oscillation australe ». Or, dans les années 1960, le météorologue norvégien Jacob Bjerknes a montré qu’il existait un lien entre cette oscillation australe, les anomalies de précipitations dans l’est du Pacifique et l’affaiblissement des alizés.  

Autrement dit : « El Niño et l’oscillation australe ne sont en fait qu’un seul et même phénomène ». Contrairement à ce que pensaient les pêcheurs péruviens, il n’est pas seulement localisé au niveau de leurs côtes : il est global. ◼

La Niña, le climatiseur de la planète 

Si El Niño souffle le chaud sur la planète, sa jumelle La Niña souffle le froid. Ce phénomène climatique, également issu du Pacifique, est une réponse directe à El Niño. « Lorsqu’El Niño se forme, et que la piscine chaude s’épand vers l’est du Pacifique, se crée dans l’ouest de l’océan une anomalie froide sous la surface, détaille Jérôme Vialard. Ces eaux froides s’étalent et viennent “manger” l’anomalie chaude. C’est ce qui met fin à El Niño et peut faire basculer vers un épisode La Niña. » 

Ces eaux froides font baisser d’environ 2°C la température du Pacifique, donnant alors naissance au cycle d’El Niño : au lieu de s’affaiblir, les alizés se renforcent. Les eaux chaudes sont donc encore plus confinées à l’ouest. Et comme ces alizés se renforcent, les remontées d’eaux froides sont plus vigoureuses. « La Niña joue donc un rôle de climatiseur : l’océan absorbe la chaleur de l’atmosphère, ce qui la refroidit. » Ainsi, la température globale chute de 0,1°C à 0,2°C. Il y a donc une asymétrie entre La Niña et El Niño qui, lui, peut réchauffer la planète au-delà des 0,2°C. « Les El Niño ont tendance à être plus forts que les La Niña en intensité, mais les La Niña durent plus longtemps, entre deux et même trois ans », complète Éric Guilyardi. 

Même si El Niño et La Niña sont les deux faces d’une même pièce, leur alternance n’est pas parfaite. La faute aux coups de vents d’ouest, trop imprévisibles. Ces événements peuvent donc être séparés par des périodes de transition où l’atmosphère n’est ni réchauffée ni refroidie. « Mais quand l’événement El Niño a été très fort, on est quasiment sûr d’avoir un La Niña tout de suite derrière », précise Jérôme Vialard. 

À l’aube de ce nouvel El Niño, la planète sort tout juste de trois années de La Niña. « Durant tout ce temps, la climatisation a en quelque sorte tourné à fond, poursuit Jérôme Vialard. C’est ce qui a évité d’avoir des records de chaleur au niveau planétaire. Mais, alors que La Niña refroidissait, la température moyenne globale n’en était pas moins très élevée à cause du réchauffement climatique. Et maintenant, La Niña s’arrête et la climatisation planétaire également… » ◼

Le blanchiment des coraux 

Lorsque les coraux dépérissent, ils blanchissent. Cette décoloration des récifs coralliens peut résulter de nombreux facteurs, parmi lesquels les variations trop importantes de température, dont El Niño est l’une des causes. Si cet événement est particulièrement fort, les coraux à l’est du Pacifique peuvent grandement en souffrir et donc se mettre à blanchir. Et si le phénomène El Niño est extrême, « alors l’effet peut être dévastateur pour le corail », explique Arnaud Bertrand. L’écologue marin en veut pour preuve l’événement de 2015-2016, si intense qu’il a réchauffé suffisamment les eaux du globe pour que le blanchiment corallien ne se cantonne pas au seul Pacifique, « mais s’observe dans de nombreuses régions du monde. Tout événement climatique confondu, c’est celui qui a été le plus destructeur pour les récifs coralliens. » Durant cet événement, « plus des deux tiers des coraux de la planète ont été endommagés », ajoute Sulian Thual. 

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Et leur avenir ne semble pas près de s’éclaircir. « Avec le réchauffement climatique, les températures de l’eau sont bien plus élevées qu’avant. Aujourd’hui, même quand leur température baisse avec le phénomène de La Niña, les eaux peuvent être aussi chaudes que lorsqu’un El Niño sévissait il y a quelques décennies, déplore Arnaud Bertrand. Au niveau de l’Atlantique Nord, on a déjà des anomalies de chaleur terrifiantes, et El Niño devrait en rajouter une couche. Dans la zone Caraïbe, ça risque d’être ravageur pour les coraux… » ◼

Le sacrifice des enfants Chimú 

El Niño est un phénomène naturel qui existe depuis des millénaires. De nombreuses civilisations à travers l’histoire ont donc dû composer avec les variations climatiques imposées par l’enfant terrible du Pacifique. Pour nombre de sociétés préindustrielles, dont la survie était intimement liée à une bonne compréhension du climat local, les changements abrupts apportés par El Niño pouvaient être nuisibles, voire fatals. En effet, des chercheurs pensent aujourd’hui qu’El Niño aurait pu être responsable de l’extinction de différentes civilisations. Au Pérou, par exemple, les effets ravageurs d’El Niño auraient mené, il y a cinq cents ans, à l’impensable : un sacrifice de masse d’enfants. 

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Au nord du Pérou, sur la côte Pacifique, à une dizaine de kilomètres de la ville de Trujillo, les archéologues Gabriel Prieto et John Verano ont fait en 2019 une découverte macabre. Dans le site de fouilles Huanchaquito-Las Llamas, les chercheurs ont mis au jour l’existence de centaines de cadavres, enfants et lamas, dont les cœurs ont été arrachés. Ces enfants appartenaient à la civilisation Chimú, l’une des plus importantes sociétés préhispaniques. 

Des indices géologiques repérés sur le site archéologique révèlent que le sacrifice aurait eu lieu durant un épisode El Niño particulièrement violent. Dans le désert où siégeait la société Chimú, lorsque sévit un El Niño, les fortes précipitations remplacent la sécheresse habituelle. Elles entraînent alors de nombreux « huaycos » – d’importants glissements de terrain de boue et de pierre –, dont les stigmates peuvent être repérés dans les couches sédimentaires. Ces marques ont justement été trouvées sur le site où s’est opéré le sacrifice Chimú. L’élite de la civilisation Chimú aurait donc pu croire qu’en versant le sang de ces enfants et de ces animaux, la colère des dieux se calmerait, et les intempéries aussi. Ne voyant pas les pluies cesser, les prêtres auraient alors poursuivi les « offrandes » jusqu’à aboutir à ce qui est, à ce jour, le plus grand sacrifice rituel connu d’enfants. ◼