Le krill désigne quelque quatre-vingt-cinq espèces de crustacés de l’ordre des Euphausiacés, qui nagent dans tous les océans du monde et dont l’allure générale rappelle celle des crevettes. L’un d’eux, le krill antarctique, Euphausia superba – du grec phausia, « lumière », qui évoque sa capacité à émettre de « superbes » flashs de bioluminescence – est le plus abondant, mais c’est aussi celui qui cristallise le plus d’enjeux écologiques et économiques.
Bien qu’il soit resté sans nom jusqu’à ce que l’Américain James Dana en publie la première description scientifique en 1852, Euphausia superba était assurément connu des chasseurs de phoques et de baleines des XVIIIe et XIXe siècles qui sillonnaient l’océan Austral. L’estomac des cétacés géants qu’ils traquaient était en effet presque exclusivement rempli de ce que les marins décrivaient tantôt comme de petites crevettes, tantôt comme des « animalcules » de nature incertaine. Tous les explorateurs s’aventurant à la découverte des « mers polaires du Sud » s’accordaient en revanche sur leur prodigieuse abondance (lire ci-dessous). Le terme « krill », qui dérive d’un mot norvégien signifiant « fretin de poisson, ou nourriture de baleine », pourrait d’ailleurs être selon Stephen Nicol, un grand spécialiste australien, une onomatopée évoquant le son crépitant de ces millions de crustacés sautant à la surface de l’eau quand ils sont poursuivis par un prédateur.
Long de 6 centimètres, Euphausia superba est si translucide que les algues dont il remplit son système digestif sont visibles à travers son corps profilé. Il est parsemé de pigments rouges, qui s’étendent ou se contractent au point de modifier complètement sa coloration. Ses gros yeux noirs et ses longues antennes tactiles, toujours en alerte, détectent prédateurs et congénères. Actif nageur, il se nourrit en « peignant » l’eau, guidant diatomées et particules vers son « panier d’alimentation », constitué de fines soies imbriquées qui recouvrent ses appendices. Un système musculaire puissant lui permet de se propulser en continu – son corps étant plus lourd que l’eau de mer, il coulerait s’il s’arrêtait de nager.
Euphausia superba vit dans les eaux situées au Sud de la convergence antarctique vers 50-60 degrés, entre les limites minimale et maximale d’extension de la banquise. Quand l’océan Austral gèle, la banquise passe de 4 millions de kilomètres carrés en été à 20 millions de kilomètres carrés en hiver… soit presque trois fois la surface de l’Australie ! La distribution du krill est circumpolaire, mais ses populations sont inégalement réparties et variables en abondance d’une année à l’autre. Il s’agrège en essaims, remarquablement synchrones et polarisés, qui modifient constamment leur forme, s’allongent, se séparent, convergent à nouveau en formation serrée, semblant se comporter comme un seul grand organisme. Les essaims se présentent soit en petits bancs compacts de 10 à 100 mètres de long sur 2 à 20 mètres d’épaisseur, soit en couches étendues d’une centaine de kilomètres de long, soit encore en super-agrégations qui peuvent atteindre des densités stupéfiantes de 2 millions de tonnes – pour environ 20 000 milliards d’individus –sur une superficie de 100 kilomètres carrés. Elles sont si vastes qu’elles peuvent être vues depuis l’espace !
Le krill antarctique constitue la biomasse monospécifique la plus élevée de la planète : elle est estimée, par échantillonnage et mesures acoustiques, à environ 400 millions de tonnes. Des images prises par des caméras immergées ou des robots sous-marins attestent la présence du krill jusqu’à 3 500 mètres de profondeur. Mais ce sont les échosondeurs qui nous fournissent la meilleure représentation de leurs essaims, notamment les récents échosondeurs multifaisceaux qui restituent leur distribution spatiale en 3D. Réalisé en 2011, le dessin animé Happy Feet 2 imagine avec humour la vie à l’intérieur de ces gigantesques nuages dynamiques. Une multitude de prédateurs dépend en effet du krill : poissons qui les poursuivent, manchots qui plongent pour les avaler, phoques crabiers qui les tamisent entre leurs dents crénelées, baleines qui les filtrent au travers de leurs fanons… Aucune espèce ne serait disponible avec une biomasse suffisamment élevée comme proie alternative si Euphausia superba disparaissait.
Le krill fait l’objet d’intenses recherches scientifiques. Sur le site du Web of Science, qui répertorie l’essentiel des publications mondiales, sept cent cinquante d’entre elles ont été consacrées au krill depuis début 2021, ce qui correspond à une publication par jour en moyenne ! Et pourtant, nous sommes toujours entravés dans le développement de nos connaissances par la difficulté que nous avons à pénétrer son habitat immense, inhospitalier et inaccessible une grande partie de l’année. Travailler en Antarctique en automne et en hiver est effectivement un vrai défi. Aussi ne disposons-nous pas encore de données définitives sur certaines caractéristiques de son cycle de vie : comment le krill adulte survit-il à l’hiver, glacial et sans soleil ? Hiberne-t-il dans les profondeurs ? Où se situent ses zones de frai ? Ces données sont pourtant essentielles pour le comprendre et appréhender la manière dont il s’adapte aux modifications de son environnement.
La biomasse algale se transforme en Une épaisse soupe verte dont le krill se régale
On estime que le krill antarctique a une durée de vie de plus de quatre ans et qu’il fraye une ou deux fois par an (pendant un ou deux ans), avec une fécondité de deux mille à trois mille œufs par ponte. Ces œufs coulent sur plusieurs centaines de mètres de profondeur avant d’éclore, et les larves remontent ensuite jusqu’en surface. Pendant l’hiver, les larves et les juvéniles de krill se tiennent sous la banquise et se nourrissent en grattant les micro-algues qui tapissent abondamment sa surface, ce qui a été confirmé par des plongeurs sous-marins – courageux, pas frileux et pas claustrophobes – qui ont pu les observer in situ. Au printemps, la fonte des glaces libère dans l’eau toute cette biomasse algale et, l’été venu, la lumière du soleil, présente vingt-quatre heures sur vingt-quatre, déclenche leur prolifération, prodigieuse, transformant l’eau en une épaisse soupe verte dont le krill se régale. Sa taille peut augmenter quand la nourriture abonde et diminuer quand elle se fait rare, sa mue grossissant ou se réduisant en conséquence. Il modifie alors son métabolisme en consommant les réserves de graisses accumulées dans ses cellules, une stratégie exceptionnelle qui lui permet d’endurer une famine hivernale prolongée. Difficile donc de se baser sur sa taille pour déterminer son âge, ce qui ne facilite pas les études menées sur la dynamique des populations… Autre énigme, son génome (la quantité d’informations génétiques dans chaque cellule) a environ douze fois la taille de celui de l’homme. Nous ne savons pas encore quelles en sont les implications, mais le fait est surprenant en soi !
Le krill fertilise l’océan Austral en consommant le phytoplancton, qui absorbent le CO2 et le transforment en matière organique et en oxygène, grâce à la lumière du soleil et au processus de photosynthèse. Ensuite, les boulettes fécales rejetées par le krill – qui peuvent couler à des vitesses de centaines de mètres par jour – exportent ce carbone organique riche en particules vers les profondeurs, où il peut rester disponible pendant des années. Dans ses déchets, le krill libère aussi des nutriments essentiels, comme l’ammonium et le fer, qui nourrissent le phytoplancton. Le krill joue donc un rôle essentiel dans les cycles biogéochimiques de l’océan Austral, qui est l’un des principaux « puits de carbone » de la planète, et donc un acteur majeur du climat mondial. Un tiers du dioxyde de carbone présent dans l’atmosphère est en effet absorbé chaque année par ses eaux froides et agitées, ce qui se chiffre à une dizaine de milliards de tonnes.
L’exploitation des ressources de l’océan Austral a suivi de peu la pénétration des premiers navires dans cette lointaine et glaciale contrée. Les stocks des espèces les plus recherchées n’ont pas tardé à être dévastés : ce fut le cas des phoques au XIXe siècle, puis des grandes baleines dans les deux premiers tiers du XXe siècle. Certains poissons, notamment le colin des Kerguelen (Notothenia rossii) et le poisson des glaces (Champsocephalus gunnari), ont à leur tour été fortement menacés dans les années 1970 et 1980. Lorsqu’il est devenu évident que ces ressources ne pouvaient soutenir une exploitation plus importante, les flottes de pêche, désormais établies dans la région, se sont tournées vers le krill.
Les premières récoltes de krill, d’abord exploratoires, sont effectuées par l’Union soviétique dans les années 1960, avant que les Japonais ne se lancent dans sa pêche commerciale vers 1975. Les récoltes culminent au début des années 1980 lorsque d’autres nations s’emparent de ce créneau. En 1982, en effet, la création des Zones économiques exclusives (ZEE) oblige les flottes étrangères de pêche hauturière à travailler hors des 200 milles marins des États côtiers, ce qui les conduit à rechercher d’autres ressources, notamment les stocks de krill antarctique pratiquement intacts.
Les prises sont alors utilisées pour la préparation de produits bruts et transformés, en raison de leur forte valeur nutritionnelle : farine de krill pour l’alimentation animale, pâte de protéines de krill, krill entier, congelé ou séché, destiné à la consommation humaine.
C’est aussi en 1982 que la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR) voit le jour dans le cadre du Traité sur l’Antarctique. Elle réagit à l’intérêt commercial toujours croissant suscité par le krill, craignant que sa surexploitation ne provoque l’effondrement de l’ensemble de l’écosystème. La CCAMLR adopte un mode de gestion dit écosystémique : l’exploitation n’est pas interdite à condition qu’elle soit « menée de manière durable et qu’elle tienne compte des effets de la pêche sur les autres éléments de l’écosystème ».
Un peu plus tard, au milieu des années 1980, l’industrie lève le pied sur la recherche et le développement de produits à base de krill… après que les scientifiques ont découvert que sa carapace contient des niveaux élevés de fluorure ! Elle en contient même des doses toxiques pour les humains, jusqu’à 2 300 parties par million, soit plus de quatre fois la limite autorisée par la cee pour l’alimentation animale. Le décorticage exigé pour sa préparation requérant une main-d’œuvre importante, la rentabilité de cette pêcherie diminue en conséquence. C’est ainsi que certaines qualités propres à ces petits crustacés déjouent momentanément la convoitise des humains !
Mais l’exploitation de la ressource doit aussi faire face à un autre obstacle de taille : le krill se décompose rapidement après sa mort en raison des enzymes de sa glande digestive qui se répandent dans sa chair et en détruisent les protéines. Sa chair est de ce fait impropre à la consommation humaine à moins d’être transformée dans les trois heures qui suivent sa capture. Compte tenu de ces difficultés et de la nature tumultueuse de l’Antarctique, la récolte de krill tombe, au début des années 1990, à moins de 250 000 tonnes par an, vendues à des fermes aquacoles. Elle atteignait plus de 500 000 tonnes par an au début des années 1980 au plus fort de l’exploitation.
Aujourd’hui, la CCAMLR est l’organe décisionnel de vingt-cinq États, plus l’Union européenne. Dotée d’un comité scientifique, elle surveille les stocks de krill et fixe des quotas de pêche annuels. Les eaux antarctiques sont divisées en trois grands secteurs de pêche (voir carte) : l’océan atlantique Sud, englobant le pourtour de la péninsule Antarctique et la mer de Weddell (zone 48), l’océan Indien Sud (zone 58), et l’océan Pacifique Sud, dont la mer de Ross (zone 88). Actuellement, la pêche n’a lieu que dans quatre sous-zones de la zone 48. Jusqu’à ce que de nouvelles évaluations soient disponibles, la limite de capture pour ce secteur Atlantique Sud (zone 48) est fixée à 620 000 tonnes par an, ce qui représente environ un pour cent de la biomasse de la zone, estimée à 62 millions de tonnes. Cette limite de capture est désignée sous le nom de « niveau de déclenchement ».
La pêche au krill antarctique est actuellement dominée par la Norvège
La pêche au krill suit un schéma saisonnier qui s’étend de décembre à novembre. Elle commence pendant l’été austral autour de la péninsule Antarctique, progresse à l’Est vers les Orcades du Sud entre avril et juillet, puis, en fin d’automne, à mesure que la banquise s’étend, la pêche se déplace vers le Nord et la Géorgie du Sud. En 2021, le quota des captures dans la région de la péninsule (zone 48.1) a été atteint dès le début du mois de juin. En conséquence, la zone a été fermée jusqu’en décembre et les navires en pêche ont dû se déplacer vers les îles Orcades du Sud.
Au cours de la saison de pêche 2021-2022, douze navires de cinq nationalités – Norvège, Chine, Chili, République de Corée, Ukraine – ont capturé un total de près de 320 000 tonnes, soit près de la moitié du « niveau de déclenchement ». Avec les augmentations récentes des captures et l’arrivée prévisible de nouveaux navires, ce niveau de déclenchement risque d’être prochainement atteint. Il est donc urgent de réévaluer les mesures actuelles de conservation.
Les limitations de la pêche, qui permettent des niveaux de capture relativement faibles dans de si vastes régions, pourraient s’avérer en fait non durables, car les quotas sont fixés en supposant que la pêche s’effectue uniformément dans toute une zone. Or, en pratique, les navires se rendent sur les zones les plus prévisibles et les plus rentables. Des quantités autorisées et préventives de krill pourraient de ce fait supprimer la nourriture des prédateurs qui en dépendent. C’est pourquoi de nombreux scientifiques et groupes de conservation souhaitent que des mesures plus strictes soient prises, et que les sous-zones existantes soient divisées en secteurs plus petits. Certains pays soutiennent la création de nouvelles aires marines protégées, en plus de celles qui sont déjà établies dans les îles Orcades du Sud et la mer de Ross. Ces nouveaux projets, notamment en mer de Weddell et autour de la péninsule Antarctique, demeurent sans consensus entre États.
La pêche au krill antarctique est actuellement dominée par la Norvège. L’entreprise Aker BioMarine arme trois navires pour sa capture, dont l’Antarctic Endurance, long de 130 mètres, à « empreinte carbone minimale » et doté d’équipements de haute technologie. Sa soute peut contenir plus de 3 000 tonnes de krill « traité »… sans autre précision. Ces produits sont ensuite transbordés en mer dans un navire de ravitaillement, l’énorme Antarctic Provider (168 mètres), qui les transporte jusqu’au centre logistique d’Aker BioMarine à Montevideo, en Uruguay. De là, ils sont convoyés vers son usine d’extraction d’huile à Houston aux États-Unis, après un périple de plus de 25 000 kilomètres… Huile et farine sont ensuite distribuées auprès de fermes d’élevage et détaillants du monde entier.
La progression de la surexploitation légitime les craintes sur l’avenir du krill
Pour pêcher le krill, Aker BioMarine a développé une technologie basée sur un système breveté d’aspiration, qui pompe le krill directement de l’océan jusque dans les cales du navire. Surveillé par des caméras sous-marines, le filet est immergé pendant des semaines, tant que la météo le permet, et l’opération de pêche se poursuit en continu. Le krill est conduit vers des congélateurs ou des usines de traitement qui le transforment en farine. Cette technique, qualifiée « d’éco-récolte », en raison de sa sélectivité et de sa capacité à réduire les prises accessoires, permet des taux de capture de 800 tonnes ou davantage par jour, beaucoup plus élevés qu’avec les chaluts pélagiques conventionnels. Si ces chaluts pélagiques, de 60 mètres d’ouverture, sont capables de capturer un minimum de 10 tonnes à l’heure, ils ont l’inconvénient d’écraser l’énorme masse de krill traînée à l’intérieur du filet.
Depuis 2010, Aker BioMarine a reçu trois certifications MSC (Marine Stewardship Council), un écolabel de pêche durable des produits de la mer. Ces certifications font toutefois l’objet de vives controverses : une pêcherie industrielle destinée au marché des compléments alimentaires, des farines d’élevage et des croquettes pour chiens peut-elle réellement être qualifiée de durable (lire ci-dessous) ? Quoi qu’il en soit, le plus grand chalutier-usine à krill du monde est en cours de construction en Chine et devrait être disponible en 2023…
Depuis plusieurs décennies, les pêches industrielles suivent un processus d’expansion mondiale : d’abord géographique, provoquant les effondrements successifs des zones de pêche traditionnelles, puis en direction des grands fonds, et en ciblant des espèces encore non exploitées. Cette inexorable progression de la surexploitation légitime les inquiétudes émises sur l’avenir du krill, d’autant plus vulnérable que sa biologie et sa biomasse restent encore incertaines et que les effets des changements climatiques sur l’immense Antarctique sont à peine en cours d’étude. Difficile donc de prévoir l’impact de la poursuite de la récolte de krill sur sa propre biomasse, mais aussi, par effet domino, sur les autres organismes de l’écosystème. Serons-nous ainsi témoins et acteurs de la disparition de cette dernière ressource encore intacte ?
Certains diront que cette interrogation est exagérée et que les expériences passées vont cette fois nous conduire vers l’équilibre et la sagesse… Vraiment ? Dans ce contexte, le projet Polar Pod, mené par l’explorateur Jean-Louis Étienne, est très attendu. Son laboratoire futuriste dérivant fournira à la communauté scientifique de précieuses informations sur le fonctionnement de l’écosystème antarctique. Des capteurs acoustiques devraient dresser un inventaire de la biodiversité sous-marine : la « signature sonore » du krill sera particulièrement scrutée…
EN SAVOIR PLUS
De l’océan Austral au supermarché
Durant l’été austral, lors de sa migration saisonnière dans l’océan Antarctique, la baleine bleue (Balaenoptera musculus intermedia), qui mesure 30 mètres et pèse 160 tonnes, engloutit jusqu’à 4 tonnes de krill par jour. En seulement quatre mois d’été, les repas gargantuesques de cet animal lui apportent les réserves nécessaires pour se maintenir en vie tout le reste de l’année, lui permettant d’accomplir son long retour hivernal de 3 000 kilomètres, ou davantage, vers des latitudes plus septentrionales (côte Ouest de l’Afrique jusqu’à l’équateur, océan Indien, océan Pacifique jusqu’à la Nouvelle-Zélande), la mise à bas, la lactation et le voyage de retour au printemps. Cette performance exceptionnelle s’explique par la richesse du krill : protéines, acides gras polyinsaturés oméga-3, anti-oxydants, minéraux, vitamines A et E, etc., une manne que l’homme ne pouvait laisser à la nature…
Issus de la pêche industrielle, les produits à base de krill ciblent aujourd’hui, à grand renfort d’arguments commerciaux sur la durabilité de la pêche et la non-pollution des eaux antarctiques, trois marchés. Celui de la santé humaine, avec les (coûteuses) gélules d’huile de krill qui, sous forme de compléments alimentaires, sont censées assurer une protection cardiovasculaire et cérébrale bien supérieure à celle fournie par les huiles de poisson. Celui de l’aquaculture, avec les farines de krill qui nourrissent des espèces carnivores haut de gamme, tels le saumon atlantique et la truite arc-en-ciel. Il faut en moyenne un kilo de farine pour produire un kilo de poisson d’élevage ; celle du krill donne au saumon une couleur orangée, prisée des consommateurs. Et, enfin, le dernier marché ciblé est celui des animaux domestiques : le krill est transformé en « friandises énergétiques » ou en huile alimentaire, conditionnée en spray, pour chats, chiens et autres animaux de compagnie… Selon un récent rapport (publié par Market.biz), le marché mondial de l’huile de krill, évalué à 440 millions de dollars
en 2022, devrait atteindre 736 millions de dollars d’ici 2029, avec un taux de croissance annuel de près de 9 pour cent…
Des bulles pour piéger le krill
Arrivant des hautes latitudes où elles se reproduisent, sept espèces de baleines à fanons viennent se nourrir dans l’océan Austral durant l’été. La plupart s’alimentent essentiellement de krill grâce à des systèmes de filtration très efficaces qui retiennent par millions les petits crustacés nourriciers. Les baleines à bosse (Megaptera novaeangliae) utilisent une remarquable technique de chasse, souvent coopérative : le filet à bulles. Lorsqu’elles ont repéré un essaim de krill, elles plongent en profondeur dessous, puis émettent de grosses bulles d’air tout en nageant en spirale ascendante en direction de la surface. Cette colonne scintillante de bulles, qui peut atteindre 30 mètres de diamètre, confine l’essaim de krill dans un espace de plus en plus restreint dont il ne peut plus s’échapper.
Au fur et à mesure de la montée des bulles, les baleines émettent une puissante vocalisation, dite de « nourriture », qui synchronise apparemment le groupe. La bouche grande ouverte, les baleines surgissent alors dans les essaims, perçant la surface au milieu d’immenses éclaboussures. Leur gorge extensible s’étire comme un accordéon et engloutit d’énormes quantités d’eau. Quand les mâchoires se referment, la langue charnue, poussée contre le palais, force l’eau à s’éjecter à travers les fanons et plusieurs centaines de kilos de krill sont avalés d’une seule goulée. Des groupes de baleines à bosse peuvent répéter ce processus pendant plusieurs heures consécutives. En surface, les séries de bulles apparaissent en cercle fermé ou disposées en chiffre 9.
Les premiers observateurs du krill
Au XIXe siècle, nombre de navigateurs partis à la découverte « des hautes latitudes Sud », vers lesquelles si peu de marins s’étaient encore aventurés, racontent, chacun à leur façon, l’extraordinaire abondance du krill. En 1842, lors du célèbre voyage au pôle Sud effectué par l’explorateur Jules Dumont d’Urville, le naturaliste Honoré Jacquinot apporte un témoignage très intéressant sur le rapport qu’il observe entre baleines, baleiniers et krill : « La cause qui fait se rassembler en grand nombre les baleines dans un même point, écrit-il, c’est la présence de myriades de petits crustacés, qui forment presque exclusivement leur nourriture, et que les pêcheurs connaissent parfaitement ; ils les désignent sous le nom de “manger de la baleine”.
« Aussi, lorsqu’ils viennent à en découvrir un banc dont l’étendue immense donne à la mer une teinte rougeâtre, ils s’arrêtent et croisent dans les environs, bien certains d’y rencontrer quelques baleines. C’est surtout lorsqu’elles sont occupées à rassembler, à l’aide des barbes de leurs fanons, ces milliers de petits animaux, qu’on peut les approcher avec facilité et les harponner. Rien n’est curieux comme de voir du haut des mâts, dans une mer calme et unie, la baleine au milieu de ces crustacés ; elle ne fait aucun mouvement, elle écarte seulement son immense appareil de fanons, et à l’aide de leurs barbes innombrables, elle rassemble, comme dans un filet, ces masses de petits êtres qui vont s’engloutir dans son vaste estomac. » (Voyage au pôle Sud et dans l’Océanie sur les corvettes « L’Astrolabe » et « La Zélée »). En 1896, dans son livre The Cruise of the « Antarctic », le Norvégien Henryk Bull écrit qu’au cap Adare, en mer de Ross, le krill vit « en populations innombrables » et que, lorsqu’un floe – fragment de glace plat – est brisé par le passage d’un navire, « ils se dispersent pour s’abriter par millions, rappelant l’animation d’une fourmilière perturbée ».
D’autres krills dans le monde
Parmi les autres krills qui existent, Meganyctiphanes norvegica, ou krill atlantique, a une large répartition géographique – Atlantique Nord et Arctique.
Dans son ouvrage The Curious Life of Krill, publié en 2018, Stephen Nicol, de l’université de Tasmanie, raconte le saisissant spectacle de la montée en surface d’un de ses immenses essaims, en baie de Fundy, au Canada. « Alors que je l’observais, hypnotisé, cette masse devint un véritable radeau vivant, rouge brique. […] Des milliers de krill fléchirent alors leurs abdomens musclés et sautèrent hors de l’eau, retombant comme une pluie de gouttelettes rosées. Cette abondance de protéines ne manqua pas d’être remarquée par le reste de la chaîne alimentaire. L’ascension progressive du krill vers la surface fut suivie par des bancs de calmars qui se précipitèrent dans leurs essaims, saisissant les crustacés avec leurs tentacules, puis les tirant dans les profondeurs obscures de l’océan. Des bancs de harengs déferlèrent dans les essaims de krill, bousculant leur structure ordonnée et laissant dans leur sillage une chute neigeuse d’écailles argentées. De puissantes exhalations annoncèrent l’arrivée de mammifères, dauphins et rorquals géants, avides d’un repas de krill, la bouche grande ouverte. »
Le long de la côte Ouest des États-Unis, des courants saisonniers sont à l’origine de remontées d’eaux profondes, froides et chargées en nutriments, vers les couches de surface ensoleillées. Ce phénomène, dit d’upwelling, favorise une extraordinaire productivité biologique, à la base d’un riche écosystème, dont fait partie en particulier le krill pacifique (Euphausia pacifica). Saumons, sébastes, sardines et autres poissons à forte valeur commerciale migrent sur des milliers de kilomètres pour s’en nourrir. Reconnaissant son importance dans le maintien de l’intégrité des écosystèmes marins, le Conseil de gestion des pêches du Pacifique (PFMC) interdit depuis 2009 toute capture de krill jusqu’à 200 milles des côtes, au large des États de Washington, de l’Oregon et de la Californie.
À lire :
Stephen Nicol, The Curious Life of Krill : A Conservation Story from the Bottom of the World, 2018 ;
Catherine Vadon, Océan Sauvage, Glénat, 2019 ;
J. Young, Krill and Human, Ice Press, 2015.
Des liens sur Internet où l’on parle du krill et de son habitat : Pêcheurs de krill et autres organismes étonnants : www.lejournal.cnrs.fr ; Découvrir l’Antarctique, Institut polaire français Paul-Émile Victor : www.institutpolaire.fr ; La Terre Adélie, administration des TAAF : www.taaf.fr ; Pêcheurs de krill-CCAMLR : www.ccamlr.org.