Par Sandrine Pierrefeu et Marine Veyer – Huit ans après son rapatriement de Suède et son émouvant tour de France de 2004-2005, le trois-mâts goélette Marité réapparaît cet été après une refonte bien méritée. Chronique de la renaissance annoncée de notre dernier terre-neuvier.
L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie.
L’histoire fut longue, douloureuse et héroïque. Celle de la pêche à Terre-Neuve, bien sûr. Elle vit, durant cinq siècles, des dizaines de milliers de marins – jusqu’à vingt mille Français au XVIIe siècle – embarquer pour les bancs de l’Atlantique Nord. Découverts par les pêcheurs basques au XIVe siècle – le grand-père de Christophe Colomb était encore dans les langes–, ils attirent bientôt des centaines de navires venus de toutes les côtes de France.
Les ports se vident tous les ans au printemps. Un mois de navigation aller, les cales chargées de sel, et c’est l’arrivée sur le Grand Banc. Le froid, le brouillard, les coups de vent et les mains cisaillées par les lignes. Les hommes travaillent seize à dix-huit heures par jour afin d’avoir une chance de rentrer avant les tempêtes de novembre. Des doris se perdent régulièrement ; à bord, les rations de biscuits de mer et d’eau douce s’épuisent. Parfois, les hommes sont retrouvés à temps. Pas toujours. Beaucoup ne revoient jamais les fiancées, les femmes, les filles et les mères qui attendent sur les digues de Normandie, de Bretagne ou du Pays basque, le retour des flottilles chargées de morues vertes ou salées.
La vapeur puis le diesel détrônent bientôt les voiles. En quelques décennies, les terre-neuviers disparaissent, sauf quelques-uns, rachetés et éparpillés au hasard des opportunités et des nécessités sur les mers du monde. Il en reste un, en bois, lancé à Fécamp en 1922. Abandonné depuis 1969 à Tvöröyri, dans les îles Féroé, après une fin de carrière à la pêche et au cabotage, il séduit deux jeunes Suédois, qui le rachètent en 1978. Restauré par leurs soins, le trois-mâts goélette est bientôt armé au charter dans l’archipel scandinave. En 1998, le voilier octogénaire est mis en vente.
Quand Jacques Chauveau l’apprend, son sang ne fait qu’un tour. Pour le vice-président de la Fondation du patrimoine maritime et fluvial, pionnier en la matière, la question ne fait aucun doute : il est impensable que ce navire passe à d’autres mains ou qu’il soit abandonné. Le dernier témoin de l’épopée morutière à Terre-Neuve doit impérativement revenir en France pour être sauvé, naviguer à nouveau et maintenir la mémoire de cette aventure dont la côte garde l’empreinte. Gérard d’Aboville, président de la Fondation, est immédiatement convaincu et s’emploie aussitôt à fédérer des bonnes volontés autour du projet.
Doter le Nord- Pas-de-Calais d’un grand voilier du patrimoine
« Nous cherchions alors à doter le Nord-Pas-de-Calais d’un grand voilier du patrimoine », se souvient Marcel Charpentier, secrétaire de la Fondation et président de la Fédération régionale pour la culture et le patrimoine maritime (FRCPM). « La région nous avait mandatés pour effectuer une étude sur une construction neuve ou sur le rachat d’une unité existante, avec ou sans restauration. » Quand l’amiral Turcat et Jacques Chauveau lui parlent du Marité, Marcel Charpentier intègre aussitôt le terre-neuvier – alors regréé en goélette à trois mâts à huniers – dans la liste des navires susceptibles de représenter sa région. La Fondation prévoit alors une tournée de promotion du Marité en France, en juin 1999, pour montrer le bateau et séduire des acheteurs potentiels. Elle ajoute une escale à Dunkerque. Le terre-neuvier filera ensuite vers Fécamp, puis Le Havre et Saint-Malo.
« Nous étions tous enthousiasmés par ce projet, se souvient Marcel Charpentier. Quelques jours avant la réception officielle du bateau à Dunkerque, la Fondation a organisé à bord une journée en mer avec Thalassa. Nous avons embarqué une vingtaine de personnes pour pouvoir mettre tout dessus et nous nous réjouissions de ce premier essai à la mer du futur ambassadeur du Nord-Pas-de-Calais. Le bateau était magnifique, il marchait bien… Nous étions très émus et les images réalisées par Thalassa se sont révélées superbes. Nous avons naturellement profité de l’occasion pour effectuer un premier tour technique de la “mariée”.
« Ce premier examen soulève un certain nombre de questions : la coque fait de l’eau, ce qui n’est pas anormal pour un bateau de cet âge, mais l’état du bois nous inquiète ; de plus, les installations électriques ont été bricolées et nous ne sommes pas certains de la conformité du bateau avec les normes réglementaires françaises… Bref, nous avons l’intuition que le navire n’est pas tout à fait en aussi bon état que nous
l’avions pensé en lisant la première partie d’une expertise, celle réalisée à flot que nous avait confiée la Fondation. Devant la crainte de travaux de structure importants, nous décidons de faire réaliser une enquête plus poussée et de récupérer les résultats de la seconde partie de l’expertise, faite au sec par un charpentier de la Marine nationale, pour savoir ce qu’il pense des œuvres vives du Marité. »
Le Marité soulève une réelle émotion dans les ports où il relâche
La tournée du terre-neuvier se poursuit. En quittant Dunkerque, le trois-mâts essuie un sérieux coup de vent. « Quand nous avons rejoint Fécamp, le bateau venait d’y arriver : les Suédois étaient inquiets, car la coque avait fait beaucoup d’eau par l’avant. La liaison entre l’étrave et la contre-étrave nous semblait très fatiguée », précise encore Marcel Charpentier, qui prend alors connaissance de l’expertise des œuvres vives. « Elle décrivait de vraies difficultés : des bordages trop courts, dont certains très abîmés, un arc de quille important, des réparations bricolées où le bois a été renforcé par endroits avec du ciment, de la ferraille, de la résine… »
Le Marité continue son périple et soulève une réelle émotion dans les ports où il relâche. « Ce pays, qui a laissé partir tous ses grands voiliers, lisait-on alors dans Le Chasse-Marée (CM 133), ne doit pas négliger aujourd’hui cette occasion inespérée d’en récupérer un. Acquis par une région, voire une (ou plusieurs) ville(s), ce trois-mâts goélette morutier pourrait être un prestigieux ambassadeur, promenant sa superbe silhouette parfaitement reconstituée, avec ses doris sur les rances, dans les eaux de la Manche et du Nord. » Le passage du terre-neuvier réveille les souvenirs de dizaines de milliers de familles. Les passionnés s’enflamment. Chacun espère qu’une solution sera trouvée pour le faire revenir en France rapidement.
La frcpm du Nord-Pas-de-Calais – à laquelle s’est associée la Ville de Fécamp – met en place un comité de pilotage pour suivre l’affaire et négocier l’achat. Ce dernier demande une contre-expertise avec des préconisations de travaux et un chiffrage approximatif des réparations à envisager. Deux professionnels du chantier du Guip, un expert maritime de Boulogne-sur-Mer et Marcel Charpentier se rendent donc à Stockholm en novembre 1999 pour examiner le navire à flot. « Pour ses quatre-vingts ans, la coque ne semble pas en trop mauvais état car elle a été bien ventilée. Cependant, des problèmes de pourriture et de mérule apparaissent, la qualité des réparations effectuées en Suède laisse à désirer et beaucoup de liaisons ne tiennent plus », note Marcel Charpentier, qui propose de réaliser une seconde visite au moment du carénage, prévu en avril 2000, avant de prendre une décision finale.
« En revenant au printemps, ajoute le président de la Fédération régionale, nous tombons sur un calfat seul dans la cale de radoub, occupé à envoyer de l’étoupe et du brai dans les coutures. Nous réalisons alors que le bateau “crache” son étoupe en naviguant. La structure de la coque, amollie, se déforme à la mer. Nous confirmons le diagnostic du charpentier de la Marine nationale. Les bordages sont trop courts : un bon nombre d’entre eux mesurent 4 à 6 mètres au lieu des 7 à 9 mètres recommandés par Veritas. Le croisé des bordages sur le maillage des membrures ne tient plus. Les brions d’étrave et d’étambot sont fatigués. Bref, nous réalisons que si nous souhaitons exploiter le Marité dans la durée, et conformément aux réglementations de sécurité, sans que le montant de l’entretien courant ne dépasse les réparations indispensables, une refonte complète du navire est à envisager. En plus du prix d’achat, qui est alors en discussion, il faut prévoir une enveloppe supplémentaire de 8 à 10 millions de francs – plus ou moins 20 pour cent – pour cette restauration. »
Une troisième visite est réalisée à l’été 2000 pour valider les préconisations de restauration et étudier le statut administratif qui pourrait être attribué au trois-mâts. « Tous ces éléments mis bout à bout ont amené la Fédération régionale à renoncer au projet, précise Marcel Charpentier. Cette refonte complète nécessitait de très solides compétences en charpente navale que nous n’avions pas. Or, il n’était pas question
de le racheter pour le laisser pourrir. Nous avions tous en mémoire le sort de la Duchesse Anne qui avait failli finir à la ferraille. » Après tant d’enthousiasme, la nouvelle atterre les dirigeants de la Fondation pour le patrimoine maritime et fluvial : « Nous avons débattu très sérieusement avec mon ami d’Aboville à ce moment-là, se souvient son secrétaire. Nous n’avions pas la même vision du projet. »
« Nous n’avions simplement pas le droit de le laisser mourir »
« Le Marité est pour moi l’unité la plus importante du patrimoine français, martèle Gérard d’Aboville. C’est le dernier témoin matériel d’une aventure maritime extraordinaire dans laquelle la France a joué un rôle primordial. Des terre-neuviers, il n’y en a plus. Celui-ci, le tout dernier, était un peu fatigué, soit, mais j’étais persuadé que, s’il ne revenait pas en France, il finirait au mieux en pot de fleurs quelque part ! C’était intolérable. Ce bateau est un trésor. Un chef-d’œuvre. Le témoin inestimable d’une épopée qui a impliqué des générations et des générations de marins pendant cinq siècles, sur tout le littoral, du Havre à la côte méditerranéenne. C’est une pièce unique dont la valeur dépasse infiniment l’addition des clous et des bouts de bois. Si demain on nous dit que La Joconde est à sauver, mais qu’elle est un peu abîmée, on ne va pas la mettre au feu, n’est-ce pas ? Nous n’avions simplement pas le droit de le laisser mourir. Cette polémique sur l’état du bateau me semblait – et me paraît toujours – tout à fait hors de propos eu égard à l’importance de cette pièce. Nous n’avions pas le choix : il fallait le récupérer, le restaurer et le faire naviguer. En honneur et en mémoire des Terre-Neuvas. »
Aussitôt après le retrait de la Région Nord-Pas-de-Calais, Gérard d’Aboville reprend son bâton de pèlerin. Des collectivités territoriales et des investisseurs privés se rassemblent dans un Groupement d’intérêt public (GIP) en vue du rachat du navire, tandis que la Fondation commandite une nouvelle expertise du navire. Celle-ci se révèle moins alarmante que la précédente. Quatre ans plus tard, en 2004, le tour de table de 2,4 millions d’euros est bouclé et la Ville de Rouen s’engage à 80 pour cent dans le GIP, aux côtés de Fécamp et Louviers, des conseils généraux de l’Eure, de la Seine-Maritime et de la Manche, du conseil régional de Haute-Normandie, de quelques associations et entreprises privées.
En juin 2004, la vieille dame quitte la Suède et accoste à Rouen. Fanfares et pavillons. Rubans, ministre, champagne et flonflons : le « dernier témoin » est de retour. Il a fière allure, il navigue… La première manche de la bataille est gagnée. Reste à faire vivre le trois-mâts emblématique.
« On nous a contactés pour l’exploitation du terre-neuvier, se souvient Bob Escoffier, fondateur de l’armement Étoile marine croisières. Nous n’étions pas très chauds car il n’existe pas de statut en France pour ce type de grands navires anciens. Mais nous avons répondu à l’appel d’offres et nous avons été retenus. » L’équipe malouine participe donc au rapatriement du voilier et prépare le programme à venir. Le Marité sera la star de l’été 2004 : un contrat est signé avec les producteurs de Thalassa, qui prévoient d’enregistrer leur émission à bord depuis un port différent pendant vingt-six semaines. À peine revenu au bercail, le trois-mâts doit donc s’apprêter pour un tour de France et une saison 2004-2005 bien remplie.
Le navire est mis au sec à Rouen pour permettre aux Affaires maritimes de valider la conformité du navire et au bureau Veritas de délivrer le certificat de franc-bord. Gilles Auger, du chantier Bernard à Saint-Vaast-la-Hougue, est alors appelé pour colmater une voie d’eau. « C’était la première fois que je voyais le bateau, se souvient le nouveau patron du chantier. On m’a appelé pour le changement d’un bordage. Ma première impression n’a pas été bonne. J’ai trouvé la coque très fatiguée. Nous avons délivré le bordage défectueux, mais nous avons dû en changer trois. Et l’état des membrures, sous le bordé, ne nous a pas rassurés. Nous avons terminé le travail en émettant une réserve sur la coque : nous pensions qu’il serait utile de vérifier son état, en dehors de la zone inspectée, en procédant à une visite complète lors de la prochaine mise au sec. »
Le Marité appareille bientôt de Fécamp. « Il crée l’événement partout où il passe, témoigne Georges Pernoud. À Paimpol, les femmes ont apporté des bouquets de fleurs et des vieilles photos à l’équipage. » Chaque jeudi, les images tournées à bord enflamment les amoureux d’histoire maritime, qui affluent dans les ports où « la belle » relâche. Des passagers réservent des sorties à la journée, insistent pour embarquer lors des convoyages : le terre-neuvier génère un engouement puissant.
Un manque évident de liaison entre les éléments structurels
En coulisse, l’équipage peine à étaler les tonnes d’eau qui s’infiltrent par les bordages mal joints. Par manque de liaison entre des pièces majeures, affaiblies par l’âge, la structure n’est pas assez rigide et se déforme avec la mer. Le pont lui-même joue, et fuit dès que le voilier doit affronter une mer de face. « Le Marité avait tenu le coup jusque-là, explique l’un des marins de l’époque, car il naviguait à la journée dans les eaux plates d’un archipel suédois protégé de la houle. Dans la Manche ou en Atlantique, il prenait l’eau comme un panier ! »
Joli panier, certes, mais dès l’escale de Cherbourg, le chantier Bernard est à nouveau appelé à la rescousse pour une voie d’eau plus importante. Colmatée par des plongeurs à l’aide d’une plaque de cuivre, elle tient jusqu’à la mise au sec suivante, requise par les Affaires maritimes, à Concarneau. « Notre impression se confirme, constate le charpentier, l’étoupe sort des joints car, structurellement, le bateau n’a pas une bonne tenue. Il faudrait allonger les bordages trop courts et reprendre la totalité du calfatage. »
Peu à peu, l’état réel du navire semble donc se révéler conforme aux premiers diagnostics. « Pas du tout ! tonne Bob Escoffier. Ce voilier aurait pu continuer ainsi pendant des années, en entreprenant les refontes programmées, et si on avait mené cette vieille dame avec les égards et le respect dus à son âge. » L’armateur continue donc l’exploitation, ponctuée d’un changement de mât, de mises au sec et de rafistolages, jusqu’à l’arrêt technique de l’hiver 2005. « Nous avions prévu de réaliser des travaux pendant quelques mois, se souvient l’armateur malouin. Nous cherchions donc un port doté des compétences nécessaires et capable d’accueillir le Marité. Nous avons lancé un appel d’offres et consulté les villes de Cherbourg, Lorient, Saint-Malo et Concarneau. Au final, nous avons proposé au GIP de mettre le cap sur le port malouin à l’issue de la dernière mission du bateau, qui était attendu au départ de la Course des épices, au Havre, en novembre 2005. »
Bob Escoffier continue donc à remplir le carnet de bal du Marité pour la future saison 2006. Mais les propriétaires du trois-mâts ne partagent pas son optimisme. « Nous arrivions en fin de documents officiels de navigation explique-t-on au GIP, et nous étions persuadés que non seulement le Marité ne serait pas autorisé à repartir du port où il relâcherait, mais qu’il serait immobilisé bien plus longtemps que la période d’entretien prévue par l’exploitant. Élisabeth Bourdier, maire adjointe de la Ville de Rouen, a donc demandé à Bob Escoffier de détourner le bateau pour l’amener non pas à Saint-Malo comme prévu, mais à Cherbourg. Nous souhaitions que les travaux s’effectuent en Normandie, à proximité d’un chantier en mesure de prendre en charge un projet d’une telle ampleur. »
« Je n’ai pas compris cette décision, poursuit Bob Escoffier, car le port de Cherbourg ne nous attendait pas et les travaux n’y étaient pas planifiés. Je me suis exécuté, naturellement, tout en craignant que nous prenions du retard pour la reprise d’exploitation du bateau, au printemps. Le GIP m’a affirmé que tout serait prêt à temps. »
Le 5 janvier 2006, le Marité est transféré en cale sèche. Quelques semaines plus tard, le diagnostic des charpentiers de Saint-Vaast est sans appel : le bateau présente « un manque évident de liaison entre les éléments structurels – bordages, membrures, allonges de voûte –, dont un grand nombre sont à remplacer. Il faut revoir et resserrer tout ce qui participe à la rigidité du navire. En raison de trop nombreuses virures courtes, le bordé doit être revu. [En revanche], après sondage, la partie basse de la structure transversale s’avère saine. »
Bordages et membrures sont remplacés de proche en proche
Le diagnostic de Gilles Auger est sans appel : « Le bordé dans son ensemble, ainsi que les membrures, sont dans un état de pourriture plus ou moins avancé et offrent très peu de résistance, si ce n’est aucune, à la retenue des carvelles. D’ailleurs, certains bordages sont tenus avec des boulons traversant le vaigrage. [Par ailleurs], la quasi-totalité des éléments structurels du navire se situant entre le béton coulé dans les fonds et le livet de pont sont atteints de manière plus ou moins importante par la pourriture. […] Pour remettre le navire en état, il faut procéder au remplacement des éléments écrouis [déformés, ndlr] ou atteints de pourriture, celle-ci devant être totalement évincée pour éviter toute contamination ultérieure. » Il est temps de prévoir une refonte en grand.
Le retour de noces est douloureux pour les investisseurs, qui doivent débourser 2 millions d’euros supplémentaires pour les deux premières années de travaux et annoncer à l’armateur que le trois-mâts ne sera pas opérationnel en 2006, ni en 2007. Un procès pour perte d’exploitation sera attenté, et gagné, par Bob Escoffier. Pierre Albertini, maire de Rouen, engage le budget de sa ville pour prendre en charge une partie des travaux et lance une recherche de partenaires privés pour compléter le financement.
Un geste jugé inconséquent par certains et courageux par d’autres, comme Georges Pernoud, qui s’exprime dans un article de Michael Gossent, publié dans Paris Normandie le 13 septembre 2006 : « Je salue le courage de ce maire. Il a compris que le bateau appartient au patrimoine national. […] Pierre Albertini fait partie des gens qui ont pris la décision puissante et décisive il y a trois ans de racheter le Marité. Il va jusqu’au bout de son idée. J’espère que personne ne lui tombera dessus pour cela. En lançant le chantier, il donne un signe fort : je pense que des partenaires et des sponsors vont y être sensibles. »
Mois après mois, une communauté se crée autour de l’immense coque
En attendant ces mécènes potentiels, les collectivités publiques lancent une première, puis une seconde tranche de travaux d’un an. La forme du port de l’Épi, à Cherbourg, est couverte et une douzaine de charpentiers des chantiers Bernard s’installent à demeure, avec outils, étuve et ateliers provisoires. La coque est étayée, les fonds libérés. Bordages et membrures sont remplacés de proche en proche, à l’identique, par des pièces de chêne provenant des forêts de l’Orne – plantées par Colbert – et du parc de Versailles où certains grands arbres ont été déracinés par la tempête de 1999.
Quand le chêne vient à manquer, face à l’ampleur des travaux et à l’échantillonnage de certaines pièces – l’étambot pèse près d’une tonne et l’étrave 730 kilos –, les charpentiers de Saint-Vaast utilisent de l’iroko issu des forêts congolaises certifiées, dont ils se servent depuis des années pour construire de grosses unités de pêche et restaurer des voiliers du patrimoine. « Bien ventilé, l’iroko tient aussi bien que le chêne », affirme Gilles Auger, qui établit ses échantillonnages à partir d’une très ancienne « bible » Veritas.
Autour du chantier se pressent les apprentis charpentiers de marine du lycée technique Edmond-Doucet, menés par Patrick Fouquet, et des jeunes de l’association Voiles écarlates inscrits dans un dispositif de « réparation pénale ». Chaque adolescent est associé à un charpentier qu’il aide au quotidien pour la logistique, le nettoyage des pièces et la mise en ordre de la cale. Des chômeurs de longue durée interviennent également dans la forme Napoléon. Mois après mois, une communauté se crée autour de l’immense coque. Course des hommes sortant les bordages de l’étuve, odeur du bois chaud, vibration des coups de masse. Les images d’autrefois se superposent à l’agitation du port d’aujourd’hui. La quille retrouve sa ligne, dont elle s’était écartée de 15 pour cent, et un bordé neuf remplace l’ancien, dont le gabarit a été tracé sur le « bleu », le plan relevé à partir des formes du terre-neuvier.
À Rouen, on se prend à rêver de la présence du trois-mâts à l’Armada 2008. Las ! « Au fur et à mesure que les travaux avançaient, précise Gilles Auger, nous avons découvert que le mal était plus important que nous le pensions. Les bauquières et les contre-bauquières paraissaient saines, mais quand nous avons délivré le haut des membrures, la face cachée des contre-bauquières s’est révélée très atteinte. Elles étaient pourries à cœur. Le bois ressemblait à du tabac : impossible d’y fixer quoi que ce soit ou de le renforcer. » Il faudrait donc, en plus d’achever la refonte à 90 pour cent de la coque, refaire le pont, avec les barrots, les bauquières et les contre-bauquières. Soit une année de travail en plus et un million d’euros supplémentaires, au bas mot…
Les élections municipales ont lieu alors que cette troisième tranche vient d’être lancée. À Rouen, Pierre Albertini doit céder la place à Valérie Fourneyron, qui annonce le désengagement de la Ville dans le GIP. La suite de la restauration semble remise en question, comme l’avenir du navire.
Gilles Auger et sa femme choisissent de résister : « Pas question d’accepter que le Marité soit laissé “en plan”. Nous avons emprunté de l’argent pour payer nos gars, assumer nos commandes de bois et poursuivre ce qui avait été entamé. Nous avions trop investi dans ce projet, la coque était trop belle : nous ne pouvions imaginer que cette aventure s’interrompe ainsi. » La petite entreprise artisanale s’organise donc pour achever la troisième tranche de travaux sans filet : « Ce fut un hiver très dur pour nous tous, raconte le charpentier. Nous avancions sans visibilité… Jusqu’à ce que le conseil général de la Manche décide de reprendre les parts de la ville de Rouen dans le GIP. Je me souviendrai toute ma vie de la visite de Jean-François Le Grand, le président du conseil général, sur les bords de la forme Napoléon, à Cherbourg. Il m’a dit : “Tenez bon et continuez, nous allons honorer les arriérés et terminer les travaux !” »
Le monde de la pêche accompagne la renaissance du Marité
La nouvelle majorité élue à Rouen n’a pas l’intention de manquer aux engagements de ses prédécesseurs : elle cède sa part du Marité au département de la Manche, pour ne pas avoir la charge du navire, mais elle honore le paiement de la troisième tranche qui permet d’achever la coque du terre-neuvier. Le Marité est donc une nouvelle fois sauvé… Quant au GIP, fort d’un nouvel enthousiasme, il décide de revoir le gréement pour rendre au voilier sa silhouette d’origine. La timonerie, les apparaux de pont, les emménagements et la mécanique, ainsi que le gréement dans son ensemble font alors l’objet d’un appel d’offres complémentaire. Peu à peu, et sans que le chantier ait pu être organisé dans cette perspective, ce qui aurait considérablement écourté et facilité le travail, le Marité est donc refait en presque totalité.
Les travaux sur la coque et le pont sont achevés au printemps 2009 et, le 9 mai suivant, la coque est remorquée par le Père Arthur et le Majesty, deux chalutiers de Cherbourg, menés par une vieille famille de pêcheurs normands, vers Saint-Vaast-la-Hougue, où un autre bateau de pêche, le François-Élie, prend le relais. Les autres bateaux se sont tassés dans un coin du port pour faire place à l’ancien morutier. « Le symbole est fort : le monde de la pêche accompagne la renaissance du Marité et s’associe à son retour, dans le port même dont sont issus les charpentiers qui l’ont reconstruit », insiste Thierry Motte, l’une des quatre personnes chargées du terre-neuvier au conseil général de la Manche, avec Olivier Lemaignen, son directeur, Laurent Macé, responsable technique, et Charline Heulin.
À Saint-Vaast, le navire est échoué à l’ancienne pour un carénage dans les règles et la fin des travaux. Les bas-mâts sont posés, les ferrures du gouvernail changées, un nouveau lest en béton est coulé dans les fonds et le pont est étanché. C’est donc par ses propres moyens que le terre-neuvier rejoint la toute dernière ville-étape de sa restauration et son nouveau port d’attache, Granville, le 14 mai 2011. Depuis, et jusqu’aux premiers essais à la mer à la mi-juin 2012, le chantier a pu être mené dans une sérénité… relative. Les inquiétudes financières et politiques ont fait place, ces derniers mois, aux enjeux et aux choix techniques que ne manquent pas de poser ces projets complexes de restauration intégrale. Artisans et marins ont travaillé dans des délais très courts afin d’être parés pour le second « grand retour » du Marité cet été. Bravo à tous et longue vie à cette miraculée dont nous attendons tous, naturellement, des merveilles.