Par Dominique Le Brun - Basé à Saint-Malo, Le Français, ex-Kaskelot, bat pavillon national depuis 2018. Né au Danemark en 1948, ce trois-mâts barque de 47 mètres, bénéficie du soutien de la fondation Le Français-témoin des pôles, et de l’association Le Grand Voilier-École, qui le font naviguer avec des publics très variés. Grâce à ce mode d’exploitation original, des milliers de jeunes sont passés à bord pour suivre des ateliers de sensibilisation à l’environnement ou découvrir la navigation. La transmission des savoirs, chère à Jean-Baptiste Charcot, auquel le nom du navire rend hommage, est au cœur de cette aventure.
La belle histoire commence en 2017 pendant la Semaine du Golfe. L’industriel Frédéric Lescure est en mer avec Bob Escoffier, l’armateur malouin bien connu des passionnés de gréements traditionnels. « Tu veux voir un beau bateau ? » propose Bob et, sans attendre la réponse, il met le cap sur le trois-mâts barque Kaskelot qui, toutes voiles dessus, arrive de la baie de Quiberon. Entre les proportions équilibrées de son gréement, la pureté de sa silhouette et l’éclat de sa mâture en bois, ce petit navire à la fois élégant et râblé possède un pouvoir de séduction irrésistible. Il dégage une force d’authenticité qui s’impose au regard. Rendez-vous est pris pour partager un verre à bord le soir même…
Au Danemark où le navire est né, Kaskelot désigne le cachalot. Nous sommes en 1948 à Svenborg, sur la côte Sud de l’île de Fionie, au beau milieu de l’archipel danois. C’est là que le très réputé chantier naval J. Ring Andersen construit de robustes caboteurs, connus sous le terme générique de Baltic traders. L’ancien Bel Espoir faisait partie de ce type de navires qui se distinguent par la solidité de leur construction et leur propension au roulis. Le Kaskelot, mis à l’eau au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a été commandé par la Kongelige Grønlandske Handel (KGH), qui le destine au ravitaillement des établissements danois situés sur la côte orientale du Groenland. Parce que ce littoral est encombré de glaces, même en été, Kaskelot est doté d’un moteur diesel de 330 chevaux et d’une double coque en chêne. Et le trois-mâts barque que nous connaissons aujourd’hui reçoit à son lancement un gréement de ketch aurique. Encore cette mâture se compose-t-elle plutôt de mâts de charge, sans beaupré ni bout-dehors. En revanche, des photos impressionnantes montrent à travers quelles banquises le petit navire a l’habitude de bourlinguer.
Il est transformé en vedette de cinéma
Après vingt ans de service, en 1968, la Kongelige Grønlandske Handel estime que le Kaskelot commence à se faire vieux. Il quitte alors la flotte de la compagnie royale, et le voici rebaptisé Arctic Explorer avec pour port d’attache Godthåb (actuelle Nuuk) au Groenland. Il navigue maintenant au cabotage, desservant les nombreux villages qui ne sont accessibles que par la mer. Puis, dans les années 1970-1980, il est mis au service des pêcheurs féringiens pour livrer au Danemark le poisson pêché autour des îles Féroé.
En 1981, l’arpenteur des mers boréales est acheté par l’armement anglais Square Sail pour servir au tournage de films (cm 134). Redevenu Kaskelot, il est transformé en trois-mâts barque typique du XIXe siècle. Ce qui le ramène au Groenland en 1984 pour y jouer les rôles du Terra Nova de Scott et du Fram d’Amundsen dans la série de la bbc, The Last Place on Earth. En 2002, il devient l’Endurance de Shackleton, un film réalisé par Kenneth Branagh. Une dizaine d’années plus tard, le Kaskelot change encore de main pour devenir la propriété d’un groupe de luxe qui l’arme au transport écologique de spiritueux à la voile dans le cadre d’une opération promotionnelle. En prévision de navigations sur tous les océans, le navire bénéficie alors d’une restauration conséquente dans un chantier de Bristol.
Telles sont les informations que Bob Escoffier et Frédéric Lescure recueillent ce soir-là du capitaine, qui ajoute, d’un ton désolé, que le Kaskelot est à vendre… À peine la coupée franchie, après avoir parcouru quelques pas sur le quai, les deux hommes se retournent vers le grand voilier. Comme devant une belle villa, une voiture de collection ou tout autre objet de désir inaccessible, une question fuse : « Tu y mettrais combien, toi ? » La discussion s’oriente rapidement sur le fait que l’important n’est pas tant le prix d’achat du navire que le coût de remise en état du bateau, car même si le Kaskelot a fière allure, il n’en est pas moins construit en bois, ce qui exige un chantier de remise à niveau pour garantir ses prochaines années. Puis chacun passe à autre chose.
Début 2018, un avocat anglais contacte Bob pour lui demander s’il serait intéressé par l’achat de Kaskelot, désormais officiellement en vente. Après deux visites à Portsmouth, puis au chantier T. Nielsen & Company à Gloucester, à laquelle se joint un groupe de passionnés bretons, une offre est acceptée, et une structure juridique créée : France Armement devient propriétaire du navire, et son exploitation est confiée à une filiale, Marine Événements, dirigée par Emmanuel Rozo.
Un équipage, mené par Olivier Mesnier, va prendre livraison de Kaskelot, qui accoste à Saint-Malo le 28 septembre 2018. Ce navire, riche d’une longue expérience arctique, passant sous pavillon français dans le port où furent construits les navires d’exploration polaire de Jean-Baptiste Charcot, inspire l’idée de le rebaptiser Le Français. Anne Manipoud-Charcot, arrière-petite-fille du commandant, y adhère. Très investie dans l’idée de poursuivre l’œuvre de son aïeul, elle préside l’association Les Amis de Jean-Baptiste Charcot, déclarée d’intérêt général. La venue de ce navire lui dicte l’idée de créer un fonds de dotation, Le Français-Témoin des pôles, qui pourrait assurer la transmission des savoirs, chère à Charcot. Anne Manipoud-Charcot songe aux hivernages antarctiques à bord du Français et du Pourquoi Pas ?, quand marins et scientifiques partageaient leurs compétences en s’organisant en binômes, ou lorsque des cours du soir étaient dispensés aux membres de l’équipage.
« Le prix annoncé pour un navire n’a pas grande signification. Ce qu’il faut prendre en compte, c’est ce qu’il va vous coûter », répète Frédéric Lescure. Quid du Français ? Dans la mesure où il a récemment bénéficié d’une restauration complète, il peut être mis en service sans délai. Ça tombe bien car Saint-Malo s’apprête à accueillir dans quelques semaines la Route du Rhum. En affrétant Le Français pour plusieurs réceptions et sorties en mer dans le cadre du départ de la course – c’est-à-dire presque du jour au lendemain –, l’agence de communication Rivacom va apporter tout de suite un peu de trésorerie. La Semaine du Golfe, l’Armada de Rouen, Brest Atlantiques… s’enchaînent ensuite avec leur lot d’affrètements. Dès la première saison 2019, démonstration est faite que le modèle économique du Français est viable. Et l’année 2020 se présente encore mieux, avec notamment la programmation d’une saison en Méditerranée.
Pour se faire une idée du coût de fonctionnement d’un trois-mâts, il faut savoir qu’une journée de mer revient à 5 300 euros hors taxes, cette somme intégrant le salaire du capitaine et de l’équipage, le fuel, l’assurance et la nourriture. Mais il ne comprend pas certains frais comme le pilotage : à Saint-Malo, il faut compter 1 500 euros pour une entrée-sortie. Un aller-retour entre la Bretagne et la Méditerranée revient à 300 000 euros en tablant sur trois semaines pour chaque trajet : il serait en effet déraisonnable d’affronter du mauvais temps avec ce navire ancien quand on peut l’éviter par une escale. Ces montants expliquent les tarifs proposés aux clients, élevés de prime abord. Pour Mickaël Chevereau, capitaine d’armement du Français : « Nous devons faire rentrer 100 000 euros par an pour maintenir le navire en état, et selon le chantier du Guip, il faudrait lui consacrer un chantier de deux mois tous les quatre ou cinq ans. »
Le navire appareille la nuit même pour rejoindre son port d’attache
En 2020, chacun s’en souvient, survient une tempête très particulière baptisée Covid. Le Français se trouve à Saint-Tropez le fameux 14 mars lorsque la fermeture des cafés, restaurants, salles de spectacle et commerces non indispensables est annoncée. Plus question d’affrètement ! Afin de limiter les coûts d’une immobilisation, et dans la crainte de mesures encore plus contraignantes, le navire appareille la nuit même pour rejoindre son port d’attache. Le 15 avril, après une longue escale à Gibraltar, l’équipage du Français découvre la France du confinement : les plages de Saint-Malo barrées par des grillages, les transports interdits, le port du masque… Rude surprise ! Autant dire que 2020 est une année « difficile » et que 2021 n’est guère plus rentable dans la mesure où les affrètements sont généralement le résultat de décisions prises bien en amont. Le Français souffre, comme tout le monde, en quelque sorte. Mais 2021 ne sera cependant pas une nouvelle annus horribilis puisque la fondation Le Français-Témoin des pôles et l’association Le Grand Voilier-École deviennent des partenaires actifs du navire.
Les premières activités de la fondation Le Français-Témoin des pôles consistent en conférences données à bord du bateau à quai à Saint-Malo. Leur succès inspire l’idée d’une communication structurée qui serait proposée au milieu scolaire. Lors des escales du Français, des classes entières participeraient à des ateliers consacrés aux pôles et, au-delà, seraient sensibilisées au réchauffement climatique et à l’environnement. Matthieu Klitting, documentariste au sens pédagogique affuté, met au point des méthodes ludiques adaptées aux écoliers, collégiens et lycéens. Il faut avoir vu, dans la cale du Français aux bois massifs vénérables, la démonstration de la différence entre fonte de la banquise et celle de la calotte glaciaire ou le calcul d’un bilan carbone personnel, pour mesurer la pertinence de la démarche. Début 2023, plus de dix mille élèves de Saint-Malo, Saint-Brieuc, Rouen, La Rochelle, Fécamp… sont passés à bord dans les différents ateliers de cette École des pôles.
Quant à l’association Le Grand Voilier-École, un petit retour en arrière s’impose pour comprendre sa genèse. Pierre-François Forissier, le président de l’association, par ailleurs ancien chef d’état-major de la Marine nationale, se souvient qu’en 2012, le jeune commandant de l’Étoile, Patrice L’Hour, demande à être reçu rue Royale. Il présente une idée un peu folle : emmener les deux goélettes, l’Étoile et la Belle Poule, aux États-Unis dans le cadre de la Tall Ships Race. Un tel voyage n’a jamais eu lieu auparavant à cause des réserves d’eau insuffisantes, mais le problème est désormais résolu grâce à l’installation de dessalinisateurs d’eau de mer à osmose. Réponse : « D’accord, mais à la condition que cela ne coûte rien à la Marine, y compris en mise à disposition d’équipage. » Peu de temps après, Patrice L’Hour annonce qu’il embarquera quarante jeunes civils, filles et garçons, par étape, pour compléter l’équipage. Leurs billets d’avion seront pris en charge par des sponsors qui, en outre, paieront les frais d’escale des goélettes. Si le grand voyage se déroule de manière idéale, il n’est cependant que le début d’une nouvelle aventure. Car six mois après le retour d’Amérique, le commandant de l’Étoile communique au chef d’état-major de la Marine une information édifiante : les quarante jeunes qui ont embarqué sur l’Atlantique ont tous trouvé un emploi en cdi, et il apparaît que la mention de leur embarquement sur leur cv a été déterminante. Si la Marine disposait d’un grand voilier utilisé comme les goélettes l’été précédent, on pourrait imaginer d’embarquer trois mille jeunes par an, qui amélioreraient ainsi leurs chances au moment de trouver leur voie ou d’entrer dans la vie active.
À la même époque, la mythique Jeanne d’Arc est retirée du service, et la Marine ouvre une réflexion tous azimuts sur la question d’un nouveau bâtiment-école d’application. L’idée d’un grand voilier y trouve sa place, mais la Marine l’abandonne finalement. En revanche, quelques passionnés réfléchissent à un grand voilier-école, financé par des mécènes et armé par la Marine. Ils estiment son coût à 50 millions d’euros, trouvent un donateur… qui se dédie avec la crise de 2008. L’équipe ne renonce pas pour autant à son rêve et finit par fonder l’association du Grand Voilier-École lors d’une rencontre dans un café du boulevard Saint-Germain. Il leur faudra cependant quelques années pour admettre que la construction d’un bateau neuf reste une idée illusoire…
Quand en 2021 se présente Le Français, l’association est prête à s’y investir. Elle va réunir plusieurs mécènes très mobilisés pour financer l’embarquement de publics issus de milieux variés. Comme pour donner suite au projet de navire-école abandonné par la Marine, des élèves de l’École navale, mais aussi de Polytechnique, de l’ENSTA Bretagne et du Campus des métiers de la mer mettent sac à bord. Le Français accueille aussi des élèves de lycées maritimes ou des groupes liés à différentes associations – Handivoile, Un enfant un avenir, le Secours Catholique et Wake up Café, qui s’occupe de la réinsertion de détenus en fin de peine. Enfin, les structures finistérienne et morbihannaise du Service national universel (SNU) fournissent d’importants contingents. Mais attention ! Ces embarquements ne sont pas des stages d’apprentissage à la navigation. Comme le précise Raphaël Marty, un des capitaines du Français : « Il ne s’agit pas d’assurer une formation à la voile, mais de créer un esprit de cohésion. » Une affirmation qui résonne avec la réflexion d’un garçon embarqué au titre du Service national universel : « On est loin de ce qui est rattaché à la terre, le chacun pour soi, les classes sociales, par exemple… »
Le goulet de Brest s’ouvre entre deux falaises : la porte du grand large
Quelque deux mille six cent jeunes ont déjà ainsi embarqué sur Le Français. Parmi eux, huit élèves de première du lycée maritime Anita-Conti de Fécamp que nous avons rejoints à bord le 25 juin dernier à Brest pour une navigation jusqu’en Seine-Maritime, où le grand voilier est attendu pour participer à Fécamp Grand’Escale, « la fête des gens de mer en Normandie ».
« Vous prendrez le quart avec nous, m’sieur ? – Bien sûr ! » Cette histoire de quart semble être la révélation de leur vie. Le quotidien des trois jours et deux nuits à venir est affiché pour chacun des lycéens, fascinés de lire qu’il y aura relève des quarts à 2 heures et à 5 heures du mat’. Les élèves de première de Fécamp inaugurent la transformation de la grande cale en poste d’équipage, avec banquettes-couchettes et couchettes-cadres, autour d’une table centrale et des sanitaires.
Ils sont disciplinés ces lycéens : à 6 h 30, comme prévu la veille, tout le monde est sur le pont. Après un petit déjeuner rapide, ils suivent avec attention la petite formation de base aux gestes de la manœuvre : brasser, hisser, souquer, tourner au cabillot. Il pleut à verse, mais personne ne semble s’en apercevoir. Et à 8 heures, ayant largué et roulé les amarres dans leur coffre, l’équipage du Français contemple le parc à bouées coloré des Phares et Balises et les perspectives sur la base navale, tandis que devant le beaupré, le goulet de Brest s’ouvre entre deux falaises : la porte du grand large.
Une fois sorti de la rade, dès qu’on peut arrondir la route vers la pointe Saint-Mathieu et le chenal du Four, toute la voilure se déploie. Comme Le Français porte des huniers et des perroquets volants, il faut déchaîner de la puissance musculaire pour les hisser à poste. Ici, « si on ne fait pas ensemble, rien n’est fait », rappelle Éric, le bosco. Il est bien vrai qu’établir ensemble une voile haute crée des liens aussi solides que la drisse qui a servi à la hisser. Arrive l’heure du déjeuner. Alors que le riche fumet d’un bœuf bourguignon se répand sur le pont, la houle ample, caractéristique des parages d’Ouessant, encourage à en profiter sur le pont plutôt que dans le carré. Car la carène ronde du Baltic traderentre dans un mouvement sans cesse amplifié par le poids de la mâture. Heureusement, une fois le cap mis sur les Triagoz, la brise forcit un peu tandis que le ciel se dégage complètement. Grand largue, nous voici à 8 nœuds en surface. Le roulis s’est bien atténué et sous ce ciel désormais pur, la navigation est grandiose. Les lycéens subjugués ne détachent plus leur regard de la voilure ; ils découvrent l’éternel miracle des grands voiliers. Au vu de notre vitesse et de la météo annoncée, on prend l’option de faire route vers le Sud de Guernesey. On y mouillera pour laisser passer le jusant et on repartira de manière à entrer dans le raz Blanchard avec le flot.
Quelle nuit ! On file sur mer plate à une allure de grand largue très arrivé. Très léger roulis. Le halo vert et le halo rouge des feux de route colorent les voiles carrées qui dessinent une masse compacte dans la nuit. Le ciel dégagé est à ce point couvert d’étoiles que la Grande Ourse ne se distingue pas au premier regard, tandis que la Polaire se dissimule dans la foule des astres habituellement invisibles. Notre impressionnant sillage est presque éblouissant. Les lycéens de quart se sont acagnardés entre la timonerie et la colonne du compas d’origine d’où émane une lumière rouge. Ils luttent pour garder les yeux ouverts et dans ces moments-là, parler est d’une aide efficace.
Là, j’apprends plus que dans tous les cours de nav’ de l’année !
Chacun d’eux a conscience d’être entré dans un rythme de vie inconnu, de découvrir une facette du métier de marin qu’ils n’avaient pas soupçonnée. Et comme toutes les heures, chacun à son tour remplit le journal de bord et porte le point sur la carte, la réaction est unanime : « Là, j’apprends plus que dans tous les cours de nav’ de l’année ! » Savent-ils ce qu’ils feront en quittant le lycée ? Capitaine 200, capitaine 500, tenter les concours de la marine marchande, annoncent Paul, Pablo et Luka ; le concours de maistrance pour entrer dans la Marine nationale, confie Cyprien ; embarquer à la légine depuis la Réunion, rêve Enzo, grand pêcheur devant l’éternel, qui a toujours une mitraillette à maquereaux à la traîne.
Le petit matin et la renverse de marée nous trouvent devant l’île de Sercq ; on mouille l’ancre devant la Grande Grève. « S’arrêter pour laisser passer un courant de marée contraire ? On n’y aurait pas pensé. » Pas plus qu’ils n’avaient imaginé les messages qui tombent sur leurs téléphones indiquant que nous avons basculé sur un autre réseau, avec une tarification différente… situation qui suscite des discussions passionnées. Bien plus que la beauté de cette plage au pied de la falaise.
À 16 heures, le flot s’établit mais pas le vent. On fait route au moteur à rythme économique puisque la marée travaille pour nous : le raz Blanchard, lisse comme un miroir, est franchi à 10 nœuds sur le fond. Ce qui nous mène en Grande Rade de Cherbourg où une ancre est mouillée devant Querqueville, pour pouvoir appareiller à la voile le lendemain. Las… Nous sommes entrés dans une période de grand beau temps estival. La brise thermique viendra plus tard dans la matinée. Alors, on fera route sous voile à belle allure, jusqu’à nous trouver largement en avance sur le rendez-vous avec le pilote de Fécamp, prévu demain matin.
Raphaël, notre capitaine, propose de nous montrer les qualités manœuvrières du Français. Nous allons effectuer un virement de bord vent devant, puis reprendre notre cap en virant lof pour lof. De la grande et belle manœuvre. Si l’explication qui précède laissait craindre une opération compliquée, une fois le mouvement lancé, tout s’enchaîne avec une facilité déconcertante. Le Français est un remarquable voilier ! Et Raphaël, un vrai chef d’orchestre, qui a couru partout pour expliquer, féliciter, corriger… rien ne lui a échappé durant toute la manœuvre. Il perpétue la grande tradition des gréements carrés. Quant à nous, le lendemain, en entrant dans le bassin Bérigny de Fécamp sous les applaudissements d’une foule émerveillée, nous nous offrons à peu de frais l’impression de revenir du cap Horn… au moins !
Cette aventure, que les lycéens garderont sans doute en mémoire le reste de leur vie, se mêle à toutes celles déjà vécues par le vieux bourlingueur du Groenland. La belle histoire continue et semble loin de s’essouffler. En 2021, Le Grand Voilier-École a affrété le trois-mâts cinquante jours ; en 2022, c’était deux fois plus et 2023 s’annonce mieux encore. Quant à la fondation Le Français-Témoin des pôles, elle développe aussi son programme et se rapproche du Marité, en prévision des dates auxquelles Le Français ne serait pas disponible. Pour l’heure, ces deux partenaires assurent à eux seuls 80 pour cent des rentrées financières du navire, les 20 pour cent restants provenant des affrètements gérés par Marine Événements.
L’heure est à l’optimisme, donc. Mais Frédéric Lescure, l’homme par qui la belle aventure a commencé, garde les pieds sur terre. « Pour regarder l’avenir avec lucidité, dit-il, il faut intégrer que d’ici cinq à dix ans, la coque du Français sera quasi à refaire. Le chantier du Guip devra en être avisé trois ans à l’avance pour pouvoir mettre du bois en préparation dans les vasières des arsenaux, comme jadis. » Ce constat vient illustrer le fait que conserver un grand voilier en France ne peut pas reposer indéfiniment sur quelques particuliers investis à titre personnel. « Le Français doit migrer vers une structure parapublique, sans doute un Établissement public industriel et commercial (EPIC), avec pour but de posséder un navire destiné à assurer la formation de capitaines, conserver le savoir-faire des chantiers bois et, aussi, donner de l’émerveillement. » Un sentiment dont notre société a rarement eu autant besoin…
EN SAVOIR PLUS
Les voiliers de la Marine nationale…
Jusqu’à l’arrivée du Belem, les seuls grands voiliers français étaient les goélettes jumelles l’Étoile et la Belle Poule (photo). Ces bâtiments de 32,50 mètres hors tout furent spécialement lancés à Fécamp pour la Marine nationale en 1932. Leurs coques, construites sur les gabarits des harenguiers de la mer du Nord, ont reçu le gréement des goélettes à hunier des morutiers qui pêchaient au large de l’Islande. Passant régulièrement en grand carénage, elles sont encore fringantes. Autre voilier-école de la Marine, le Mutin, construit en 1926 aux Sables-d’Olonne, sur les plans des thoniers locaux, était destiné à l’école de pilotage. S’y ajoute le yawl Grande Hermine, datant des années 1930, acheté en 1963 à l’École nationale de la marine marchande de Saint-Malo, et le cotre aurique Feu Follet, construit en 1987 au Royaume-Uni, sur les plans d’un bateau pilote, et offert à la Marine en 2012.
À ces voiliers classiques utilisés par les différentes écoles de la Marine nationale s’ajoute la flottille de la marina de l’École navale. Destinée au module de formation « Voile pour tous », dans un cadre de régates de haut niveau et de croisières, elle réunit dix J80, quatre Open 570, deux Longtze, un Diam 40 et six voiliers de croisière de 9 à 14 mètres, dont un Centurion 47. À l’heure où les marins se forment à la guerre de haute intensité et à l’utilisation de l’intelligence artificielle, on pourrait se demander pourquoi on ne peut pas se passer de voiliers. En réalité, et les marines du monde entier l’ont bien compris, naviguer à la voile est la seule façon d’acquérir ce qui reste le cœur du métier : le sens marin. C’est aussi à travers les exigences de la vie sur les voiliers que se construit le mieux l’esprit d’équipage, et celui de résilience, en des temps où l’éventualité d’un conflit n’est plus une simple hypothèse.
… et les autres grands voiliers français
Le Belem, trois-mâts barque en acier de 58 mètres hors tout, a été lancé en 1896 pour le transport du cacao entre le Brésil et Nantes. Revenu en France en 1979, il est la propriété de la fondation Belem, avec pour principal mécène la Caisse d’Épargne.
Le Marité, trois-mâts goélette terre-neuvier de 45 mètres hors tout, a été construit à Fécamp en 1921. Il a été racheté à des Suédois en 2003 par un Groupement d’intérêt public réunissant des collectivités locales normandes.
L’Hermione (photo) est la reconstitution de la frégate du XVIIIe siècle homonyme, bien connue pour avoir transporté Lafayette aux États-Unis pendant la guerre d’Indépendance américaine. Ce navire de 66 mètres hors tout a accompli sa première croisière en 2015, après un chantier de dix-huit ans piloté par l’association Hermione-Lafayette.
L’Étoile du Roy est l’ancien Grand Turk, reproduction d’une frégate anglaise du xviiie siècle. Ce navire de 46,30 mètres hors tout, construit en 1997 à Marmaris, a été spécialement conçu comme studio flottant pour des films d’inspiration maritime. Il est aujourd’hui armé par la société Étoile Marine croisières, avec Saint-Malo pour port d’attache.
La goélette à hunier La Recouvrance, lancée en 1992, est la reproduction d’une goélette aviso de 1817. Pour une coque de 25 mètres, sa longueur hors tout atteint 41 mètres. Basée à Brest, elle embarque des passagers pour de courtes sorties ou des croisières de plusieurs jours. Aucun de ces navires n’est un grand voilier-école à proprement parler : ils ne naviguent pas avec des apprentis marins dans le cadre de leur formation professionnelle. Le Belem propose des embarquements assimilables à des stages d’école de voile. Sur le Marité, comme sur l’Étoile du Roy et La Recouvrance, les passagers qui le désirent sont invités à participer à la manœuvre. Quant à L’Hermione, elle se trouve à l’heure actuelle immobilisée à Bayonne pour un lourd chantier de restauration.
Le trésor scientifique ramené par Charcot
Fils du célèbre neurologue Jean-Martin Charcot, Jean-Baptiste Charcot (1867-1936) effectue une première campagne sur la côte Ouest de la péninsule antarctique en 1903-1905. Le Français, son navire, est une adaptation à la navigation polaire d’un trois-mâts goélette terre-neuvier de Saint-Malo, ainsi baptisé parce qu’il a reçu l’aide financière de très nombreux donateurs. Le Pourquoi-Pas ?, un trois-mâts barque à machine auxiliaire, lui succède. Avec ce navire plus important, Charcot conduit une seconde campagne en Antarctique de 1908 à 1910. Après la Première Guerre mondiale, il accomplit de nombreuses missions dans les mers polaires arctiques, jusqu’à son naufrage sur les côtes islandaises en 1936. Aujourd’hui, le nombre considérable d’échantillons ramenés de toutes ces expéditions présente un intérêt inestimable puisqu’ils servent de référence à l’étude du changement climatique;
Avis d’Armada sur les quais de Rouen
Du 8 au 18 juin, Rouen retrouvera l’effervescence qu’elle connaît tous les quatre ans depuis 1989, date de la première Armada de la Liberté, lancée par Patrick Herr – qui a passé le relais en 2021 à Jean-Paul Rivière. Côté français, la Marine nationale sera représentée par l’Étoile, la Belle Poule et le Mutin, qui seront accompagnés du Belem, du Marité, de La Recouvrance, du Renard, de l’Étoile du Roy et, bien sûr, du Français.
Au titre des grands voiliers-écoles des marines étrangères, on notera la première venue en Europe de l’indonésien Bima Suci, lancé en 2016 et entré en service l’année suivante ; construit en Espagne, ce trois-mâts barque de 111 mètres navigue avec cent vingt cadets. Il côtoiera d’autres grands voiliers-écoles, comme le trois-mâts barque mexicain Cuauhtémoc, le trois-mâts carré polonais Dar Mlodziezy, la goélette à quatre-mâts portugaise Santa Maria Manuela, et le trois-mâts barque norvégien Statsraad Lehmkuhl. Quarante-trois navires ont déjà confirmé leur présence à Rouen, dont un tiers visiteront pour la première fois la cité normande.
Le Kaskelot au Groenland
Le Kaskelot a donc été construit pour la Kongelige Grønlandske Handel, ou Royal Greenland Trading Company. Cette compagnie avait été fondée à la fin du xviiie siècle pour exploiter le monopole royal du transport entre le Danemark et sa colonie du Groenland. Jadis colonisée par les Vikings, la « Terre verte » est redécouverte en 1721 par le missionnaire danois Hans Egede. Le Groenland devient alors une colonie du Danemark, mais seule sa façade occidentale et sa côte Sud-Est restent habitées. En effet, les glaces charriées par le courant polaire rendent l’accès à la côte orientale particulièrement difficile, avec un climat plus rude. Or, dans les années 1920, le Danemark craint que la Norvège ne revendique cette côte orientale du Groenland, au motif que des chasseurs norvégiens la fréquentent régulièrement. Afin d’appuyer sa revendication territoriale par une population résidente, le gouvernement danois installe des communautés inuites sur le littoral jusqu’à 70°30’ de latitude Nord, au Scoresby Sund. Et c’est pour les ravitailler depuis le Danemark que la Royal Greenland Trading Company arme des navires tels le Kaskelot. De nos jours, la rgtc a laissé place à d’autres structures qui se sont elles-mêmes effacées à l’aube des années 2000, avec l’évolution du statut du Groenland vers une plus grande autonomie.
À lire :
Dominique Le Brun, Arctique, l’histoire secrète, Omnibus 2018 ;
Les Pôles, une aventure française, Tallandier, 2020 ;
Charcot, Tallandier, 2021.
Gilles Millot, « Jean-Baptiste Charcot et ses navires », Le Chasse-Marée, n° 24, 1986.
Le Chasse-Marée a consacré de nombreux articles aux grands voiliers (Sedov, La Recouvrance, Marité…).