Par Roland Mornet – Comme tant de navires pendant la guerre de 1914-1918, le paquebot mixte Sequana a été torpillé par un sous-marin allemand. Ceux qui ont payé le plus lourd tribut à la mer ce 8 juin 1917, près de l’île d’Yeu, avaient été embarqués peu avant à Dakar et partaient rejoindre le front. On les appelait les tirailleurs sénégalais…
En ce petit matin du 8 juin 1917, le ciel est gris et il bruine sur l’île d’Yeu. Un petit groupe se tient sur le bord de la dune, à l’anse des Vieilles, au sud-ouest de l’île. Parmi eux, l’administrateur de la marine, Alexandre Blégean, chef du quartier. Sept grandes embarcations, et une plus petite, approchent avec de nombreuses personnes à bord.
Il est 4 h 30 quand ces canots viennent s’engraver sur la plage. Des hommes, des femmes, des enfants, certains presque nus, débarquent, et apprennent à Alexandre Blégean qu’ils sont des rescapés du paquebot Sequana, torpillé et coulé par un sous-marin allemand à quelques milles au sud de l’île d’Yeu. Que s’est-il passé ? Revenons un peu en arrière…
Venant de Montevideo, le paquebot mixte Sequana a touché Dakar, d’où il a appareillé le 28 mai 1917, à 20 h 40 pour Bordeaux. Il emporte 566 passagers : 400 tirailleurs sénégalais, des permissionnaires, des civils – parmi eux 36 femmes et 31 enfants en bas âge – et 99 membres d’équipage. Il y a donc 665 personnes à bord. Le navire transporte aussi 5 395 tonnes de marchandises : du blé, des balles de peaux et de laines, des sacs de haricots, de sucre, de café et du tabac. Le navire étant chargé à barroter, il n’y a pas de place dans l’entrepont pour les tirailleurs africains qui couchent sous des tentes sur les ponts avant et arrière.
En ces temps de guerre, le Sequana est équipé d’un canon de 75 m/m et il est habilité à transporter le courrier ; un contrôleur des postes, Jérôme Beretta, est embarqué. Le capitaine, Ernest Prudenti, né à La Ciotat, a bientôt 40 ans. C’est son premier commandement pour la Compagnie Sud-Atlantique, où il est entré il y a six mois. Le second capitaine, Félix Étienne, souffrant, est exempt de service depuis Dakar.
Les militaires africains sont de jeunes recrues enrôlées pour « défendre la Mère Patrie ». Le terme générique de tirailleur sénégalais désigne des soldats issus de différentes colonies. Ceux du Sequana sont des Mossis, le peuple majoritaire de la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) et du Mali. Sans doute n’ont-ils jamais vu la mer et ils ne parlent pas français, sauf leurs gradés – un adjudant, un sergent et deux caporaux – qui possèdent quelques rudiments de la langue.
Tous sont sous la responsabilité d’un lieutenant français, dont le nom n’est pas connu. Le capitaine Prudenti note dans son rapport de mer qu’il fait effectuer des exercices d’évacuation dans les jours précédant le naufrage. Le 30 mai, il fait aussi afficher un texte peu rassurant dans les locaux des passagers : « En cas d’attaque ennemie, tous les passagers civils se rendront munis de leur ceinture de sauvetage, dans les salles à manger de 1re et 2e classe et dans les couloirs à l’abri. Les officiers passagers se rendront immédiatement sur la dunette arrière, au canon, et aideront de leurs conseils les canonniers pour l’efficacité du tir. Le lieutenant [européen], chef du détachement des soldats indigènes se tiendra sur le pont et assurera le service d’ordre. […] Les femmes et les enfants seuls devront embarquer dans les baleinières de sauvetage avant qu’elles ne soient descendues. Des soldats armés auront l’ordre de tirer sur le premier homme qui voudrait embarquer avant que le canot soit descendu. Dès que le canot sera à la mer, les hommes s’y rendront par l’échelle en corde disposée à cet effet. Je compte sur le sang-froid de tous pour l’exécution des présentes prescriptions. »
La drome de sauvetage comprend 28 embarcations de différentes tailles pouvant recueillir 687 passagers, soit plus que le nombre de personnes à bord (665). On compte en outre 717 brassières de sauvetage et 200 paniers pour colis postaux, placés sur le pont, de manière à flotter si le navire coule, chacun d’eux permettant à deux personnes de se maintenir à la surface. Les embarcations sont réservées au « personnel européen » ; les tirailleurs, eux, doivent utiliser les radeaux et, à défaut, se saisir des paniers. Ils ont ordre de ne jamais quitter leur brassière, mais ne participent pas aux exercices d’abandon du navire.
Pour éviter les zones parcourues par les sous-marins ennemis, le commandant de la marine à Dakar a donné des instructions au capitaine du Sequana : « Passer à 200 milles dans l’ouest du cap Finisterre et, de là, couper le parallèle 46°53’ N à la longitude de 11°18’ O (de Greenwich), sans jamais descendre au-dessous de 46°45’ N, atterrir en latitude sur l’île d’Yeu. De ce point, à 1,5 mille dans le suroît de la pointe des Corbeaux, le Sequana doit faire route directe sur les atterrages de l’estuaire de la Gironde. »
La route de l’île d’Yeu à la Gironde est très dangereuse
À partir de la pointe occidentale de l’Espagne, au point de changement de route, le Sequana doit parcourir 270 milles et, de là, pour atterrir sur l’île d’Yeu, 360 autres milles. Il lui reste 85 milles pour arriver en Gironde, soit un trajet de 715 milles. Quelques remarques : si le large tour du cap Finisterre est judicieux pour échapper aux sous-marins en embuscade dans ces parages très fréquentés, envoyer le paquebot aussi nord pour le faire redescendre ensuite sur sa destination en longeant la terre lui fait parcourir 90 milles de plus qu’un trajet normal – ce qui revient à l’exposer huit heures de plus aux attaques.
En outre, la route de l’île d’Yeu à la Gironde est très dangereuse, ce que les autorités maritimes ne peuvent ignorer, car un vapeur, Niagara, et un cargo, Saint-Éloi, viennent d’y être attaqués, le dernier seulement deux jours avant le drame. Le Sequana a d’ailleurs intercepté les appels du Niagara, ce qui incite le capitaine à doubler la veille sur cette « route de la mort » et à serrer les grandes tentes qui abritent les tirailleurs.
Dans la matinée du 7 juin, à 10 h 35, le capitaine Prudenti remet à l’officier radio, Albert Barreau, la clé du code de transmission et les instructions s’y rapportant. Le télégramme est envoyé peu après à la station du Bouscat (Bordeaux) : « Serai Coubre demain 10 h – 560 passagers - Sequana. » L’accusé de réception de ce télégramme parvient à 13 h 15. Le 8 juin, à 1 h 36, le paquebot est à 5 milles par le travers du grand phare de l’île d’Yeu, en route au S 79 E (au 111°). Le changement de route, au S 45 E (135°), devant s’effectuer quand le feu rouge des Corbeaux serait relevé au N 5 O (355°).
C’est justement à l’approche de cette position, à 2 h 05 du matin, qu’un choc violent est ressenti sur le paquebot. Le capitaine donne l’ordre d’évacuation au sifflet. La terre est si proche qu’il commande « avant toute » aux machines et « barre à gauche toute, cap sur le feu rouge » au timonier… avant de se rendre compte que les hommes de quart ont disparu ! Un passager, Fernand Tallec, premier maître timonier, prend la barre, et le commandant réitère son ordre : « À gauche toute, cap sur la terre, je vais m’échouer. »
En se penchant pour voir si le navire s’enfonce, le capitaine aperçoit à tribord arrière le sous-marin. « Je criai de toutes mes forces : “Feu à volonté”. Je criai aux passagers : “Faites-moi confiance, je vous sauverai, je vais m’échouer, faites embarquer les femmes et les enfants dans les canots.” Trois coups de canon furent tirés sans résultat. Je fis confirmer verbalement par le second capitaine qui venait du canon où il s’était porté, bien que malade, de mettre en route en avant. L’officier mécanicien me fit dire de ne plus compter sur les machines. »
L’ordre d’envoyer un SOS est transmis à l’officier radio. Dans son rapport, celui-ci explique qu’il venait de recevoir un message codé de la canonnière Alerte, qui devait convoyer le Sequana jusqu’à Bordeaux – elle en avait déjà envoyé plusieurs sans succès – et qu’il était sur le point de lui signaler la position du navire quand l’explosion s’est produite. À cause des avaries causées par l’explosion, le radio ajoute qu’il utilise ensuite l’appareil de secours, de portée très réduite : « SOS. SOS - Sequana torpillé 5 milles dans Sud 5 Est [175°] du feu pointe du Corbeau - FSQ [son nom codé]. » Après être allé se rendre compte des dégâts sur le pont principal, il revient et transmet plusieurs fois : « SOS. SOS. Sequana coule ». Puis il embarque dans un canot sur ordre du capitaine.
Le SOS est bien reçu par le poste d’écoute de l’île d’Yeu, situé à 500 mètres environ de la pointe des Corbeaux, sur la côte est. Ce poste est tenu par des marins de la Royale qui, obéissant aux ordres, transmettent l’information à leur hiérarchie à Brest, sans en avertir le chef de quartier Blégean, mieux à même d’organiser les secours depuis l’île… On peut se demander si le sous-marin ennemi a été guidé par les appels radio de l’Alerte et la réponse du Sequana ?
Le ministre de la Marine demandera des explications au capitaine de vaisseau Le Vavasseur, commandant la division des patrouilleurs de Gascogne. Sur le deuxième point, hormis l’appel de la veille, le Sequana n’a pas émis de réponse aux appels réitérés de l’Alerte transmis en code difficilement décryptable. Celui de 1 h 28 (le dernier avant le torpillage) était ainsi conçu : « COFR à FSQ : gr.21 tuent – noojd – sette – heonn – irhte – ehefi – pacra – yuuer – reaeb – tirva – oveni – esere – tnile – harto – auamos – ueevt – zecoo – uucie – tienv – rtees – ciher. » En clair : « Serai à 2 h 10 (TU) à 5 milles S 5 E pointe du Corbeau route Sud 45 Est vrai vitesse 11 nœuds. » L’opérateur radio Barreau a eu le temps de coder le message de réponse, mais pas de le transmettre.
L’abandon du navire se fait dans une certaine précipitation
Le Vavasseur répondra au ministre le 9 juillet 1917 qu’il ne voyait pas de lien entre la perte du paquebot et les échanges radio. Cinq autres appels seront envoyés par l’Alerte au Sequana, le dernier à 9 h 54, après son naufrage, son commandant ignorant le sort du navire. Ce n’est qu’à 10 heures qu’il reçoit une note de service lui enjoignant de cesser d’appeler le paquebot.
La torpille a frappé le navire par tribord au niveau de la chaufferie, non loin de la soute à charbon avant. Quatre hommes de l’équipage semblent avoir été tués à ce moment-là, dont deux à la machine. Deux autres mourront : un garçon qui a été vu pour la dernière fois offrant du rhum à des passagers, et un chauffeur, décédé à bord de la Plie, l’un des patrouilleurs auxiliaires, lors du retour à terre.
L’abandon du navire semble se faire dans une certaine précipitation, le paquebot coulant 25 minutes après le torpillage. Les embarcations de sauvetage, déjà disposées, sont promptement descendues le long du bord sans incident. Des huit grands canots, sept seulement sont disponibles, le canot n° 1 ayant été détruit par la torpille. Trois passagers ne seront pas sauvés : le sous-intendant militaire Trioreau qui a participé à la mise à l’eau des radeaux avant de disparaître ; Pierre Halty, 70 ans, passager de 2e classe, qui voyageait avec une grosse somme d’argent et qui a sans doute sombré avec le navire en allant la chercher dans sa cabine. La troisième victime est une fillette de 2 ans que sa mère a laissé tomber à l’eau, alors qu’elle était dans un des canots se dirigeant sur l’île d’Yeu…
On compte donc 6 morts dans l’équipage et 3 parmi les passagers européens. Le naufrage fait 207 victimes… dont 198 tirailleurs. Parmi les radeaux qui leur sont destinés, l’un est lancé à l’eau alors que le navire a encore de l’erre et part à la dérive ; un deuxième se brise sous le poids des tirailleurs et un troisième coule avec son chargement…
Rares sont les passagers et membres d’équipage qui aident à déborder et amener ces lourds radeaux, dont trois seulement sur huit auraient été utilisés. Certains tirailleurs ne comprennent pas ce qui se passe, d’aucuns sont tétanisés, d’autres cherchent à entrer dans les cabines. Beaucoup, couchés et roulés dans leurs couvertures, restent étendus jusqu’au dernier moment dans les coursives.
Parmi les hommes qui aident à mettre à l’eau des embarcations, des radeaux et des paniers à courrier vides, sont cités : Félix Étienne, le second capitaine, Jérôme Berreti, le contrôleur des postes, Étienne Plachot, le second mécanicien et Alexandre Désirat, le docteur du bord. Ce dernier semble avoir bousculé les tirailleurs prostrés pour qu’ils réagissent : une soixantaine d’entre eux auraient été sauvés de la sorte. Le docteur, qui ne semble pas avoir été proposé pour une décoration, sera rattrapé par le destin : il fera partie des 568 victimes du paquebot Afrique, naufragé le 12 janvier 1920 à une vingtaine de milles de la position où le Sequana a été envoyé par le fond…
Dans son rapport, le capitaine Prudenti raconte : « Le navire s’enfonçait lentement par l’avant ; à un moment donné, je l’ai très bien constaté, l’eau avait presque atteint le niveau du pont des embarcations. Je descendis rapidement de la passerelle, je vis le sous-intendant militaire passager [Trioreau] et un autre passager qui me dirent : “Vous nous donnez du courage, que faut-il faire ?” “Jetez-vous à l’eau, il est temps.” Au même moment l’eau arrivait aux garde-corps. Je m’élançai comme dans une baignoire hors du navire qui s’engouffrait brusquement, m’entraînant dans son remous. Par deux fois je remontai et replongeai ; quelques instants après, à ma deuxième remonte, je saisis une épave. […] J’ai été recueilli par un radeau, sur lesquels étaient des civils, des militaires et des soldats sénégalais, puis sauvés par les chalutiers [les patrouilleurs auxiliaires Plie et Vieille] venus à notre secours à 10 heures. »
Octave Baudon, premier lieutenant du Sequana, est le dernier à déborder le navire avec le canot n° 3 dont il a la charge : « Je m’éloignais du bord et quelques minutes après j’étais arraisonné par le sous-marin allemand qui me demanda le nom du navire, sa jauge et le nombre des passagers, puis ayant eu les renseignements il me quitta. »
Ces questions peuvent faire penser que le sous-marin n’attendait pas le Sequana puisqu’il ignorait son nom et qu’il n’aurait pas intercepté le message de la veille – « Sequana serai Coubre demain 10 h. » L’UB 72, puisque c’est de lui dont il s’agit, fera d’autres victimes avant d’être coulé en Manche par le sous-marin anglais D 4 le 12 mai 1918.
Dans son rapport au vice-amiral préfet maritime à Rochefort, Alexandre Blégean raconte qu’il a été informé de l’accident le 8 juin à 3 heures par un télégramme du sémaphore de Saint-Sauveur : « À 2 heures, avons entendu dans le sud du poste une explosion suivie de plusieurs coups de canon paraissant assez éloignés, supposons bâtiment attaqué par sous-marin ennemi. » À 4 heures, nouveau télégramme de Saint-Sauveur : « Apercevons dans SSE 2 milles, 8 embarcations ayant du monde à bord semblant se diriger sur l’anse des Vieilles. »
Une demi-heure plus tard, les premiers canots arrivent à l’anse des Vieilles avec 195 rescapés. Blégean, qui les accueille à terre, commente : « Les uns avaient simplement une bouée, les autres étaient sur des épaves ou des radeaux qui coulaient déjà [les brassières de sauvetage n’avaient qu’une flottabilité de quelques heures ; au-delà, elles s’alourdissaient et pouvaient entraîner leur porteur vers le fond, NDLA]. Les deux petits chalutiers [Vieille et Plie] ne pouvaient suffire et malheureusement quelques isolés coulèrent sous les yeux des commandants. » À 13 heures, tous les survivants sont à terre. « Je leur donnai au village de la Croix des boissons chaudes et, sur ma demande, les habitants prêtèrent les effets indispensables », poursuit Blégean dans son rapport.
Comme deux jours plus tôt pour le Saint-Éloi, il a donné l’ordre aux chalutiers Vieille et Plie, affectés à la surveillance de la pêche à Yeu, de croiser à 5 milles dans le sud de la pointe des Corbeaux pour retrouver d’éventuels survivants. Le commandant de la Plie note dans son rapport : « À 2 milles de terre, j’ai recueilli un premier naufragé complètement nu qui ne pouvait plus nager ; je l’ai fait coucher et réconforter. Nous avons continué les recherches et nous avons recueilli 283 hommes. Soit 73 Européens et 210 Africains, 12 d’entre eux devaient être des soutiers ou des marins laptots [marins indigènes auxiliaires]. »
Blégean fait transporter à Port-Breton [Port-Joinville], à 6 kilomètres de là, les survivants, dont la plupart ne peuvent marcher. Les hôtels ne pouvant tous les loger, il fait appel aux habitants et souligne que « tous les Islais n’ont pas hésité à mettre leur logement à ma disposition ». On ignore pourquoi l’administrateur n’a pas fait appel aux patrons des sardiniers, nombreux à Port-Joinville ou au havre de la Meule, pour procéder aux recherches ; il les a seulement sollicités pour transborder les rescapés, la Plie et la Vieille ne pouvant entrer au port à cause de la marée.
Au soir de ce 8 juin, le Nomadic arrive sur l’île d’Yeu pour ramener les survivants à Saint-Nazaire. En raison de leur fatigue, et de formalités administratives, leur évacuation ne commence qu’à 4 heures du matin. « Beaucoup ne voulaient pas embarquer. J’ai dû intervenir et leur faire comprendre qu’il n’y avait aucun danger. » Les insulaires ont vu pour la première fois des « hommes de couleur ». Les rescapés ne sont pas restés longtemps sur l’île d’Yeu, mais certains ont dû impressionner les insulaires qui ont vu pour la première fois ce jour-là des « hommes de couleur »…
Ce sont eux qui ont payé, et de loin, le plus lourd tribut à ce naufrage. La commission d’enquête le souligne dans ses conclusions : « La perte d’un si grand nombre de tirailleurs noirs, environ 50 pour cent de l’effectif, est grandement à déplorer mais elle doit être attribuée aux causes suivantes : bien qu’ayant pris part à un grand nombre d’exercices d’évacuation [ce qui est faux, NDLA], ils ne se sont pas rendu compte de la gravité du danger auquel ils se sont trouvés exposés lors du torpillage.
« C’était de jeunes recrues récemment levées dans les villages de l’intérieur du Sénégal et ne connaissant rien des choses de la mer. Il est à observer aussi que les embarcations se sont éloignées trop rapidement vers la terre. Elles auraient pu, en effet, si elles étaient restées sur les lieux, bien que très chargées [faux encore, NDLA], aider les tirailleurs noirs à gagner les radeaux. Beaucoup en effet ont dû périr de froid et d’épuisement bien que soutenus par leurs ceintures de sauvetage. »
Les embarcations sont arrivées à l’anse aux Vieilles avec 195 rescapés, alors qu’elles avaient une capacité de 324 personnes… soit une différence de 129, voire plus, car le beau temps et la proximité de la terre autorisaient ce jour-là une surcharge. En outre, il n’y avait pas urgence à quitter la zone… Si 73 Européens sont montés sur les radeaux, initialement prévus pour les Africains, il n’est pas certain qu’on aurait laissé embarquer des soldats noirs dans les baleinières qui ne leur étaient pas destinées. Pour choquante qu’elle soit, cette discrimination était courante dans les mentalités de l’époque…
Le drame du Sequana n’est pas « ordinaire » car il aurait sans doute pu être évité : la route prescrite était imprudente, le point de rencontre avec l’escorteur Alerte n’était pas fixé, et quand bien même il l’aurait été, l’escorte n’aurait pas forcément suffi… Mais les circonstances liées au naufrage ne sont pas ordinaires non plus : les exercices d’abandon menés sans les tirailleurs, les baleinières de sauvetage réservées aux Européens, débordées du navire alors qu’elles n’étaient pas pleines, les hommes de quart désertant la passerelle après l’explosion, l’absence d’informations sur le rôle du lieutenant français responsable des tirailleurs… cela fait beaucoup pour un équipage qui a pourtant reçu un témoignage officiel de satisfaction soulignant « son attitude disciplinée et dévouée lors du torpillage »…
Et que dire de ce contingent de tirailleurs africains qui a perdu la moitié de son effectif avant d’arriver au front ? Combien de ces jeunes ont-ils revu leur village ? Ce n’est pas sans un certain malaise que je referme le dossier de cette tragédie de la mer et de la guerre… Un mouvement est lancé pour honorer la mémoire de tous les tirailleurs africains, et je souscris entièrement à cette démarche.
Encadrés
Le paquebot-mixte Sequana
Le City of Corinthe est un paquebot mixte – passagers et marchandises –, construit à Belfast en Irlande, en 1898, pour l’Ellerman City Line. Il est renommé Sequana à son rachat en septembre 1912 par la Compagnie de navigation Sud-Atlantique, une filiale des Chargeurs Réunis, qui dessert les ports d’Amérique du Sud, avec une escale à Dakar à l’aller et au retour.
La longueur du navire entre perpendiculaires est de 138 mètres, sa largeur hors-tout de 16 mètres. Il déplace 12 000 tonnes avec un port en lourd de 7 200 tonnes. Il jauge brut 5 557 tonneaux et net 3 497 tonneaux. Grâce à sa machine à vapeur à triple expansion (il chauffe au charbon), il a une vitesse de croisière de 11 nœuds.
Les tirailleurs sénégalais
Environ 200 000 tirailleurs d’Afrique occidentale française (AOF) ont été engagés dans la Grande Guerre. Ils étaient d’abord rassemblés dans des camps pour recevoir une formation. En Aquitaine, cette structure était établie au Courneau, le long du canal reliant l’étang de Cazaux au bassin d’Arcachon, un lieu insalubre et humide.
Les premiers tirailleurs y ont été accueillis en avril 1916 dans des baraquements aménagés pour 80 personnes, qui en compteront très vite 120. La nourriture est insuffisante et les conditions de vie difficiles entraînent des maladies et une mortalité importante (940 tirailleurs africains reposent à La Teste-de-Buch), ainsi que quelques cas de rébellion.
Certains tirailleurs seront gardés bien après la fin de la guerre : ainsi ceux qui étaient embarqués sur le paquebot Afrique le 9 janvier 1920 venaient du camp du Courneau, que d’aucuns ont surnommé « le camp de la misère ».
Décorations et citations
Le capitaine Prudenti a demandé des décorations pour des officiers ou passagers du Sequana. Certaines semblent agacer les autorités et se soldent par des refus secs. Une lettre signée de 190 passagers est adressée de l’île d’Yeu dès le 8 juin 1917 au ministre de la Marine pour saluer « la belle conduite du commandant Prudenti » et demander pour lui la Légion d’honneur.
Prudenti est cité à l’ordre de l’armée le 16 juillet 1917. Mais la Légion d’honneur se fait attendre : il ne sera nommé chevalier que le 7 mai 1919 « pour le sang-froid et le courage dont il a fait preuve lors du torpillage de son bâtiment, à bord duquel il avait fait prendre les meilleures dispositions de sauvetage ».
D’autres sont également cités à l’ordre de l’armée le 16 juillet 1917 : il s’agit de Thioreau, sous-intendant, Escourre, cambusier, Layas, chauffeur, Baba N’Diaye, soutier, « indigène sujet français » ; à l’ordre de la brigade : Berretti, contrôleur service postal, Barreau, télégraphiste, Étienne, second capitaine ; à l’ordre du régiment, enfin : Plachot, deuxième mécanicien et Tallec, premier maître de timonerie.
Ernest Prudenti embarque à nouveau quelques jours après le naufrage comme second du paquebot Alesia de la Compagnie Sud-Atlantique. Le 6 septembre 1917, en se rendant de Cardiff à Bordeaux, il est torpillé à 40 milles au nord-ouest d’Ouessant… Il sera ensuite affecté à des postes de second sur les paquebots des Chargeurs Réunis ou de la Sud-Atlantique jusqu’en janvier 1920. Il commandera encore un vapeur et deux paquebots, avant de terminer sa carrière.