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Par Virginie de Rocquigny – Les Gardiens de la côte (Gward an Aod) pratiquent l’archéologie vivante embarquée. À la barre de Brioc, un curragh de 11 mètres, bateau à la peau de cuir, aux manœuvres en chanvre et aux voiles en lin, ils ont traversé la Manche en 2023 et comptent rallier l’île d’Iona aux Hébrides. Entre recherche médiévale et reconstitution historique, ce drôle d’équipage, mené par Ingwenog Jaouen, entend vivre et naviguer comme au Xe siècle.
Ingwenog Jaouen se souvient parfaitement de sa rencontre avec Brioc dans le petit port de Paluden, à Landéda. Le curragh appartenait alors à un artiste, François Breton, qui manquait de temps pour prendre soin de ce bateau fait d’une ossature de bois enveloppée de cuir. « Il était bâché, un peu coulé, se souvient le jeune marin, originaire du pays Pagan. On a enlevé le taud, j’ai vu sa charpente… Je suis tombé amoureux. » Le propriétaire fait confiance au jeune homme échevelé dont les yeux brillent un peu trop fort pour qu’on lui refuse quoi que ce soit. Il accepte de lui laisser l’embarcation à disposition.
À cette époque, Ingwenog a terminé ses études aux Beaux-Arts de Brest, où il a davantage trompé son ennui en regardant le goulet que confirmé sa vocation artistique. Un passage comme gabier dans la mâture de l’Hermione a achevé de le convaincre que sa place se trouvait en mer sur des bateaux en bois. Avec Brioc, l’objectif est clair : il s’agit d’appliquer le principe de l’archéologie expérimentale en naviguant comme au Xe siècle, période de prédilection de la compagnie Ar Soudaded (« les soldats », en breton), créée par l’un des neuf frères d’Ingwenog en 2018. Ar Soudaded, basée dans le pays Pagan, s’intéressait jusqu’ici plutôt aux arts martiaux ; elle rassemble de jeunes mordus du Moyen Âge qui aiment passer leurs week-ends à combattre en armures et à dormir sur des peaux de bête…
Brioc leur offre un nouveau terrain de jeu. Long d’un peu plus de 11 mètres, il a été construit en 1999 à Saint-Brieuc, autour de Louis Bocquenet et d’une association qui se lançait à la fois dans un défi technique et une aventure sociale. Il ne s’agit pas d’une réplique mais d’une hypothèse navigante. Seule l’hagiographie de certains saints permet de savoir que de grands curraghs ont existé.
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©Coll. Gward an Aod
« Malheureusement, il n’y a aucun reste archéologique de ces bateaux faits d’une armature de bois et de pièces de cuir cousues entre elles, déplore Ingwenog Jaouen. Leur présence en Manche est néanmoins attestée par diverses sources écrites, notamment La Guerre des Gaules de César et le Voyage du saint abbé Brendan (Navigatio sancti Brendani abbatis), texte qui mêle des descriptions précises de la navigation et du bateau à des visions fantastiques. Le curragh breton ressemble d’ailleurs fortement au Brendan, curragh océanique avec lequel l’historien et explorateur britannique Tim Severin a parcouru l’Atlantique nord à la fin des années 1970. La jeune association s’appuie aussi sur les travaux de Jean-Christophe Cassard, spécialiste de la Bretagne médiévale et auteur de l’ouvrage Les Bretons et la mer au Moyen Âge. Les sources picturales sont également précieuses, à commencer par les enluminures de La Bible de Maciejowski qui datent du XIIIe siècle.
Une passion pour la reconstitution historique qui vient du Seigneur des Anneaux entre autres
Les premières sorties des Ar Soudaded à bord de Brioc se déroulent à la journée devant l’Aber Wrac’h. Le gréement, récupéré auprès de François Breton, n’a rien d’historique puisque le curragh est alors gréé en lougre, avec des voiles au tiers en fibres synthétiques, mais l’impression du voyage dans le temps est déjà là, et il commence avec la puissante odeur du curragh. Ingwenog rêve déjà de conduire Brioc jusqu’à la fête médiévale des Remparts de Dinan, où il a grandi et nourri son goût pour l’histoire en défilant en costume avec épées, chevaux et armures. « Cela a rendu très tôt l’histoire vivante et préhensible », explique-t-il. Cette passion pour la reconstitution historique est le ciment des Ar Soudaded, certains avouant n’avoir jamais vraiment décroché des chevaliers Playmobil, d’autres ayant lu Le Seigneur des Anneaux quatorze fois dans leur chambre d’adolescent. Dans la bande, pourtant, peu sont amarinés.
Ingwenog évoque à demi-mots l’idée du voyage jusqu’à Dinan à François Breton, toujours officiellement propriétaire de Brioc. « J’avais peur qu’il soit réticent. Finalement, c’est lui qui nous a encouragés à aller encore plus loin et à emprunter la Rance et la Vilaine pour boucler un vrai tour de Bretagne ! » L’aventure du Tro Brioc est lancée : deux mois durant, ils vont faire valoir un savoir-faire marin et médiéval en reconstituant la vie probable d’hommes de mer du Xe siècle. Brioc quitte Guissény à l’été 2018 : il longe la côte nord, quitte la Manche pour gagner l’Atlantique ; en baie d’Audierne, il remonte le Goyen pour rejoindre l’association de l’archéosite de Pont-Croix 1358, avec laquelle ils ont noué des liens solides.
L’équipage remet la main sur les voiles carrées en lin d’origine
Ce premier voyage les enchante. Brioc est stable et se révèle souple sur la houle. S’il remonte peu au vent, il marche bien par petit temps. En baie de Saint-Brieuc, il atteint les 6 nœuds. Il permet le rase-cailloux et l’échouage dans des mouillages idylliques. Pour les manœuvres de port, ou en l’absence de vent, « on sort les avirons ». Partout où il passe, le curragh et sa joyeuse troupe attirent la sympathie et la curiosité. Surtout, Brioc offre un billet à peu de frais (3 euros de caisse de bord par jour et par personne) pour un fabuleux voyage dans le temps auquel ses jeunes équipiers, maintenant qu’ils y ont goûté, ne sont pas prêts de renoncer.
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©Coll. Gward an Aod
Malheureusement, dès son retour dans le Finistère, le curragh coule sur une plage de la baie de Guissény. Rempli d’eau, il s’ensable. Une impressionnante chaîne de solidarité se met en place, à coup de tractopelle. Verdict : une partie de l’enveloppe de cuir est à solidifier. S’ensuivent dix-huit mois de chantier, réalisés entièrement avec des bénévoles. La coque en cuir est renforcée. Ce n’est qu’une des nombreuses fois où il faudra se glisser dans les entrailles du bateau, entre la coque et le cuir, pour le recoudre, le regraisser, le goudronner. L’équipage remet la main sur les voiles carrées en lin d’origine. La toile prend une profonde couleur rouge par tannage à l’écorce de châtaignier. Les cordages sont dorénavant en chanvre. Ils seront goudronnés après un an d’expérimentation, et pas mal de ruptures, les fibres naturelles moisissant rapidement. L’association Gward an Aod (Les Gardiens de la côte) est créée en 2020 afin de dissocier la dimension maritime des activités martiales d’Ar Soudaded.
À l’été 2020, le curragh s’élance pour un voyage dans le Finistère jusqu’à Ouessant puis Douarnenez. Chaque navigation apporte ses enseignements à l’équipage à travers des allers-retours fertiles entre documentation et dialogue avec des universitaires de toute l’Europe. Dans le Finistère, au Centre de recherche bretonne et celtique, le professeur d’histoire médiévale Julien Bachelier suit de près leur projet. Des archéologues de l’université suédoise de Göteborg, à l’origine d’un programme sur les habitants côtiers entre la Norvège et le Portugal, s’intéressent aussi à leurs expériences et viennent effectuer des relevés de performance à l’aviron à bord de Brioc.
Leurs principales sources concernant la navigation se trouvent dans les sagas nordiques. « En apprivoisant peu à peu les capacités du bateau, on découvre par exemple des choses sur les itinéraires qui devaient être empruntés à l’époque, explique Ingwenog. À Ouessant, on voulait aller à Lampaul. Mais le vent et le courant contraires nous en empêchaient. Nous avons donc changé notre programme pour gagner une crique bien protégée : les Ouessantins nous ont ensuite raconté que c’était précisément là que le premier saint irlandais, Saint Paul Aurelien, serait arrivé au VIIe ou VIIIe siècle… »
"On a l’impression d’être dans la BD de notre héros commun d’enfance, Thorgal!"
Une nuit, le jeune capitaine affronte un coup de vent imprévu. L’équipage, non aguerri, épuisé et frigorifié par la pluie, n’en peut plus. Le vent ne tourne pas comme prévu, les vagues déferlent, les cartes en papier partent en lambeaux… Seul un équipier, embarqué par hasard le matin même, tient le choc. La mer étant trop forte, Ingwenog décide de mettre en fuite. Il découvre alors que le curragh se comporte extrêmement bien. « Aucune déferlante ne rentre, on arrive à manœuvrer, j’ai le cœur serré pour l’équipage mais on se regarde avec mon coéquipier qui tient la barre latérale, et on est hyper heureux : on a l’impression d’être dans la BD de notre héros commun d’enfance, Thorgal ! » C’est une révélation. Depuis, il fait entièrement confiance à ce bateau, qui ne l’a jamais trahi.
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©Coll. Gward an Aod
Lors de ce même voyage, après une escale douarneniste, l’équipage est contraint de souquer ferme pour passer le raz de Sein à l’aviron. « On accueille vraiment tout le monde à bord de Brioc mais il faut quand même être en bonne forme physique, reconnaît Valentin Munoz. Sur cette navigation, on a ramé dix heures de suite. » Pour se donner du courage, on chante, notamment ce qui est devenu l’hymne du bateau, An Alarc’h, un chant populaire breton tiré du Barzaz Breiz.
Brioc s’appuie souvent sur des équipages de novices. « Ça marche très bien quand les gens n’y connaissent rien, à condition qu’on leur fasse confiance, explique Ingwenog. Et cela fait écho à l’histoire des curraghs. On connaît souvent les voyages des moines mais il s’agissait d’un phénomène de migration complet. Ces bateaux de migrants transportaient des gens qui n’avaient pas forcément d’expérience de la mer. » Plus étonnant, le jeune capitaine constate que c’est souvent plus compliqué avec des marins aguerris. « Un jour, plusieurs anciens de l’Hermione sont venus, des habitués des voiles carrées. On a foiré toutes nos manœuvres ! Trop d’anticipation, trop de certitude, pas assez d’adaptabilité… » Après ces navigations en Bretagne, tous et toutes rêvent déjà du prochain voyage : la traversée de la Manche, puis le voyage vers l’Écosse. « On a vite eu dans l’idée de lancer des expéditions maritimes pour se mettre le plus possible en condition, explique Valentin. Ce qui est intéressant, c’est qu’une vague de 3 mètres il y a mille ans, c’est pareil qu’une vague de 3 mètres aujourd’hui. On peut donc pousser la recherche scientifique assez loin. » Mais avant de se lancer dans un tel périple, le curragh a besoin d’un chantier d’envergure.
Été 2022 : un hangar de Kerlouan abrite Brioc. Une quinzaine de bénévoles s’affairent six jours sur sept autour du bateau. Si le curragh ne compte qu’une dizaine de places, il nécessite au fil des ans l’énergie d’une centaine de personnes. De nouveaux avirons sont taillés, les coutures sont consolidées, le cuir et les bouts en chanvre, goudronnés… De nouvelles voiles sont entièrement cousues à la main, avec les conseils de Simon Brochard, professionnel spécialisé dans le gréement historique.
Pour la plupart des équipiers, cette navigation est une première
Il y a là des marins, des universitaires et de simples curieux. « Je dirais que la moitié des bénévoles vient du monde de la reconstitution historique, estime Valentin. Pour les autres, c’est très varié. On a eu par exemple un randonneur qui, après avoir vu le bateau sur une plage, a renoncé au GR34 pour nous aider tout l’été ! »
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©Coll. Gward an Aod
Le grand départ a lieu en 2023 depuis le havre du Yaudet, près de Lannion dans les Côtes-d’Armor, où Brioc a rejoint un rassemblement de curraghs. Las, les conditions météo les poussent à faire demi-tour et à gagner Brignogan, sur la côte nord du Finistère. Second essai à la fin du coup de vent, dans les restes de la dépression. Certes, les vagues de 5 mètres de 2023 sont les mêmes que celles du xe siècle… mais le franc-bord du bateau aussi. « Je ne voyais pas des vagues : j’avais l’impression de voir des îles qui se déplaçaient autour de nous », se souvient Valentin. Sur toute la traversée, une seule vague entre dans le curragh en tapant dans la dérive latérale. Pour la plupart des neuf équipiers, cette navigation hauturière est une première, avec son lot de frayeurs et d’éblouissements. « Les dauphins nous ont accompagnés, ils faisaient des arabesques lumineuses tout autour du bateau, dans le plancton, évoque Valentin. À la relève du quart, une comète a explosé, c’était incroyable ! » Les nouvelles voiles, plus grandes, permettent de gagner en performance. Barrer Brioc a tout du bras de fer, « mais c’est toujours une partie de plaisir », confie Alexandre Aubry, arbaletier d’Ar Soudaded.
Le confort du bord est… médiéval. Une auge est installée au pied du mât en guise de lest, de foyer et d’âme, puisque c’est autour de cette massive pièce de granit que l’équipage se réunit le soir tombé. Pas de briquet pour allumer le feu mais de l’acier, un silex et de l’amadou. À bord, pas de chocolat, de pommes de terre, de café, de tomates, de sucre… David Vert, fils de cuisinier, s’est chargé des repas lors du voyage de l’été 2023 sur les côtes anglaises. « L’une des sources principales est le capitulaire de Willis, un document datant de Charlemagne, qui liste les plantes dont la culture était préconisée dans les jardins du domaine royal. J’ai combiné ça avec des travaux d’universitaires sur l’alimentation médiévale. » Gruau au petit déjeuner, pain plat frit à l’huile… Dans l’auge de Brioc, celui qui se fait appeler Sven lorsqu’il porte son costume historique a donc mitonné des recettes tout droit venues du Moyen Âge. Les vivres sont conservés dans des pots en terre. « En cuisine aussi on pratique l’archéologie expérimentale, précise David. La prochaine fois, j’aimerais mener des expériences autour des salaisons. »
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©Coll. Gward an Aod
Les marins s’habillent de laine et de lin. Quelques vêtements de surplus servent aux équipiers de passage, qui ne sont pas familiers avec la reconstitution. Valentin a cousu la sienne à la main, en s’appuyant sur des sources archéologiques du Xe siècle, notamment des enluminures. « Coudre soi-même permet de se rendre compte de la valeur de ce que l’on porte, apprécie Valentin. Quand tu as mis quatre jours à faire ta tenue, tu n’en feras pas un chiffon ! » Les hommes portent des chausses de laine, des braies, ainsi qu’une côte, un vêtement ample comme une robe qui descend jusqu’aux genoux. Les femmes enfilent de larges robes, ou la même tenue que les hommes. La laine prend l’humidité mais se réchauffe avec le corps et les cirés ne manquent à personne.
Les affaires personnelles doivent tenir dans une sacoche en cuir. Chacun dispose donc d’une ou deux tenues, d’une peau de mouton ou de renne en guise de matelas, et de couvertures pour dormir. Deux tentes de laine protègent le bateau de la pluie au mouillage, les voiles de lin non enduites étant trop fragiles et sensibles à la lumière et à l’humidité pour cabaner.
Loin d’être vécu comme une contrainte ou un renoncement, chaque petit pas vers plus d’historicité apporte, du point de vue de l’équipage, davantage de confort et de simplicité à bord. L’amphore, puis le tonneau, installés à un poste fixe s’avèrent ainsi plus pratiques que les jerricans en plastique stockés sous le plancher pour conserver l’eau ; l’auge s’adapte mieux à la cuisine sur un bateau ouvert qu’un réchaud à gaz. Le soir, à la lumière des bougies et des lanternes, l’équipage se tient chaud et savoure. « J’ai souvent eu l’impression d’être dans un film, entourée de tous ces matériaux naturels, qui prennent si bien la lumière », se souvient Judith Böye, une savoyarde de vingt-deux ans. Dernier détail historique, et pas des moindres : on ne porte pas de montre à bord de Brioc. Ainsi l’observation du soleil devient un réflexe et les quarts se pratiquent au bon sens. « On fait attention à son ressenti et à celui des autres plutôt qu’à une contrainte horaire, remarque Ingwenog. Cela crée une cohésion d’équipe hyper intéressante. »
Si l’on chante volontiers en breton à bord du curragh, cette dimension linguistique questionne l’équipage, dont une partie est bretonnante. « Le problème, c’est qu’on a de grosses lacunes de vocabulaire, déplore Ingwenog. Il y a beaucoup trop de traduction du français dans les termes de navigation. Or, la langue est intéressante quand elle témoigne d’une forme d’intelligence. Un mot peut justifier par exemple la façon dont on décrit la mer et influencer la façon dont on navigue. Si c’est juste une traduction, une retranscription, ça n’a pas d’intérêt. » Jusqu’ici, le breton est peu utilisé à bord mais certains aimeraient pousser la démarche et donner par exemple tous les ordres en breton.
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©Julien Danielo
L’équipage malmène en revanche sans hésiter la rigueur historique pour tout ce qui touche à la sécurité. « Les personnes qui embarquent ont en général travaillé sur Brioc. Elles me font confiance, elles font aussi confiance à leur travail : elles savent que le bateau est en cuir cousu mais que le moindre point a été fait avec attention. » Le curragh est équipé d’un radeau et de combinaisons de survie, de gilets de sauvetage et d’un ais. Seul le chef de quart suit la navigation sur le gps. À des fins pédagogiques, le barreur utilise plutôt le compas solaire pour garder son cap. « À l’époque, les marins se dirigeaient avec le vent, le soleil, les étoiles, le sens des vagues, et ils suivaient les animaux marins. Leur connaissance de la mer était vraiment importante, relève Valentin. La navigation historique, c’est réapprendre ces choses-là. » Après un passage sur Brioc et forts de cette expérience assez extrême, plusieurs néophytes ont choisi de s’orienter vers des carrières de marin professionnel.
Après trente heures de navigation, Brioc s’abrite dans une petite crique de la baie de Falmouth, au pied d’une église du XIIIe siècle, St Just in Roseland, avant de caboter en Cornouailles. Partout sur la côte, les Anglais les accueillent chaleureusement et l’équipage n’hésite pas à proposer quelques démonstrations de combat médiéval sur les quais. Après ce premier voyage, Brioc reste hiverner en Cornouailles. Laisser le bateau a tout d’un crève-cœur. Il faut s’arracher à la vie en mer et au Moyen Âge pour monter à bord d’un ferry climatisé…
Cette traversée de la Manche a changé la donne. « Jusque-là, on passait pour des rigolos un peu zélés. Il fallait qu’on fasse nos preuves pour avoir une considération qui ne soit plus seulement intellectuelle mais aussi maritime », explique Ingwenog. En 2024, Brioc a poursuivi sa remontée vers l’Écosse en poussant jusqu’au pays de Galles. Dès mai 2025, il filera vers le nord. Le but final de l’expédition se trouve dans l’archipel des Hébrides : l’île d’Iona.
Un birlinn, bateau emblématique des cultures celtiques
Au gré de leurs recherches sur l’habillement martial, les médiévistes sont tombés sur la photo d’un gisant écossais, tenant un écu sur lequel est représenté un bateau qui les a intrigués : « Il s’agit d’un birlinn, un bateau à clins emblématique des cultures celtiques et beaucoup représenté en Écosse, précise Ingwenog. À la différence des navires vikings, il a un gouvernail dans l’axe et un début d’étambot. » Or, ce bateau fait penser à l’unique épave médiévale recensée et fouillée sur le littoral français, Aber Wrac’h 1. Découvert en 1985, cette unité à clins de 25 mètres est très bien conservée. « Les fouilles ont permis d’y trouver un denier anglais, signe que ce navire évoluait dans la Manche, révèle Ingwenog. De notre voyage jusqu’à l’île d’Iona, on ramènera donc du nouveau pour notre prochaine embarcation : Aileach. » Ce voyage est aussi une quête personnelle pour le marin, qui espère faire baptiser son jeune fils au monastère d’Iona et voyager sur les traces de son grand-père amiral, Hervé Jaouen, dont la légende raconte qu’il a vu le monstre du Loch Ness…
Fidèle à sa vocation d’explorer les lacunes de l’histoire maritime bretonne, Gward an Aod prévoit donc la construction d’une nouvelle « hypothèse navigante » qui fera le lien entre cette représentation écossaise et l’épave bretonne. « Notre birlinn fera 14 mètres de long, précise Ingwenog. C’est moins grand que l’épave bretonne mais en termes de structure, nous utiliserons la même méthode d’assemblage. Comme pour Brioc, c’est une hypothèse navigante : à partir des techniques de l’époque et de sources lacunaires, nous fabriquons un objet probable », confie Ingwenog, habitué à avancer sans certitude.
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et chanvre avant de remonter encore plus nord vers les Hébrides.
©Coll. Gward an Aod
Ce nouveau projet les replonge dans les recherches historiques ; ils s’appuient notamment sur les travaux d’Alexandra Grille, l’archéologue qui a mené les fouilles sur Aber Wrac’h 1, et révélé qu’elle était calfatée avec de la mousse et non de la laine, comme le faisaient les Vikings. L’association se lancera dans ce nouveau défi après le retour de Brioc en Bretagne en 2026. La construction sera confiée à Bleuenn Chorlay et Benoît Cayla, charpentiers à Landéda, accompagnés de bénévoles.
Reste à trouver le budget, estimé à 100 000 euros, un gros montant pour une association qui vit chichement grâce à des prestations de reconstitution historique et quelques subventions. Pour imaginer ce birlinn, Gward an Aod s’est notamment référée à l’épave irlandaise du Drogheda Boat, à des gravures écossaises et aux travaux de Colin Mudie, architecte naval écossais qui a imaginé plusieurs répliques de birlinn. Les plans ont déjà été dessinés par Jonathan Grattepanche, dans le cadre de sa formation à l’iut de Lorient-Pontivy en architecture navale et ingénierie marine. De la modélisation 3D qu’il avait conçue ne restent que des captures d’écran… l’ordinateur a brûlé. Un clin d’œil des moines, sans doute. ◼