©Tuul and Bruno Morandi/Alamy Banque D’Images

Par Balthazar Gibiat - Merveille d’ingénierie imaginée il y a deux cents ans, le canal de Nantes à Brest est inauguré en grandes pompes en 1858 par Napoléon III et Eugénie, au terme d’un chantier dantesque. Cet imposant ouvrage a vivifié la Bretagne intérieure avant de sombrer dans un profond sommeil. Grâce à l’enthousiasme de passionnés, et aux milliers de flâneurs qu’il attire, il s’éveille à nouveau depuis quelques années. Est-ce l’annonce d’une résurrection durable ?

Le 7 décembre 1977, le Mistral, dernier automoteur encore en activité sur le canal de Nantes à Brest, déchargeait une ultime cargaison de sable à Malestroit. Cent trente-cinq ans après son ouverture, l’artère qui avait irrigué le centre de la Bretagne perdait sa vocation marchande. La fin d’une époque. Mais peut-être aussi l’aube d’une autre. Huit ans plus tôt, un premier bateau de plaisance avait franchi l’écluse de Malestroit, annonçant un hypothétique avenir pour la voie d’eau brutalement frappée d’obsolescence. En 1977 aussi, le rallye Anne de Bretagne, entre Redon et Josselin, clamait que la fin de l’exploitation commerciale ne pouvait signifier la disparition de toute vie sur le canal. La reprise d’une activité nautique n’en restait pas moins incertaine. Vaincu par l’asphalte, le canal allait d’abord s’effacer pendant des lustres, se figeant peu à peu dans la vase et la torpeur, ses riverains eux-mêmes lui tournant le dos.

Et voici que depuis une petite décennie, il réapparait à nouveau sur les cartes d’une région que les profanes résument souvent à ses côtes, oubliant qu’en Kreiz Breizh aussi, des embarcations ont laissé leur sillage. Ce retour en grâce, le canal le doit notamment à une poignée de passionnés, tel Jacques Guillet, auteur de livres essentiels, dont la contribution a été décisive pour mobiliser les énergies, raviver la mémoire du canal, et révéler son étonnante histoire.

Celle-ci débute alors que le siècle de l’industrie est encore au berceau, ses babillages couverts par le vacarme des canons. Et c’est justement le conflit opposant la France à l’Europe qui précipite l’avènement du gigantesque ouvrage. Pour ravitailler ses arsenaux, gênés par le blocus naval anglais, Napoléon Ier décide en effet de donner vie à un projet qui dort depuis quelque temps dans les armoires des ci-devant États de Bretagne.

Depuis longtemps, déjà, on sait domestiquer les rivières sauvages pour les asservir à des objectifs militaires ou économiques, notamment dans l’ouest de la France. Le canal à bief de partage a permis de faciliter la navigation sur la Vilaine : entre Rennes et Redon, dix écluses sont construites vers 1580. Cinquante ans plus tard, Malestroit aménage celles de Rieux et Beaumont, permettant au bourg isolé de développer un commerce sur le cours régulé de l’Oust.

On consulte l’Académie des sciences

Ces progrès inspirent aux États de Bretagne l’idée d’une voie d’eau intérieure autorisant un trafic régulier à travers toute la province. Dès 1627, les parlementaires envisagent de canaliser l’Aulne entre Brest et Carhaix, mais l’idée ne dépasse pas le stade du projet faute de subsides. En 1746, le comte François-Joseph de Kersauson présente un plan de « route navigable » continue entre Brest et Nantes. Il assure qu’en traversant un territoire enclavé et miséreux, elle constituerait « le moyen le plus efficace d’étendre le progrès de l’agriculture, du commerce et de l’industrie et de vivifier cette province ». Une hypothèse renforcée par la Carte des routes et chemins de Bretagne, dressée en 1765 par le géographe du roi, qui pointe l’insigne faiblesse d’un réseau à peine carrossable, rendu impraticable les deux tiers de l’année par la végétation et les intempéries. Sans doute aiguillonné par ce constat peu flatteur, le parlement breton met donc sur pied en 1783 une commission de navigation intérieure, chargée d’étudier la faisabilité de l’affaire. On consulte les brillants esprits de l’Académie des sciences, on dépêche ses ingénieurs sur le terrain, rapports, relevés topographiques et devis s’entassent. Mais le plan présenté à Louis XVI, jugé trop ambitieux et coûteux, est refusé et retourne à l’état de chimère, d’autant plus lointaine que l’immense chantier révolutionnaire ajourne bientôt tous les autres, mettant fin au parlement breton et à son projet…

Ce dernier va pourtant renaître. L’Angleterre, forte de son écrasante supériorité navale, instaure en 1803 le blocus des ports français. Relier par terre Brest et Lorient, fleurons de la puissance impériale asphyxiés à petit feu, pour les approvisionner en vivres, armes, munitions et combustible d’ordinaire livrés par mer, devient un impératif vital pour le Premier Empire. Début 1804, Napoléon Ier charge donc le géographe Guy Joseph Bouessel, ancien membre de la commission de navigation, de concrétiser ses plans.

Détail d’un tableau de Jean-François Hue sur le port de Brest (1795), avec ses vaisseaux de guerre et le château en arrière-plan, vus depuis la rive droite de la Penfeld.
©Archives Charmet/Bridgeman Images

Dès le printemps, l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées est à pied d’œuvre sur le terrain. Sur le papier, le tracé envisagé a été facilement organisé en trois sections : Nantes-Redon, Redon-Pontivy et Pontivy-Brest. En pratique, ce sera une autre paire de manches : orchestrer, à travers le complexe relief armoricain, le ballet d’une douzaine de fleuves et rivières, et relier les quatre bassins fluviaux de la Loire, de la Vilaine, du Blavet et de l’Aulne, en assurant leurs jonctions par des points de partage des eaux. Si pour les tronçons Loire-Vilaine et Blavet-Aulne, Bouessel suit scrupuleusement les plans de 1783, il est contraint d’innover entre la Vilaine et le Blavet, empruntant l’Oust sur une plus grande portion que prévu, et faisant creuser dans le plateau de Rohan un bief de partage long de 5 kilomètres agrémenté d’un fantastique escalier d’écluses. Une difficulté supplémentaire imposée par la gloire nouvelle de Pontivy, dont la situation privilégiée n’a pas échappé au stratège corse, qui vient de la rebaptiser Napoléonville !

À l’arrivée, 20 pour cent du canal, soit environ 75 kilomètres, sera entièrement artificiel, et son parcours sera scandé par trois biefs de partage des eaux, dont le franchissement exigera des prouesses d’ingénierie et de formidables efforts humains. Le premier, à Bout-de-Bois près de Blain, en Loire-Atlantique, sera un amuse-bouche avalé à 20 mètres d’altitude ; dans le Morbihan, il faudra grimper à près de 130 mètres et à Glomel, dans les Côtes-d’Armor, à plus de 180 mètres.

Les finances étant grevées par l’effort de guerre, les travaux ne débutent qu’en 1811. Le 7 septembre, en présence de l’empereur, la première pierre de l’écluse n° 235, entre Port-Launay et Châteaulin, est posée, tandis qu’à l’autre bout du tracé, on s’attaque à la « traverse de Nantes ». Pour nourrir leurs ambitions, les régimes autoritaires ne lésinent pas sur la chair fraîche. Dès 1812, un camp ouvre dans les landes de Jarriais, près de Saffré. Il accueille bientôt un millier de prisonniers de guerre espagnols, réquisitionnés pour creuser, dans des conditions épouvantables, le premier des biefs de partage joignant l’Erdre et l’Isac. Ailleurs, une main-d’œuvre « libre », hommes, femmes et enfants de plus de dix ans, trime pour des salaires misérables accordés par les entreprises concessionnaires. Les accidents, bien entendu, sont légion.

Plan du bassin à flot du port de Redon. Lié au canal de Nantes à Brest, son creusement débute en 1836 et il est inauguré en 1855. Il permet à Redon de développer un trafic important qui atteint 70 000 tonnes en 1882.
©Gallica.bnf.fr/Bibliothèque Nationale de France

Mais, déjà, l’Aigle vacille. Le canal cesse d’être une priorité. À la chute de l’Empire, le chantier à peine entamé s’arrête net. Il va reprendre huit ans plus tard, quand une nouvelle Compagnie des canaux de Bretagne aura réuni les fonds nécessaires. Sous la direction de Bouessel, toujours là, l’ingénieur Jean-Marie de Silguy lui donne une nouvelle impulsion. Dans son Finistère natal, comme en Loire-Inférieure, on avance désormais très vite, tout en entamant de nouveaux travaux sur le reste du tracé. Entre Rohan et Pontivy, mille deux cents travailleurs creusent le bief de partage d’Hilvern, joignant l’Oust au Blavet ; cette immense tranchée de plus de 5 kilomètres, profonde de 18 mètres, ouverte à travers schiste, grès et argile, est complétée par une rigole d’alimentation longue de 63 kilomètres…

Le canal va fomenter une véritable révolution agricole

Dans les Côtes-du-Nord, une autre prouesse technique se double d’un désastre humain avec le percement de la tranchée de Glomel (lire encadré). Ailleurs aussi, on casse les cailloux à la pioche : le long des 360 kilomètres du canal, schistes, granites, quartz et argiles, fracassés puis transportés à dos d’hommes, vont servir à construire deux cent trente-six écluses, des quais, des réservoirs, des embarcadères, des maisons éclusières, etc. En 1842, dix ans après celui d’Ille-et-Rance, et cent ans après avoir été imaginé, le canal de Nantes à Brest est enfin ouvert à la navigation. Des travaux complémentaires s’y poursuivent jusqu’à l’inauguration en grande pompe par Napoléon III et Eugénie, débarqués à Brest à l’été 1858. Le chantier a coûté 60 millions de francs (quelque 300 millions d’euros), et duré trente ans…

Vue du canal de Nantes à Brest à Rohan, gravure de Félix Benoist, réalisée entre 1850 et 1860, montrant à gauche une vanne, puis le déversoir et l’écluse à droite.
©The Picture Art Collection/Alamy Banque D’Images

Mais, entre-temps, il a perdu sa vocation de sauvegarde des arsenaux. Son rôle sera donc purement économique, et il va transformer à terme l’Argoat en profondeur. Ses débuts, pourtant, sont poussifs. Il n’existe pas de batellerie bretonne, et la région est pauvre en industrie. C’est donc de l’étranger que doit venir le salut. Lorsque Nantes est relié à Tours par voie ferrée en 1851, de nombreux bateliers de Loire se retrouvent privés de ressources du jour au lendemain. Certains ont alors l’idée d’acheminer en Bretagne la chaux produite par le baron Edmond Heusschen, qui exploite du charbon et le transforme en grande quantité dans le Maine-et-Loire. Ce calcaire va permettre l’essor des cultures dans une région où l’acidité des sols freine le rendement, et le canal, fomenter une véritable révolution agricole.

Ces pionniers se créent progressivement une clientèle régulière sur ses rives. Ils y trouvent aussi des fournisseurs auxquels, pour ne pas rentrer à vide, ils achètent bois et céréales. Habitués à naviguer à la voile, ils doivent louer aux paysans locaux des chevaux pour les haler sur les tronçons artificiels, nouant ainsi des contacts, et déclenchant parfois des vocations. Des Bretons franchissent le pas, embarquent comme matelots, ou achètent leur propre bateau.

Jusqu’en 1860, le trafic est modéré, avec un pic de 10 000 tonnes de fret annuel sur l’ensemble du canal. Puis Napoléon III lui donne un sérieux coup de fouet en faisant construire soixante-deux péniches destinées au transport de houille de Nantes à Brest pour fournir sa marine. L’activité décolle, surtout dans la vallée du Blavet et aux extrémités du parcours, de Nantes à Josselin et de Port-Launay à Carhaix. Entre Châteaulin et Port-Launay, on crée un bassin à flot pour accueillir des unités de haute mer. Idem à Redon, où le bassin sur la Vilaine, profond de 7 mètres, peut recevoir de grands voiliers et des bateaux à vapeur chargeant jusqu’à 400 tonnes. De quoi stimuler les échanges.

Dès 1870, les écluses sont améliorées pour réduire les temps de trajet. Trente-cinq mille tonnes de matériaux et marchandises transitent bientôt chaque année par la route d’eau : Carhaix accueille la chaux de Loire et le maërl de la rade de Brest. Fort de ces nouveaux engrais, le Centre-Bretagne passe d’une agriculture autarcique à une production céréalière exportée vers la côte. Le long du canal, le prix des terres s’envole. Le Kreiz Breizh fournit aussi des matériaux de construction, bois, pierre et ardoises, extraites d’une quarantaine de sites du Finistère et des Côtes-du-Nord. La majeure partie de cette production, acheminée jusqu’à Port-Launay, est ensuite exportée jusqu’en Normandie sur de petits caboteurs. Sur les quais de Nantes s’entassent les milliers de tonnes de bois coupé dans les Côtes-du-Nord et le Morbihan, dont les forges, comme celle d’Hennebont, fournissent les conserveries du Finistère en fer blanc et en tôle. À Nort-sur-Erdre, on embarque la houille, extraite de la mine de Langen. Le canal véhicule aussi vins, sucre, sel, beurre, volailles, cire, tissus… À l’aube du XXe siècle, le transport par fleuve coûte encore 40 pour cent moins cher que par voie ferrée. L’année 1911 marque l’apogée du trafic, avec 174 000 tonnes de fret.

Dans les années 1930, la famille Coureau – dont on voit ici la mère, le père, le fils, plus un matelot – s’est amarrée au quai Henri Barbusse à Nantes. Elle travaille avec Maria, un chaland construit en 1885, acheté en 1902 à Montjean-sur-Loire.
©Collection Claude Rabet

À la faveur de cette activité, des dizaines de communes se métamorphosent. Le bassin de Châteaulin, dont les habitants ont contribué au financement du bassin à flot et de l’écluse maritime de Guilly Glas, sort de l’isolement, ses quais se parant des maisons cossues des armateurs et négociants. Malestroit profite du commerce florissant, Rohan devient un port très actif, Carhaix, un fourmillant carrefour…

Les « nomades de l’eau » chérissent avant tout leur indépendance

Sloups, goélettes, bricks, chasse-marée et petits vapeurs transforment Port-Launay en port fluvio-maritime, fréquenté par des marins de Saint-Malo, de Morlaix, du Royaume-Uni… Passée l’écluse, se croisent les bateaux d’Hennebont transportant jusqu’à 40 tonnes de bois, de fer ou de charbon, les cahotiers de la Vilaine, chalands plats de 19 à 22 mètres spécialisés dans la pierre, les petits fûtreaux nantais, parfois gréés d’une voile carrée, les gabareaux de Vilaine chargés de sable ou de gravier, les rambertes nantaises, bateaux éphémères de 23 à 27 mètres construits pour un unique voyage au terme duquel ils sont déchirés, les scutes servant aux travaux d’aménagement, les toues, chalands dépouillés de leurs habitacle, les pénettes, qui convoient bois, pierre ou minerai… Et, bien sûr, les fameux chalands de Loire, capables de charger jusqu’à 80 tonnes et pouvant gréer une voile pour la « remonte ». Bacs et vapeurs, dévolus au transport de passagers, sillonnent aussi le canal. Tous n’excèdent pas 26 mètres de long et 4,40 mètres de large pour franchir les écluses, et ont un tirant d’eau inférieur à 1,60 mètre.

Sur l’Erdre, entre Nantes et Quiheix, dans les années 1930, de petits remorqueurs à moteur tractent des convois de péniches ; auparavant, sur cette portion de 22 kilomètres, dépourvue de chemin de halage, il fallait hisser la voile ou pousser à « la bourde », une lourde perche. Ailleurs, les bateliers du canal ont longtemps été des bêtes de somme, ceinturés d’une bricole en chanvre tressé pour tirer leur bateau. Certains naviguent en variant leur itinéraire au gré des marchandises, d’autres privilégient les navettes régulières entre ports d’élection. Les témoignages sur ce premier âge de la batellerie racontent un métier dont la rudesse est tempérée par quelques agréments. Les « nomades de l’eau » chérissent avant tout leur indépendance, mais aussi le cadre paisible de leur labeur, et les relations nouées avec les éclusiers. Embarquant des poules, ils profitent de l’allure réduite pour pêcher, ramasser pommes et châtaignes sur le chemin de halage, et troquer avec les éclusiers un seau de charbon contre des choux, un sac de sable contre quelques salades…

Jusque dans les années 1930, l’éclusier, fonctionnaire des Ponts et Chaussées, reçoit les bateliers, examine les laissez-passer, note le nom du bateau, l’heure de passage, la nature des marchandises. Le fil régulier de ces relations n’est interrompu que durant le chômage, la période d’entretien annuel de la voie d’eau, entre mi-juillet et mi-août, pendant laquelle l’activité cesse totalement. Les uns en profitent pour remettre à neuf le bateau, tandis que les éclusiers procèdent au grand nettoyage : chaque année, deux ou trois biefs sont entièrement vidés et curés, des portes d’écluses démontées, réparées, calfatées, les pierres des bajoyers, débarrassées des mousses, les arbres du halage, élagués, etc.

Trois images montrant différents frets qui circulaient sur le canal : des ardoises sont déchargées à Châteaulin devant un hangar agricole qui stocke grains et engrais ; dessous, à Châteauneuf-du-Faou, c’est du sable qui est débarqué à l’aide de paniers, et à droite, le bateau Sainte-Anne livre de la chaux sur une cale de Pont d’Oust, à Peillac (Morbihan).
©Collection Claude Rabet
©De Nantes à Brest, Jacques Guillet

La première rupture survient en 1930, avec la mise en service de l’usine hydro-électrique de Guerlédan, un barrage qui donne naissance au plus grand lac artificiel breton : la navigation, au cœur même du canal, est définitivement interrompue. Alors que trois ou quatre péniches passaient chaque semaine à Glomel en 1925, elles ne sont plus que deux par mois après le barrage. Les années 1930 voient aussi apparaître les premières péniches automotrices à une hélice, une innovation qui, souligne Jacques Guillet, entraîne une fracture entre de jeunes mariniers trop heureux de ne plus dépendre du cheval et du vent, et leurs aînés pressentant que leur métier va radicalement changer. C’est en effet la fin d’un âge d’or. Le moteur induit l’augmentation du temps de travail : les mariniers naviguent dorénavant tous les jours et parfois jusqu’à quinze heures à la belle saison. De 25 kilomètres parcourus chaque jour, on passe à 100, voire 120 kilomètres. À bord, l’épouse travaille autant que son mari, sans statut ni cotisations retraite. Le regard des riverains change lui aussi, et se fait moins bienveillant à l’égard de ces bruyants automoteurs.

Mais, déjà, un nouveau concurrent arrive, qui va s’avérer fatal pour la batellerie bretonne. Bien plus rapides, les camions peuvent en outre se rendre au plus près des lieux de production et de consommation. La route absorbe rapidement l’essentiel du transport. D’autant que dans cette compétition, le canal souffre de handicaps structurels. Son gabarit de 25,70 mètres sur 4,50 mètres, bien inférieur au Freycinet – 39 mètres sur 5,20 mètres –, et sa faible profondeur, souvent sous les 1,62 mètre réglementaires, limitent les charges. L’étroitesse des écluses et leur nombre ralentissent encore le trafic. Sans compter les forts courants de l’Oust ou de la Vilaine, à l’origine d’accidents, et les aléas climatiques, qui stoppent parfois complètement l’activité, comme les très rudes hivers 1956 et 1963, où les péniches sont prises dans les glaces. La canicule de l’été 1976, entraînant six mois d’arrêt du trafic, sera d’ailleurs le coup de grâce.

Face à la coalition du rail et de la route, le canal n’a aucune chance. Son déclin se précipite à partir des années 1950. Bientôt, on n’y transporte plus que du sable, et sur des tronçons de plus en plus courts. Et quand l’État se désengage en 1957, les départements qui récupèrent la gestion du canal, trop coûteuse pour eux, n’ont pas d’autre choix que de pousser les derniers automoteurs vers la sortie. L’entretien du canal n’étant plus assuré, les rares mariniers encore en activité doivent réduire leur fret pour ne pas talonner, tandis que les maisons éclusières sont vendues à des particuliers.

« On ne pouvait plus naviguer, on raclait le fond partout »

Seule la partie orientale reste un peu active, en sursis. Mémoire vivante du canal, Claude Rabet n’est pas fils de marinier – il a épousé le métier en devenant mousse à treize ans –, mais il garde un souvenir douloureux de ce brutal tombé de rideau. « En 1969, sur le canal d’Ille-et-Rance, j’avais fait mon dernier chargement de pâte de bois. En 1974, ça a été mon dernier chargement de sable. Ensuite, on ne pouvait plus naviguer, on raclait le fond partout… Et puis le canal a été carrément fermé à cause du manque d’eau et d’entretien : ils voulaient le revendre et nous faire disparaître ! » Les derniers Mohicans sont ainsi contraints de déposer les armes dans les années 1970, au moment même où les premiers plaisanciers s’aventurent sur le canal.

Moins connu que l’hiver 1956, celui pourtant très rigoureux de 1962-1963 bloqua la navigation pendant plusieurs jours, les péniches étant prises dans les glaces, comme ici à Guenrouët (Loire-Atlantique). Un chômage forcé très mal vécu par les mariniers qui devaient déjà faire face à la concurrence de la route.
©Association de Sauvegarde du Patrimoine de Guenrouët

Vice-président de l’association des Amis de la batellerie de l’ouest (AMBO), dont il est membre depuis 1987, Claude Rabet tente aujourd’hui « de faire revivre de vieilles boîtes de conserve », pilotant des chalands métalliques rescapés du temps de l’exploitation commerciale. La ville de Redon a ainsi racheté Le Condorcet, sur lequel il a travaillé, et qui est resté échoué à Rennes pendant des années. « On l’a renfloué, on a fait refaire le moteur grippé, et je l’ai redescendu à Redon. On va faire de petits aménagements, même si on n’a pas le droit de trop y toucher, car il est classé monument historique. On voudrait monter des expositions itinérantes pour les scolaires et transporter quelques passagers, on a le droit à douze personnes, pour financer l’entretien du bateau. »

Ce travail, conjugué à celui entrepris par de nombreux autres amoureux du canal, a fini par attirer à nouveau sur lui les regards… et l’attention des pouvoirs publics. Il y avait urgence après des décennies de déshérence. Directeur de Canaux de Bretagne, la structure régionale chargée de valoriser le domaine public fluvial, David Moy rappelle que le passage de témoin fut long et complexe : « Tronçon par tronçon, l’État a rétrocédé propriété et gestion du canal, d’abord aux départements, puis à la Région… mais toujours sans budget ! Aujourd’hui, il n’est plus propriétaire que du tronçon en Côtes-d’Armor, mais c’est le département qui le gère avec la seule aide de la Région (financement à 50 pour cent). Depuis 2010, cette dernière a décidé de reprendre la main pour préserver ce patrimoine naturel et historique, qui unit les cinq départements historiques bretons. »

En 2008, tandis que la Loire-Atlantique devenait propriétaire de son tronçon, la région Bretagne absorbait le segment Redon-Guerlédan. Elle a repris la section finistérienne en propriété en 2018, et en exploitation en 2020. Elle souhaite désormais achever le puzzle avec la portion costarmoricaine, où la navigation reprend depuis peu. Avec ce contrôle direct de l’ensemble de son domaine public fluvial, identifié comme un « levier de développement économique et touristique très important », la Bretagne est ainsi aujourd’hui la seule région française à gérer ses voies navigables.

Pour l’heure, ce sont surtout les promeneurs, à pied et à vélo, qui sillonnent les chemins de halage, bien plus nombreux depuis que les crises en cascade ont universalisé nos besoins d’échappées. Les derniers pointages ont recensé plus de 4 millions de randonneurs flânant à l’année sur l’ensemble des canaux bretons, un chiffre en hausse constante. Le long du seul canal de Nantes à Brest, la fréquentation augmente de 10 à 15 pour cent par an. Cet afflux soudain a incité la Région à trouver des repreneurs pour les maisons éclusières abandonnées afin qu’elles puissent fournir le gîte et le couvert à tout ce beau monde. Les retombées économiques directes de ces « activités d’itinérance » sont estimées à plus de 25 millions d’euros… Sans compter les sommes générées par les excursions vers les sites remarquables qui jalonnent l’itinéraire. Confirmant ce nouvel engouement, Le Routard a publié en 2019 son premier guide consacré aux canaux de Bretagne. De quoi motiver les investisseurs publics.

« Ce réseau, c’est notre pépite ! »

« La Région consacre aux canaux bretons autour de 10 millions d’euros pour l’investissement et 3 millions pour le fonctionnement des 550 kilomètres », détaille Loïg Le Callonnec, qui dirige les équipes du Morbihan et du Finistère, soit une centaine d’agents. Aux grosses réparations sur l’ouvrage et ses berges s’ajoutent les interventions ponctuelles, liées par exemple aux dégâts des crues. Il a de nouveaux sujets de préoccupation, comme la pollution, « problématique chronophage et onéreuse, qui mobilise à elle seule chaque année 1 million d’euros sur l’ensemble des secteurs ». D’autres soucis sont plus anciens : « L’envasement est un phénomène récurrent dans certaines zones. On sait le traiter, mais cela fait trois ou quatre ans que, sur le Morbihan, on est limité à 1 mètre de mouillage au lieu d’1,40 mètre. Les bateaux de location, qui calent 90 centimètres ou 1 mètre, “font la trace”, mais comme on ne navigue plus l’hiver, des atterrissements se créent et ne sont pas nettoyés. Le Covid nous a freinés. En 2022, c’est la sécheresse qui a contraint à fermer le canal dès la mi-août dans le Morbihan. »

Garantir une « ligne d’eau » à peu près constante, à distance suffisante du fond, est pourtant indispensable pour la navigation. En 2018, on dénombrait trois mille cinq cents parcours de bateaux sur l’ensemble des canaux bretons. Celui de Nantes à Brest concentre 62 pour cent des plaisanciers qui les sillonnent. Ils y passent en moyenne quinze jours, dont neuf à naviguer, à trois ou quatre par bateau. Tous apprécient l’accueil aux écluses et les rencontres avec les autres équipages… mais déplorent des aménagements encore insuffisants. « Ce réseau de navigation, c’est notre pépite ! » assure pourtant Anne Gallo, vice-présidente du conseil régional, chargée du tourisme et des voies navigables. Pour que le canal de Nantes à Brest puisse accueillir, selon ses vœux, « la plaisance de demain », il va donc falloir investir massivement.

En suivant l’exemple de la Loire-Atlantique par exemple : souhaitant faire du canal sa vitrine et un laboratoire du « slow tourisme », ce département a lancé en 2018 Destination canal, un plan d’action visant à renforcer l’attractivité, préserver le patrimoine, assurer une meilleure accessibilité ou développer services et animations. Une ambition qui passe aussi par la restauration de la voie d’eau, des berges, des maisons éclusières et de quelque trois cents ouvrages – barrages, écluses, souterrains et autres aqueducs…

Un label pour valoriser les « communes mouillées »

Le journaliste Thierry Guidet, qui a découvert le canal en marchant de Nantes à Brest en 1990, a raconté son périple dans un livre : « Il y avait alors moins de bateaux qu’aujourd’hui. On croisait peu de gens, et les maisons éclusières tombaient littéralement en ruines. À l’époque déjà, on le parcourait surtout à vélo. Mais depuis le département de Loire-Atlantique a mené une politique cohérente, et mille cinq cents embarcations empruntent désormais chaque année tout ou partie de sa portion, contribuant à revitaliser le canal. Mais quand vous circulez en voiture, vous ne le croisez que de temps en temps, et de façon fugace. Pour l’appréhender vraiment, il faut le suivre à pied, à vélo, à cheval… ou en bateau. » Sur terre comme sur l’eau, le parcours vaut le détour. Impossible de lister ici toutes les beautés égrenées au fil de l’eau. Aux charmes du cadre naturel – étangs, marais, îles, forêts… – répondent aussi ceux des villages labellisés Petites cités de caractère qui jalonnent l’ouvrage.

Si l’essentiel du trafic se concentre aujourd’hui entre Nantes et Josselin, peu à peu, des tronçons abandonnés reprennent vie, comme celui entre Pontivy et Guerlédan : fermées à la navigation depuis des décennies, douze écluses viennent d’être dotées de portes neuves. De l’autre côté du fameux barrage qui a coupé la liaison avec l’Aulne, noyant dix-sept écluses qui dorment toujours par 30 mètres de profondeur, on rejoint Gouarec, où le canal embrasse le Doré. Le département des Côtes-d’Armor a remis en état des écluses et fait dévaser des biefs, ce qui réanime aussi cette partie du canal depuis cinq ans.

C’est dans ce magnifique « écrin de nature » qu’un autre passionné s’active aujourd’hui pour faire revivre la navigation. Fondateur de l’association Thalie de Nantes à Brest, le charpentier de marine Paul Bonnel est toujours sous le charme : « Nous sommes dans un environnement protégé, avec des biefs de toute beauté. Tranchée de Glomel, double écluse de Coat Natous, forêt de Quénécan, abbaye de Bon-Repos : ce sont des endroits vraiment extraordinaires. On a donc opté pour une navigation douce, sans moteur, avec des bateaux manœuvrés à l’aviron et à la bricole, en parfaite harmonie avec le milieu. Mais pour l’heure, on n’a que 15 kilomètres qui sont navigables : il y a encore beaucoup d’endroits à découvrir. On va donc construire deux barques légères, transportables, qu’on pourra utiliser sur les autres biefs. On va les équiper de plateformes pour faire des joutes nautiques, créer de l’animation. »

C’est aussi à Gouarec que s’est réunie en 2019 l’assemblée fondatrice d’Escales fluviales de Bretagne, une structure qui regroupe des plaisanciers et des acteurs privés et publics souhaitant développer des infrastructures adaptées aux adeptes du tourisme nomade. Initiatrices de l’événement saisonnier À dimanche au canal, qui propose des animations dans une quinzaine de communes du Morbihan, les Escales ont aussi créé un label pour valoriser les « communes mouillées » bordant les canaux qui offrent aux visiteurs services et activités.

Dans le Finistère, le canal traverse vingt-deux communes et court sur 100 kilomètres, ponctués de quarante-six écluses. Ici, il doit son récent réveil aux fêtes maritimes de Brest quand, en 2016, deux tjalks, des péniches hollandaises à faible tirant d’eau, s’échappent du port du Ponant pour partir à la découverte du canal. « Quand ils nous ont dit qu’ils voulaient venir, se souvient Emmanuel Rousseau de l’AMBO, on leur a répondu : “Vous êtes fous, vous ne vous rendez pas compte, vous n’allez pas passer !” Ils ont constitué une équipe d’éclusage et ont réussi, en dévasant les portes des écluses et en tirant parfois avec des 4x4, à remonter jusqu’à Carhaix, apportant la preuve que le canal était toujours navigable dans le Finistère.

Dans la foulée, en 2017, La Route de l’ardoise est créée et sa première édition, de Châteaulin à Pont-Coblant, se déroule sur deux jours. L’année suivante, la navigation dure cinq jours et permet de remonter jusqu’à Carhaix. En 2022, une vingtaine de bateaux – péniches, bateaux à vapeur, yoles, pêche-promenade, canots bretons, canoës – ont offert au public, pendant cinq jours, trois heures de ballet quotidien. En prologue de chaque édition, La Patricia teste, en éclaireur, la voie d’eau, s’assurant des 85 centimètres de tirant d’eau minimum nécessaires pour circuler, puis adressant un compte-rendu à la Région, où sont notés envasements, arbres tombés, fuites sur les écluses… « Je crains que ces rapports aient été rangés au fond des tiroirs. Cette année, au dernier moment, la Région a interdit La Route de l’ardoise, au prétexte qu’une écluse présentait de grosses fuites », signale Emmanuel Rousseau.

Le réveil du canal ne garantit donc pas son salut. D’autant que sur la totalité de son tracé, la belle machine hydraulique continue de subir les assauts de ses ennemis naturels : les crues, toujours plus dévastatrices, et la sécheresse, devenue une préoccupation majeure. Au temps des navires de commerce, un tirant d’eau d’1,60 mètre était garanti, niveau nécessaire pour éviter l’accumulation des sédiments et garder les écluses opérationnelles. Ces dernières années, on est loin du compte.

« En 2020, un bateau s’est échoué devant l’écluse de Quiheix, du fait du niveau très bas de l’Erdre », déplore Maurice Nicolazic, président de l’Association bretonne de plaisance fluviale qui regroupe quatre-vingts adhérents. Reconnaissant les efforts consentis pour remettre en état écluses et maisons éclusières, il juge cependant qu’il reste beaucoup à faire. « Le problème principal est l’envasement. Ce n’est pas simple d’évacuer les boues, et les plantes envahissantes, qui sont un véritable fléau ! Beaucoup hésitent à naviguer de peur de casser les transmissions. »

« Si on ne fait rien, le canal sera complétement bouché ! »

Emmanuel Rousseau confirme : « Aujourd’hui, on est à 1,10 mètre, et à certains endroits à 80 centimètres : on ne passe plus. Et, chaque année, les règles autorisant la navigation changent un peu. Résultat, ça se réduit à peau de chagrin. On peut comprendre les contraintes budgétaires. Mais le sentiment des navigants, c’est que la Région privilégie les actions en faveur des randonneurs. Le slow tourisme est dans l’air du temps. Malgré les discours qui disent vouloir favoriser le retour de la navigation, le manque d’entretien perdure. Mon sentiment, largement partagé, c’est qu’on entretient le canal uniquement sur les parties où il y a des entreprises de location, entre Redon et Josselin notamment. Ensuite, pour les gros bateaux, il n’y a plus assez de tirant d’eau. Sans parler des plantes invasives qui risquent de péter les moteurs… »

Passage d’écluse entre Josselin et Rohan. Si la Région veille sur sa « pépite » touristique, elle doit encore investir, notamment en matière d’aménagements pour la plaisance.
©Tuul and Bruno Morandi/Alamy Banque D’Images

Claude Rabet estime lui que la voie d’eau demeure dans un état de grande fragilité. « Il y a quelque progrès, c’est très bien, mais il faudrait surtout drainer les canaux. Si on ne fait rien, d’ici cinq ans, le canal sera complétement bouché ! On entretient beaucoup les halages pour les touristes et les vélos, mais le jour où il n’y aura plus de bateaux, il n’y aura plus personne sur le halage ! À notre époque, avec le réchauffement, ce sont les rivières qui nous apportent de l’eau, il faut donc absolument assurer l’entretien, nettoyer, couper les branches, s’occuper des petits ruisseaux, etc. Parce qu’on va avoir besoin d’eau… » En attendant, certains rêvent toujours pour le canal de Nantes à Brest d’un destin comparable à celui de son cousin du Midi, dont l’inscription au patrimoine mondial de l’humanité en 1996 a considérablement renforcé l’aura touristique… mais aussi la protection écologique. Et le maire de Mûr-de-Bretagne rêve, lui, d’un ascenseur à bateaux qui leur permettrait de franchir le barrage de Guerlédan. Entre nostalgie de l’âge d’or, préoccupations contemporaines et visions d’avenir, le canal remue à nouveau, inestimable hub au cœur d’une Bretagne qui redécouvre avec lui la saveur de son eau douce. L’intérêt nouveau des élus et l’enthousiasme infatigable des navigants suffiront-ils à lui offrir une nouvelle vie, digne de son histoire ?

ENCADRÉS

Les éclusiers aux premières loges

Jusque dans les années 1930, on trouvait un fonctionnaire des Ponts et Chaussées à presque toutes les écluses de Nantes à Brest. Aujourd’hui, la région Bretagne emploie soixante permanents, épaulés par cent vingt saisonniers, pour travailler sur les tronçons les plus fréquentés. Parmi eux, il y a des transfuges. Dans une autre vie, Benoît Romalaere était ainsi jardinier à la mairie de Paris. Depuis onze ans, il veille sur l’écluse de Pontivy… et sur ses voisines : « Je suis sur une section artificielle qui monte et descend une colline. On travaille avec les vacataires pour accompagner les plaisanciers sur l’escalier de cinquante-quatre écluses qui grimpe sur 20 kilomètres entre Rohan et Pontivy. » Les plaisanciers doivent s’annoncer 24 heures à l’avance. Trois binômes se chargent alors de les escorter pendant cette odyssée. Benoît voit passer entre quatre-vingts à cent à embarcations par an, exclusivement des bateaux privés ou presque. « Les loueurs sont loin de notre secteur et ils n’aiment pas que leurs clients, qui n’ont parfois ni permis ni connaissance du canal, passent autant d’écluses, redoutant qu’ils tapent partout et abîment les bateaux. Et puis, pour venir jusqu’ici, il faut louer au minimum deux semaines, ce qui fait un sacré budget. »

©Frank Perry/AFP

Un tiers des navigants qu’il croise sont donc des habitués qui reviennent chaque année ; ce sont des Français pour l’essentiel, plus une poignée d’Anglais et quelques Suisses. « Quand ils rentrent chez eux, ils font la pub du canal, ce qui motive d’autres navigants à venir le découvrir. » Embarcations côtières, péniches, petits bateaux à moteur et canoës sont regroupés, dans la mesure du possible, « pour économiser l’eau et réduire les manœuvres ». L’éclusage est rapide, 20 minutes en montant, 15 en descendant, et génère une tension ponctuelle, largement compensée par le plaisir d’exercer un métier à part. « J’ai un peu l’impression d’être le GO du canal. Aux plaisanciers qui arrivent, on explique l’histoire et on essaie de faire en sorte qu’ils passent un bon moment. Quand j’accompagne les bateaux sur deux jours, des liens se créent. » Et, bien sûr, il y a ce cadre incomparable : « La vue de mon bureau est imprenable. On est en pleine nature. Avec les saisons, ça change tous les jours. Et je travaille sur un ouvrage bicentenaire. Quand on voit l’ingéniosité déployée pour le construire… »

Des bateaux pour tous

Sur les onze mille plaisanciers qui empruntent chaque année l’ensemble des canaux bretons, 60 pour cent le font sur des bateaux de location. C’est d’ailleurs l’une des activités les plus dynamiques du canal de Nantes à Brest, ce qui semble promettre de beaux jours à la navigation : les loueurs sont tous en train d’accroître leur flotte. Mais cette plaisance demeure pour l’heure l’apanage d’une clientèle aisée : louer un bateau habitable coûte de 3 000 à 3 500 € la semaine.

La région soutient donc le développement d’alternatives économiques, notamment des petits bateaux non habitables, à louer en complément d’un hébergement itinérant. Entièrement réhabilitée, la maison éclusière de La Maclais, à Saint-Vincent-sur-Oust, vient ainsi d’ouvrir ses portes. Surplombant l’une des écluses les plus fréquentées de Bretagne, franchie par deux mille cinq cents bateaux chaque année, elle propose un bar à tapas, des hébergements flottants, et de petits bateaux à louer pour une heure ou plusieurs jours.

©Les Amis de la Batellerie de l’Ouest Redon

Des embarcations signées Bretagne Bateaux Bois, l’entreprise de Samuel et Nicolas Année, deux frères gérants d’une scierie familiale qui ont modernisé, après en avoir déniché les plans à l’écomusée de Rennes, les traditionnelles pénettes bretonnes. À l’arrivée, un petit bateau à fond plat, construit avec des essences locales et mu par un moteur électrique de 3 000 watts. Loué quelques heures ou plusieurs jours, il permet à ceux qui ne peuvent s’offrir une croisière de luxe, de profiter tout de même aussi des joies de la navigation en eau douce.

La tranchée de Glomel

Envoûté par la beauté paisible du canal, on peine aujourd’hui à imaginer qu’il a été le théâtre d’une tragédie humaine. En 1823, un camp destiné à loger les damnés affectés aux travaux du plus haut des biefs de partage du canal, trop pénibles pour une main-d’œuvre ordinaire, ouvrit en effet au cœur de ces Côtes-du-Nord. Dans un livre paru en 2003, Les Bagnards du canal de Nantes à Brest, Jean Kergrist a rendu hommage à ces forçats qui, neuf ans durant, ont percé dans une colline un corridor, large de 100 mètres et profond de 23 mètres. Plus de quatre mille déserteurs de l’armée furent transférés depuis le bagne de Brest pour ouvrir cette tranchée de 3,2 kilomètres de long reliant les bassins versants de l’Aulne et du Blavet. « Il ne s’agissait pas de condamnés de droit commun mais de prisonniers politiques, soulignait l’écrivain, des hommes qui, restés fidèles à Napoléon, avaient refusé de s’engager sous la bannière royale de Louis XVIII guerroyant en Espagne. »

©gallica.bnf.fr/Ecole nationale des ponts et chaussées

En débarquant à Glomel, ils espéraient une remise de peine ; ils y trouvèrent un nouveau châtiment, creusant à la pioche et transportant l’argile sur leur dos, jusqu’à épuisement. « En dix ans, ils ont remodelé le paysage en déplaçant 3 millions de mètres cubes d’argile schisteuse. L’équivalent en volume de la pyramide de Khéops ! » Un exploit cher payé : le camp était un cloaque, dont l’insalubrité favorisa les épidémies, et motiva de nombreuses évasions. L’anniversaire des deux cents ans de l’ouverture de ce chantier dantesque n’ayant pu être célébré en 2023, Paul Bonnel espère qu’une cérémonie pourra avoir lieu en 2024 et qu’elle sera l’occasion de faire découvrir un endroit qu’il juge « magique ».

Maisons éclusières à vendre 

Il y a peu dominait encore sur les berges le désolant spectacle de vieilles masures désertées et décrépies. Si un tiers des maisons éclusières est toujours habité par des agents (qui gèrent parfois plusieurs écluses), les autres, privées d’utilité et d’occupants depuis la fin du trafic commercial, semblaient promises à une ruine inéluctable. Le réveil du canal leur a soudain offert la perspective d’un autre destin. La région Bretagne a en effet entrepris il y a dix ans de réhabiliter une partie de ces bâtisses pour y accueillir des initiatives privées, dans le but de « contribuer, de manière innovante, à animer les voies d’eau et la voie verte, encourager les activités intermodales (bateau/vélo…) et répondre aux besoins et attentes de l’ensemble des usagers ».

Le conseil régional assure la rénovation des bâtiments, puis signe une convention d’occupation de cinq à vingt ans avec des particuliers, des associations, des entreprises, voire des collectivités (redevance annuelle : 2 000 à 2 500 euros). Sur les cent soixante-trois maisons éclusières des canaux bretons, vingt et une ont déjà entamé une seconde vie, dont dix sur le canal de Nantes à Brest, dans le Morbihan pour l’essentiel. Étapes privilégiées des randonneurs et cyclotouristes, elles proposent le gîte, le couvert et des expositions, certaines servant même d’annexes aux offices de tourisme. D’autres sont tournées vers la préservation et la promotion du patrimoine, comme la maison d’Hilvern, avec son parc créé par la Confédération des jeux et sports traditionnels de Bretagne. On y trouve aussi souvent des offres liées à la navigation : hébergements sur des bateaux, sorties en péniche, locations de canoë-kayak ou de petits bateaux électriques… En attendant la matérialisation des nouveaux appels à projets actuellement en cours.

À lire

Albin Kader Benferhat, LE CANAL DE NANTES À BREST, COLL. ICONO-GUIDES, ED. OUEST-FRANCE, RENNES, 1995, REED. 2007 ; Albin Kader Benferhat et Sandra Aubert, LE CANAL, ÉDITIONS OUEST-FRANCE, RENNES, 1999 ;

Jean Kergrist, LES BAGNARDS DU CANAL DE NANTES A BREST, ED. KELTIA GRAPHIC, SPEZET, 2003 ;

Thierry Guidet, LE CANAL : À PIED DE NANTES A BREST, ED. UBACS, 1991, REED. LA PART COMMUNE, RENNES, 2007 ; LE REVEIL DU CANAL, PLACE PUBLIQUE, NANTES, 2017 ;

Jacques Guillet, Jean-Pierre Cébron, Émile Guomard, LA BATELLERIE BRETONNE. VIE QUOTIDIENNE DES MARINIERS DE L’OUEST, ED. DE L’ESTRAN, DOUARNENEZ, 1988 ;

Jacques Guillet, « DE NANTES A BREST. LES GENS DU CANAL », ED. COOP BREIZH, SPEZET, 2015.