La récente et fantastique performance de Gérard d'Aboville, le vaste mouvement d'intérêt qu'elle a suscité, permettent de se poser cette question : Existe t il un avenir pour l'aviron en mer, pour cet outil si simple et si naturel, instrument du contact le plus direct avec le milieu ? Avant d'apporter quelques éléments de réponse , il n'est pas inutile de tenter un bref retour dans le passé ; un passé proche encore, où voile et avirons constituaient les seuls moyens de propulsion disponibles, et se complétaient mutuellement. Ensuite, forts de ces enseignements, nous envisagerons les conditions d'une renaissance de l'aviron en mer.
L'aviron d'hier : un outil de travail
L'utilisation du moteur humain, sous une forme d'abord primitive, avec la pagaie, puis plus élaborée grâce à l'invention de l'aviron, est inséparable de l'origine même de la navigation. Le développement ultérieur de la voile comme principal moyen de propulsion en eaux ouvertes ne provoquera d'ail leurs aucune désaffection pour l'aviron ; celui-ci garde toute son importance pour les bateaux de tonnage et de fonctions variées, jusqu'au Moyen-Age dans les mers du Ponant, et beaucoup plus tard en Méditerranée. Non seulement l'aviron se substitue à la voile dès que la brise manque, mais il faut prendre la relève par vent contraire, évitant dans certains cas les contraintes du louvoyage. L'architecture des coques et la conception des gréements de l'époque ne favorisaient guère la remontée au vent ; mais on ne
doit pas ignorer l'importance d'autres facteurs bien oubliés .: nécessité de pénétrer à l'intérieur des terres en remontant fleuves et rivières, d'échouer les bateaux sur les grèves pour faciliter les débarquements, voire de recourir au « portage» pour franchir un haut-fond ou gagner une autre voie d'eau. Le bateau viking sous ses différentes formes est l'illustration d'un heureux compromis entre des exigences bien contradictoires. A l'époque moderne, la multiplication des ports en eau profonde détermine une augmentation des tonnages qui élimine l'aviron des navires de commerce. Mais celui-ci reste indispensable dans de nombreux secteurs jusqu'à l'apparition des moteurs à combustion interne. Certaines activités maritimes présentent des contraintes telles que la vitesse y constitue l'élément essentiel. Ce sont en général des embarcations conçues pour l'aviron qui s'y adaptent le mieux. Par petit temps, ce mode de propulsion confère une évidente supériorité à ces bateaux fins et légers. Par bonne brise, leurs formes leur assurent une excellente marche à la voile aux allures portantes ; vent debout, leur puissant moteur humain allié à un faible fardage leur permet de « piquer dans le vent » et de se maintenir hors de portée des meilleurs louvoyeurs. Pilotage , sauvetage, service de rade, chasse à la baleine, contrebande, guerre, sont autant de fonctions qui ont engendré des types d'embarcations longues, de largeur et de creux modérés, de for mes tendues , de construction légère et donc très soignée, armant un nombre élevé d' avirons. C'est le cas, par exemple, des « gigs » des Scilly, à six avirons et barreur, qui atteignaient avec un équipage moyen la vitesse de 8 nœuds. Aux allures portantes, deux voiles étaient établies et il n'était pas rare de filer 12 nœuds . Longs de 8,50 m à 9,50 m, larges de 1,50 m à 2 m, ces bateaux disputent encore aujourd'hui des régates passionnantes. Voici une dizaine d'années, un équipage de jeunes marins des Scilly ralliait Roscoff à l' aviron, renouvelant ainsi, pour le plaisir du geste, les exploits quotidiens des anciens «smugglers », au temps de la contre bande du tabac et de l'alcool. Dotés d'une stabilité limitée et manquant de capacité de charge, ces types d'embarcations s'avéraient mal adaptés à un usage plus général. Aussi la majorité des bateaux de pêche européens ont ils fait appel à la voile, notamment pour remonter au vent ; l'aviron reste alors un mode de propulsion complémentaire utilisé par faible brise, ainsi que l'outil indispensable à la pratique de certaines pêches (au filet maillant par exemple). Il n'en a pas moins existé, sur tout le littoral, un grand nombre de barques de pêche marquées dans leur morphologie par l'usage fréquent de l'aviron (bateaux d'estuaire, bateaux pêchant à la senne, qui sont limités dans leur tirant d'eau pour pouvoir aborder les plages, et nécessitant une grande mobilité, comme le Kerhor de la Rade de Brest, ou le canot saumonnier de la Laita). En Méditerranée, c'est même la quasi-totalité des embarcations de pêche côtière qui répondait à cette exigence. Plus les bateaux étaient petits, plus, d'une manière générale, la voile perdait de son importance au bénéfice de l'aviron ; qu'il s'agisse de pêche, bien souvent pratiquée à partir d'une grève, de service (liaison avec la terre et remorquage par calme de navires parfois importants), de bornage (transport à courte distance) ou du passage des hommes et des marchandises d'une terre à l'autre... Moyen de propulsion économique par excellence, l'aviron a souvent constitué le seul outil accessible aux plus démunis, au sein de sociétés littorales où la pauvreté était parfois de règle. Aujourd'hui encore, les bateaux à avirons les plus simples, tels les plates, soin relativement nombreux. Ce sont les derniers bateaux traditionnels non motorisés construits dans nos régions, et si l'introduction du moteur hors-bord a favorisé la longévité du type, il n'est heureusement pas rare de voir quelques plates allant mouiller un filet à l'aviron.
L'aviron de plaisance
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'aviron n'a pas toujours été dédaigné de ceux qui vont sur mer pour leur plaisir. Les premières régates disputées en France vers 1840 avaient pour principale attraction les
courses de yoles de mer où s'affrontaient par tous les temps Havrais, Parisiens et Britanniques. La tradition de ces joutes amicales a subsisté dans beaucoup de ports du littoral. La plaisance elle-même n'a pas toujours dédaigné l'aviron, et la jolie dans un esprit de recherche archéologique, pour témoigner d'une culture ou simplement pour sa beauté propre. Comme par le passé, nous pouvons refaire de l'aviron l'allié de la voile, et pratiquer ce que François Beaudouin appelle la randonnée nautique. Pratiquer la croisière côtière et remonter les rivières, gréer une tente sur le bateau pour la nuit, voilà une occasion de réutiliser des gréements « anciens » , vite dégréés pour passer sous un pont ou petite annexe à clins ou même en bois moulé faisait encore l'ornement de bien des yachts de construction classique voici quelques dix ans. Que reste-t-il de tout cela ? Bien peu de choses. L'aviron sportif, dans sa recherche exclusive de la performance, a engendré des embarcations coûteuses et trop sophistiquées qui sont le plus sou vent incapables de s'aventurer en mer. Un plaisancier tirant sur les avirons fait désormais figure ·d'original dans les ports. Pourtant, traversant seul l' Atlan tique « à bout de bras >, un homme vient de nous montrer qu'un avenir existe pour l'aviron de mer. Quel est-il ?
L'aviron de demain
D'abord il y a la régate. Gérard d'Aboville voudrait ainsi promouvoir l'aviron de compétition en mer. Les bateaux seraient à six avirons et un barreur, munis d'un gréement, par exemple deux voiles au tiers, pour les allures de portant. Pour que l'aviron reste le mode de propulsion principal, les dérives et ailerons seraient interdits, et le gréement devrait pouvoir se démonter complètement à l'intérieur de l'embarcation. Pour assurer aux bateaux un minimum de qualités marines, les dames de nage seraient placées dans le plat-bord, les outriggers étant exclus. On imagine à quel point des régates sur un parcours choisi - on a parlé du tour de l'île d'Ouessant - seraient spectaculaires, exigeant autant de force physique, d'endurance et de dextérité à manœuvrer une voilure de ce type que d'esprit de décision quant à la tactique à adopter (voile ou aviron par exemple.) Les bateaux seraient armés par des clubs qui prépareraient leur équipe en vue du championnat national annuel. Mais il existe aussi une place pour des régates plus modestes et plus « conviviales » , telles celles qui, aujourd'hui encore, rassemblent plates ou canots à l'occasion d'un pardon ou d' une fête locale. Là ce sont plutôt des embarcations à deux hommes, armant deux avirons, qui conviennent (en mer, il est préférable de n'avoir qu'un aviron par homme). De tels bateaux, longs d'environ 5 m, pourraient être facilement remorqués derrière une voiture pour aller courir à tel endroit ou, plus simple ment, aller explorer quelques rias pour le seul plaisir de communiquer avec une nature belle et silencieuse. Ces bateaux pourraient être l'objet de construction en série, régionale ou nationale. Ils seraient assez simples à construire par des amateurs, en bois moulé ou en contre-plaqué à bouchain multiple. Ils pourraient être des répliques de bateaux anciens, si nombreux et si divers, ou des créations originales (série à restrictions). La reconstruction d'une telle embarcation d'aussi petite taille est une entreprise réaliste, qu'elle soit faite remonter contre le vent en tirant sur le bois mort. Enfin, pour tous ceux qui préfèrent l'agrément d'une coque plus grande offrant un abri moins précaire, pour les plaisanciers qui en ont assez de manœuvrer au moteur, de suer dans un pneumatique aux formes si mal profilées, n'y a-t-il pas de nouveaux bateaux à concevoir, où 1'on pourrait efficacement nager ou godiller, n'est-il pas aussi simple de remorquer un canot et de s'offrir la joie de quelques petites excursions nautiques aux escales ? L'usage du moteur hors-bord, si bruyant et malodorant, est-il toujours indispensable pour gagner le quai en annexe
? Voilà donc terminé ce petit tour d'horizon, dans le passé et dans l' avenir. Tout reste à faire maintenant, dessiner, construire, et naviguer. Ce ne sont pas les galères qui sont proposées, mais seulement un plaisir différent, fait de simplicité et de honneur d'être sur la mer. La revue « Le Chasse-marée » et l'association « Ar Vag » ont l'intention de · proposer un cahier des charges pour plu sieurs types de bateaux, et d'organiser un concours de plans. (A suivre !).