Par Virginie de Rocquigny - Installé en 2011 à Saint-Jean-de-Boiseau à une vingtaine de kilomètres en aval de Nantes, au bord de la Petite Rivière, le charpentier Laurent Ménard, créateur du chantier Marlo, a depuis ouvert avec sa compagne une guinguette sur un chaland et une antenne de son chantier à Saint-Gilles-Croix-de-Vie. Ce passionné de bateaux en bois, qui affirme de fortes ambitions pour son métier, revient sur ses apprentissages sur l’eau et dans les copeaux.
Malgré le bruit du petit hors-bord, Laurent Ménard parle beaucoup. Son débit est à l’image de son énergie : rarement tarie. À bord du fûtreau, construction maison sur le modèle des barques traditionnelles du fleuve, il s’approche de la Maison dans la Loire, œuvre du parcours d’art contemporain Estuaire, curieuse bâtisse bancale enlisée pour toujours au fond du fleuve. Le charpentier raconte la tour à plomb de Coüeron, fermée au même moment que les chantiers navals de Nantes, les vestiges des pêcheries de l’estuaire de Loire et l’épave du baleinier norvégien coulé par les Allemands, dont le mât marque l’entrée dans l’étier de la Petite Rivière. La barque s’engage dans ce cours d’eau qui mène jusqu’à Saint-Jean-de-Boiseau, à une vingtaine de kilomètres en aval de Nantes. À l’abri du vent, protégés par la végétation épaisse de l’étier, les ondoiements du fleuve semblent loin. « Il faut imaginer l’activité qu’a connu cet endroit : il y avait beaucoup de pêche, de circulation. La cale, c’était le point névralgique de la commune, le bétail embarquait pour aller pâturer sur l’autre rive. » Les vaches paissent toujours au bord de l’étier, elles tombent même parfois dans l’eau, mais personne ne navigue plus dans ces méandres bucoliques, à part quelques canards et un voisin mordu d’histoire locale.
Laurent Ménard, 43 ans, a installé son chantier de charpente navale en 2011 au bord de la Petite Rivière dans une ancienne civellerie. Devant l’atelier, une flottille hétéroclite surgit de la verdure. Cachée par les peupliers, on devine la silhouette massive d’une ancienne vedette à passagers du golfe du Morbihan, la Pimpante, qui ne porte plus très bien son nom. Quelques mètres plus loin, un sloup, Jack, impeccablement entretenu, et enfin Providence, un chaland traditionnel surmonté d’une cabane en bois, à bord duquel habitent Laurent et sa compagne. Les 5 degrés de gîte à basse mer n’ont pas gêné Cléon, leur fils de 3 ans, pour apprendre à marcher. Qu’elles flottent ou non, les maisons racontent toujours des histoires. Par la fenêtre ovale de celle-ci, on aperçoit un minuscule modèle réduit. C’est un cotre, le Sophan. Après la vedette, l’élégant voilier et l’étonnante péniche, c’est comme si on avait atteint la plus petite pièce d’une poupée russe, celle sur laquelle on s’attarde pour la regarder de plus près.
"Patrick, Thalassa et Le Chasse-Marée, c'est ça qui m'a sauvé!"
Le Sophan est le premier bateau sur lequel Laurent a mis les pieds, lui, le petit Nantais que rien ne prédestinait à une vie maritime. Ce cotre à corne, construit au Bono, appartenait à Patrick Le Masson, un amoureux d’accordéon, de poésie et de coques en bois. À 10 ans, Laurent fuit la mélancolie de la maison familiale et passe six jours sur sept chez ce père adoptif, que le diabète a rendu malvoyant. Il y trouve un refuge et des ingrédients pour rêver sa vie. Les Le Masson vivent à bord d’un ancien bateau-lavoir avec leur fille, Julie. De 1968 à 1978, leur péniche, aménagée en cabaret sur l’Erdre, a accueilli Mouloudji, Gilles Servat, Alan Stivell ou Félix Leclerc. Désormais reconverti en habitation aux allures de cabinet de curiosités, le Bateau-Lavoir abrite une bibliothèque bien fournie. On y trouve notamment tous les exemplaires du Chasse-Marée et les Ar Vag, que Laurent consulte avec avidité.
L’été, Patrick Le Masson embarque Laurent à bord du Sophan pour des virées en Bretagne. « La fête, la musique, la mer… Ça me faisait complètement vibrer cet univers. Quand t’es gamin, qu’on te met là-dessus, c’est trop beau ! » Sur le pont de ce voilier, Laurent grandit et apprend vite. Avec les années et la maladie qui gagne du terrain, Patrick a de plus en plus besoin de ce second bien amariné pour naviguer. « Il m’a donné sa confiance. Patrick, Thalassa et Le Chasse-Marée, c’est ça qui m’a sauvé ! » De ce mentor, Laurent a gardé une ligne directrice indélébile : l’envie de remettre des bateaux dans les ports, de leur retrouver une utilité, d’en faire des outils au service de la convivialité et de la culture. Il partage aussi la vie de Julie, sa fille, mais c’est une autre histoire (lire encadré).
Le voilà diplômé, libre d'intégrer la formation de charpenter aux Ateliers de l'Enfer
À 11 ans, Laurent Ménard clame donc déjà qu’il veut devenir charpentier de marine. On ne prend jamais les rêves des enfants suffisamment au sérieux. Le Nantais rentre donc d’abord en BTS de construction navale à Saint-Nazaire. À l’usure, et contre l’avis de ses enseignants, il décroche un stage au chantier du Guip. On lui promet le pire pour sa soutenance, mais le fer à calfat et l’étoupe qu’il déballe devant le jury semblent plutôt les distraire. Le voilà diplômé, enfin libre d’intégrer la formation de charpente qu’il convoite depuis des années : les Ateliers de l’Enfer, à Douarnenez.
En parallèle à ses années d’étude, il poursuit son apprentissage de la navigation. À 18 ans, il rencontre le patron fort en gueule d’un thonier de 25 mètres, le Belote et Re : André Durandeau, dit Dédé. Son bateau est un rescapé : le dernier d’une série de thoniers à cul de poule en bois construits par le chantier Bénéteau de Saint-Gilles-Croix-de-Vie. Dédé l’a transformé en voilier et paré d’un gréement à corne surdimensionné qui fait la joie de l’équipage. « J’embarquais comme second et je me faisais de l’argent de poche quand on emmenait les touristes faire des balades en mer autour de l’île d’Yeu. Le travail en équipe, les automatismes que chacun prend, le bateau qui devient une prolongation de toi-même… J’ai adoré ça. » À bord du Belote et Re, on danse jusqu’à pas d’heure et on godille pour rejoindre les quais. Le bateau a ses habitudes sur le ponton des pêcheurs de l’île d’Yeu. À chaque retour de marée, l’équipage dévore des cœurs de germons marinés et des ventrèches de thon. Laurent s’abreuve des histoires abracadabrantes de ces pêcheurs, affublés de surnoms fantasques. « Dédé m’a connecté avec ce milieu-là, il m’a permis d’être à l’aise avec ces gens-là alors que moi je suis un Nantais, je suis lisse. »
« J’aime les bateaux en tant qu’objets, les ports, les quais, les phares. »
À l’issue de la formation à Douarnenez, retour à Nantes. Son premier employeur s’appelle La Cale 2 l’île, une association de préservation du patrimoine maritime et fluvial qui accueille des publics en difficulté, et multiplie les programmes à caractères sociaux et culturels. « J’étais mauvais charpentier, mais pour la dimension humaine, j’avais peut-être quelque chose à jouer… Pendant deux ans et demi, j’ai continué à apprendre sans pression, j’ai pu sereinement me planter et recommencer. » En parallèle, il s’attaque à la réfection de son propre bateau, Jack. Ce sloup de 11 mètres construit par les chantiers Thomazeau, en Vendée, pourrissait depuis une quinzaine d’années dans un champ de Granville quand Laurent a mis la main dessus. Il rêve d’un grand voyage. À l’issue de deux ans de chantier, le charpentier quitte enfin Nantes à bord de Jack avec trois copains pour une transatlantique. Au large de la Mauritanie, un coup de chien les laisse exsangues. Ils descendent jusqu’en Casamance et choisissent d’y rester un an, repoussant la traversée à l’année suivante. « J’avais percé le fantasme du départ à l’aventure, sauf qu’en mer, au bout de dix jours, je m’ennuyais. J’aime les bateaux en tant qu’objets, j’aime les ports, les quais, les phares… J’aime comprendre à quoi ça sert, comment ça a façonné un territoire. C’est là que je me suis dit que charpentier de marine, ça collait. »
Jack reste au Sénégal et l’équipage rentre en France pour remplir la caisse de bord. C’est à cette époque que Laurent esquisse l’identité de son chantier naval. Dans un bar de Nantes, il dessine le logo du chantier Marlo sur un sous-bock : un forçat qui tape au maillet de calfat sur l’étrave d’un bateau. C’est un motif un peu naïf, presque une blague, mais en réalité Laurent sait très bien ce qu’il veut. On voudrait ranger le patrimoine maritime dans la case du folklore ? Il en fera une activité économique pérenne.
En attendant, il faut ramener Jack du Sénégal. Laurent retrouve son bateau en piteux état : sa coque, couchée sur le sable, a été percée de toute part par un bivalve. Les plus voraces ont creusé des trous de la taille d’un petit doigt, traversant les 25 millimètres de la coque… L’aventure maritime tourne au cauchemar administratif pour réussir à sortir le bateau du pays. Un billet vient à bout des réticences d’un douanier et l’équipage construit un ber dans l’ébullition du port de Dakar, entre les conteneurs et les dockers, afin de pouvoir charger plus tard le voilier sur un cargo.
Le logo du chantier Marlo derrière le camion : l'atelier est né, même sans hangar
De retour en France, Laurent rejoint les collègues des Ateliers de l’Enfer et bourlingue en camion de chantier en chantier. Tous ont adopté le statut d’auto-entrepreneurs. « Y en a un qui trouvait un plan et on suivait. À cette époque, on bossait tard dans la nuit, sous la pluie, sous la neige, même malades, avec de menus outils… On voulait se prouver qu’on était capables, à s’oublier et à se faire mal. »
Dans un coin de sa tête, le Nantais voit plus loin. Il rêve de chantiers significatifs, il veut progresser, gagner plus décemment sa vie. Il se verrait bien monter une Scop (société coopérative ouvrière de production), plus conforme à ses valeurs que le statut d’auto-entrepreneur, mais il peine à convaincre ses collègues, peu enclins à se plonger dans la paperasse. Le dessin griffonné sur le sous-bock devient finalement une affiche A4 scotchée sur la vitre arrière d’un Transit. Le chantier Marlo est né, même si pour l’instant il ne dispose que d’une ribambelle de serre-joints et de trois outils électroportatifs. Premier contrat : Bidouche, un petit misainier vendéen dont Laurent refait le pont et deux préceintes. « Dès que je décrochais un nouveau chantier, je m’achetais une bécane. Ça a commencé comme ça. »
Sur la commune de Saint-Jean-de-Boiseau, il n’y a pas eu de charpentier de marine depuis 1939. Quand Laurent découvre par hasard ce lieu, il s’imagine bien créer là quelque chose, remettre de l’activité maritime dans un endroit chargé d’histoire. Le charpentier sollicite un rendez-vous avec le maire, qui lui propose de louer l’ancienne civellerie pour en faire un atelier. Le cadre est idéal : un hangar de 300 mètres carrés, lové dans un coin de verdure idyllique, devant lequel les bateaux peuvent séjourner dans l’étier au rythme des marées.
Douze ans plus tard, le chantier Marlo compte trois à cinq salariés
Après avoir cassé à coups de masse les anciens bacs à civelle, coulé une dalle, refait le toit et la plomberie, Laurent peut accueillir dans l’atelier son premier bateau, et ses premiers copeaux. Ce sera Octopus, une coquette vedette de l’Erdre. Cette fois, le logo est imprimé sur des planches de Dibond et vissé à la façade du hangar. Ça devient sérieux. « J’ai amarré mon bateau juste devant, et vogue la galère ! »
Douze ans plus tard, le chantier Marlo compte trois à cinq salariés selon les périodes de l’année, sept lors des pics d’activité. Laurent a choisi d’ouvrir une deuxième antenne en Vendée, à Saint-Gilles-Croix-de-Vie. Il s’y rend une fois par semaine pour suivre les chantiers en cours. C’est l’un de ses salariés, Valentin Pitra, qui dirige l’atelier vendéen. Ce jeune charpentier s’est d’abord formé en ébénisterie, avant de poursuivre aux Ateliers de l’Enfer. Depuis son premier stage au chantier Marlo il y a dix ans, il n’est plus jamais vraiment reparti et a signé un CDI. Arrière-petit-fils de charpentier de marine, sa bible s’intitule La Gazelle des Sables-d’Olonne, Histoire d’un bateau de pêche, un ouvrage de Noël Gruet et Dominique Duviard. Pour cet amoureux du patrimoine maritime, l’opportunité de travailler pendant deux ans au chevet d’un bateau dont son grand-père a été patron armateur a été une immense satisfaction. Kifanlo, un chalutier sablais classé Monument historique en 1984, a occupé l’équipe du chantier Marlo entre 2021 et 2023.
Kifanlo avait besoin d’une restauration d’envergure
Rare témoin de la pêche au chalut latéral, ce thonier de 16 mètres est armé par la belle équipe de bénévoles de l’association Océam. Pour continuer d’assurer son programme de sorties en mer pour le grand public, Kifanlo avait besoin d’une restauration d’envergure. Tout le chantier s’est déroulé en plein air, sur le terre-plein du port des Sables-d’Olonne. Son arrière en cul de poule, avec une voûte elliptique, ses jambettes dévoyées et son banc d’arcasse à mi-hauteur ont donné du fil à retordre à l’équipe. En termes de budget et d’ambition, Kifanlo reste à ce jour le projet le plus abouti de l’entreprise dans le domaine du patrimoine. Mais Laurent et son équipe ont aussi, entre autres, œuvré sur le Belem, l’ancien canot basse-indrais Thétis, ou le yacht Calypso, classé au patrimoine national… Quand il y a besoin de renforts, comme ce fut le cas pour le chantier du dundée suisse Fleur de Passion, le charpentier peut notamment compter sur Bleuenn Chorlay et Benoît Cayla, amis et compagnons de route. Laurent s’impose de répondre à tous les appels d’offres, même si ce sont des chantiers ingrats : « Si on ne fait pas ces boulots-là, c’est un désaveu. »
La pêche représente quasiment l’autre moitié du chiffre d’affaires de l’entreprise, et Laurent y tient beaucoup. « En ouvrant à Saint-Gilles, alors que le chantier charentais Laly avait fermé ses portes, nous avons voulu envoyer un signe aux pêcheurs. » Jusqu’à quand leur donneront-ils du travail ? Laurent suit de très près l’actualité troublée du secteur. Il compte sur les doigts d’une main les bateaux qu’il suivra pendant toute la carrière de leur patron. Par principe, il répond à toutes les sollicitations des pêcheurs, même s’il faut jongler avec l’emploi du temps du chantier et trouver du renfort au pied levé. En 2024, le chantier Marlo a ainsi fait ses preuves sur le Gamin, un chalutier en bois de 14 mètres, construit chez Fouchard, appartenant à la flottille sablaise. Le bateau, après trente ans de travail, faisait beaucoup d’eau par l’arrière ; deux estains ont été ajoutés, une allonge de membrure changée, comme 120 mètres linéaires de bordage, les plats-bords, dix-neuf jambettes de pavois… entre autres.
Curieux, Laurent s’octroie quelques incursions hors du monde maritime. En tant que professionnels du bois immergé, les charpentiers ont par exemple collaboré avec une filiale d’EDF à la rénovation d’un barrage dans la Creuse. Ils s’apprêtent à réitérer à Bergerac. Plus surprenant, le chantier Marlo a construit en collaboration avec le serrurier Hugo Sagot un bac à chaîne pour le Voyage à Nantes. Cette barge est déhalée à l’aide d’un câble sous-marin d’une rive à l’autre de la Sèvre en tournant à la force des bras la roue d’une vieille scie à ruban. « Autour de moi, certains me disaient qu’il fallait qu’on fasse appel à des ingénieurs pour la conception, se souvient Laurent. J’ai dit qu’on avait un cerveau nous aussi ! On a pris des roues de skateboard, on a calculé le frottement résiduel, et aujourd’hui on est les seuls à savoir mettre ce bac en service. »
Aujourd'hui, Laurent aime toujours autant relever les défis, et a plein de projets patrimoniaux en tête
En plus de ces multiples activités, Laurent réfléchit à l’avenir de sa profession. Il aimerait fédérer les charpentiers de marine, en créant un syndicat professionnel, pour porter plus haut la voix d’une profession marginale. « Nous sommes tous confrontés aux mêmes problématiques : comment s’approvisionner en bois de qualité ? Comment fidéliser du personnel qualifié quand il devient impossible de se loger sur le littoral ? » Il rêve d’une organisation plus collective, dans laquelle certains outils de travail seraient mutualisés. Il aimerait par exemple revendiquer une TVA réduite à 10 pour cent pour permettre aux particuliers et aux associations de bénévoles passionnés d’assumer plus facilement la restauration d’un bateau.
Sur l’approvisionnement en bois, le charpentier a aussi plein d’idées : il voudrait interpeller les pouvoirs publics sur la nécessité de garantir aux chantiers et à leurs fournisseurs la possibilité d’obtenir du bois d’œuvre venant des forêts du domaine. Jusqu’ici, peu de professionnels ont répondu à ses appels du pied, ce qui émousse un peu sa motivation… « J’ai d’abord écrit à huit charpentiers, zéro retour ! J’ai ensuite envoyé mon message à quarante contacts. J’ai eu trois réponses… dont une personne motivée par ce projet. Je suis convaincu qu’il y a une nécessité, mais nous sommes tous concurrents. » Après des années à besogner jusqu’à s’abîmer physiquement, Laurent a levé le pied sur le travail en atelier. Il apprend à déléguer même s’il peine encore à assumer le rôle de gérant. Il chemine à l’intuition et s’éloigne du bruit des machines serein quand il sent qu’une bonne humeur flotte dans l’atelier.
Il n’a pas abandonné son ambition de gestion coopérative et aimerait à l’avenir partager les responsabilités du chantier Marlo avec Valentin. « J’ai envie de continuer à relever des défis, un autre gros projet patrimonial par exemple. Mais bon, c’est un peu boulimique… C’est quand que ça s’arrête ? » À l’écouter, on dirait que le roman fleuve est encore loin du point final… ◼