Par Maud Lénée-Corrèze – Dans les Pyrénées-Orientales, l’anse de Paulilles accueille, sur le site d’une ancienne usine, un chantier et un musée qui préservent une belle collection de bateaux traditionnels appartenant au département. L’atelier des barques restaure et entretient ces unités avec des charpentiers et des jeunes issus du centre éducatif renforcé de Port-Vendres. Promeneurs, scolaires et universitaires viennent y découvrir ce patrimoine méditerranéen qui navigue aussi grâce à des associations locales.
L’anse de Paulilles, découpée dans la côte rocheuse du pays catalan, est un petit coin de paradis sur la Côte Vermeille, coincé entre les caps Béar et Ullastrell, tout près de la frontière espagnole. Difficile de croire, en contemplant la plage balayée par la tramontane en ce jour d’été, que des bateaux chargeaient ici des bâtons de dynamite pour les exporter dans le monde entier… Aujourd’hui, au milieu des pins maritimes et entre les sentiers de terre blanche, on distingue des bâtiments anciens et une cheminée en brique rouge, vestiges de l’usine créée par Alfred Nobel en 1870.
Cette ancienne friche industrielle, achetée en 1998 par le Conservatoire du littoral, et classée au titre de la loi sur la protection des paysages, a été transformée en lieu de promenade et de découverte du patrimoine ouvrier, naturel (lire encadré) et maritime, car ce décor sert aussi d’écrin à des bateaux traditionnels en bois. Ils sont restaurés au sein de l’Atelier des Barques, qui occupe, non loin de la plage, un ancien bâtiment de l’usine, où l’on stockait jadis la silice et le nitrite, composés de la dynamite.
Dans cette structure, dépendant du département des Pyrénées-Orientales, deux permanents œuvrent à plein temps : le responsable, Samuel Villevieille, ethnologue de formation, et Evangelos Detsis, dit « Vagelis », charpentier de marine. En pénétrant dans les lieux, le visiteur se retrouve sur un balcon qui surplombe l’atelier, éclairé par une grande baie vitrée, et une imposante silhouette de yacht en restauration, posé sur ses bers. D’après les panneaux explicatifs, il s’agit de Gène Cornu, un plan Cornu de 1949, qui « nous vient tout droit de l’Ariège », précise Samuel Villevieille.
Blablateau, l’association qui en est propriétaire, a acquis ce yacht de course-croisière en 2014. « Il était en mauvais état et les bénévoles ont tenté de le restaurer eux-mêmes. Mais devant l’ampleur de la tâche, ils ont eu peur de le perdre et ont cherché à le protéger par un classement, raconte Samuel. On ne connaît pas bien son histoire, mais on sait qu’il n’a pas vraiment de faits notables à son actif. » Pourtant, sans doute à cause de l’originalité du projet pour un département comme l’Ariège, Gène Cornu est inscrit au titre des monuments historiques et l’association le confie à l’Atelier des Barques : une fois restauré, il aura Port-Vendres ou Canet-en-Roussillon pour port d’attache.
Un course-croisière au milieu des barques catalanes
Arrivé à Paulilles en 2019, il a cependant dû patienter, subissant les aléas de la vie du chantier et la crise du Covid. Les travaux ne commencent vraiment qu’en 2022, avec la restauration de la quille, de l’étambot et des varangues, en chêne. La prochaine étape portera sur les bordages en acajou et la structure de la voûte. Pour conserver les formes du bateau durant cette intervention sur l’arrière, Vagelis posera une virure sur deux, assemblées à mi-bois comme à l’origine, avant de s’attaquer au remplacement des couples en acacia ployés. Les bénévoles de l’association, qui suivent de près la restauration, lui prêteront sans doute main-forte pour l’étuvage, la pose des membrures ou le rivetage en cuivre des bordages.
Si Gène Cornu est un chantier important de l’Atelier des Barques, il n’est pourtant pas représentatif de son ordinaire. Créé en 2010 dans le cadre du projet de réhabilitation de Paulilles, mené conjointement par le département et le Conservatoire du littoral, sa vocation première est « de préserver la collection de quatre-vingts barques du département et de transmettre le savoir-faire et la connaissance autour de ce patrimoine », résume Samuel.
Au début des années 2000, cette collection se trouvait au Barcarès, où un projet de musée devait voir le jour, avant d’être finalement abandonné. L’initiative du Conservatoire du littoral et la volonté du département lui offrent une nouvelle opportunité de valorisation. « Même si cette collection n’est pas liée à l’activité industrielle, l’idée de créer un lieu vivant pour ces barques s’intégrait bien dans notre objectif de conservation et de transmission de la mémoire de la région, car l’anse a aussi été marquée par l’histoire de ses pêcheurs », précise Florence Dessales, chargée de mission pour le Conservatoire du littoral, propriétaire du site de Paulilles.
©NIC COMPTON
En 2002, le département lance une offre d’emploi pour mener à bien le projet au sein de la friche de Paulilles. Samuel, qui prépare alors une thèse en ethnologie à l’université de Montpellier, postule. « Cela m’a permis de renouer un peu avec mes origines et un univers que je connaissais bien », raconte-t-il, au calme, dans son bureau au premier étage du bâtiment. Ayant grandi aux Saintes-Maries-de-la-Mer, « fils, petit-fils et arrière-petit-fils de pêcheur », Samuel a passé son enfance sur l’eau et enseigné, plus tard, la voile à la Fédération française de voile. Au cours de ses études, il organise des expositions et des colloques. « J’avais donc de l’expérience en valorisation de travaux scientifiques et je connaissais bien Paulilles. Quand j’ai pris le poste et découvert la collection – certaines pièces étaient à l’état d’épaves – et la friche industrielle, j’ai pourtant failli baisser les bras… »
Mais Samuel et Martin-Luc Bonnardot, le charpentier de marine embauché par le département – également architecte naval et spécialiste du patrimoine maritime méditerranéen – s’accrochent. Petit à petit, en travaillant avec le tissu associatif, l’idée de créer un chantier ouvert au public émerge : les unités ont besoin d’être restaurées et ce travail pourrait donner lieu à des échanges avec les visiteurs. La réhabilitation débute en 2007 et le site ouvre en 2008. L’Atelier démarre ses activités deux ans plus tard, ce qui laisse le temps d’inventorier la collection : sur les quatre-vingts barques, quarante sont conservées (les autres étant détruites) et certaines bénéficient de travaux au Barcarès à l’écart du public.
« Martin-Luc en a déjà restauré une petite vingtaine », poursuit Samuel, pour qui l’unité emblématique est un sardinal de 10,35 mètres, Libre Penseur, construit en 1904 au chantier Bonafos à Banyuls-sur-Mer, et mis en chantier à l’Atelier en 2011. La tramontane, qui souffle un bon 7 aujourd’hui, nous prive d’une sortie à son bord… Une partie des barques et bateaux du patrimoine méditerranéen sont conservés dans le bâtiment situé à côté de l’Atelier, et dans un autre plus loin, près de la grande prairie du site classé.
©NIC COMPTON
En matière de restauration, Samuel et Martin-Luc défendent un principe simple : l’unité doit être navigante, car la pratique de la voile latine sera au cœur de son exploitation. « Pour Libre Penseur, on est allé assez loin car on l’a mis à l’eau en 2013 sans moteur », se souvient Samuel. Sauf que les membres de l’association qui en ont hérité, les GranyotaRem (les « grenouilles à rame », lire encadré), n’étaient pas très à l’aise pour manœuvrer un bateau de 10 mètres à la seule force des bras ou du vent. Samuel a donc décidé de doter Libre Penseur d’un moteur électrique pour les manœuvres de port, en espérant faire des émules dans la flottille locale de bateaux traditionnels. Le projet a été soutenu par une école d’ingénieur, SupEner, dépendant de l’université de Perpignan, dont les étudiants ont réalisé tous les calculs, et Libre Penseur a reçu un POD électrique en 2015.
Plus de trente mille visiteurs par passent par l’Atelier
Plus de trente mille visiteurs par an passent à l’atelier « Ce projet de privilégier la pratique de la voile latine au détriment du moteur s’inscrit dans la démarche de labellisation de “l’art de la navigation à la voile latine” au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Ce dossier est actuellement porté par cinq pays partenaires : Croatie, Espagne, Italie, Suisse et France », souligne Samuel.
Une petite dizaine de bateaux traditionnels associatifs, ainsi que quelques canots modernes appartenant à des particuliers, ont depuis suivi le sillage du sardinal. Et Samuel planche maintenant, toujours avec les étudiants de SupEner, sur une plate-forme flottante de recharge électrique qui serait installée dans l’anse de Paulilles. « Les plans existent… il faut juste trouver un mécène pour créer un prototype ! »
©S.V./ABCD66, 2019
C’est l’heure du déjeuner et l’équipe se retrouve dans la cuisine du rez-de-chaussée. « Alors, le relevé de Lucsy ? interroge Samuel. – Ça avance doucement », répond Manuel Montañes, un charpentier de marine, tout frais sorti des Ateliers de l’Enfer de Douarnenez, embauché en renfort cet été. Lucsy est un bateau bœuf de la collection, en très mauvais état. Manuel, qui a aussi un diplôme d’architecture navale, en réalise le relevé de formes, par photogrammétrie et à la main, avec un stagiaire, Baptiste Leclerc, étudiant dans une école d’ingénieur parisienne. L’idée est de conserver la mémoire de ce bateau labellisé Musée de France (lire encadré), mais aussi de fabriquer un ber pour le garder dans ses lignes. « Quand je fais des visites, je dis souvent que les règles qui pèsent sur les bateaux Musée de France sont identiques aux œuvres comme La Joconde… Mais ici, il s’agit de bateaux de travail, qui n’ont pas du tout la même vocation qu’un tableau ! », confie Samuel.
Comme le Louvre, l’Atelier accueille aussi un public profane pour lequel Samuel monte des expositions, à raison de deux à quatre par an, toujours sur la thématique maritime locale : histoire des scaphandriers de la Côte Vermeille, vie et œuvre de l’écrivain Patrick O’Brian – qui a résidé à Collioure –, représentation de la mer dans l’art religieux et les églises…
Pour les visites guidées, il est épaulé cet été par Hugo Martin, un médiateur employé en renfort, car ce sont un peu plus de trente mille visiteurs qui franchissent chaque année le seuil de l’Atelier des Barques. On y trouve des habitués, venus découvrir les nouvelles expositions et les bateaux, mais aussi, fierté légitime de Samuel, des jeunes, de la maternelle à l’université. « Nous recevons mille cinq cents à deux mille scolaires par an et c’est extraordinaire car, petit à petit, tous les enfants du département, sur une génération, auront eu vent du patrimoine maritime catalan, de la pêche, de la voile latine, de la charpenterie de marine… »
©M. CASTILLO /ABCD66, 2016
Et de raconter que parmi les collégiens et les lycéens en visite, certains se souviennent de leur première venue à l’Atelier lorsqu’ils étaient en maternelle ! « C’est un patrimoine qui a longtemps été oublié et délaissé au profit du tourisme. C’est important qu’il puisse revivre. Les gens, en venant sur la côte, n’imaginent pas ce qu’était l’économie de la région, cinquante ou cent ans en arrière. Collioure, c’était un village de pêcheurs, il y avait une soixantaine de conserveries, des tonneliers, ça sentait l’anchois et la sardine… Nos expositions permettent, modestement, de replonger le visiteur dans ce passé. »
Et c’est pour le mettre en mouvement que Samuel, jamais à court d’idées, a créé en 2014 le Vire vire de caractère (lire encadré), un rassemblement bisannuel de voiles latines qui a lieu début septembre. « Pendant deux jours, dans l’anse de Paulilles, on pratique à fond la voile latine sur un petit parcours. Ce n’est pas vraiment une régate… même si certains s’y croient ! », plaisante-t-il.
Parmi les visiteurs un peu privilégiés de l’Atelier des Barques figurent les associations, comme Blablateau, propriétaire de Gène Cornu. « À l’époque, l’Atelier a répondu au besoin du tissu associatif local pour une infrastructure détentrice de savoir-faire, affirme Samuel. En échange, nous leur confions les unités de la collection que nous avons restaurées pour qu’elles puissent les faire naviguer. Nous ne restaurons que les bateaux de la collection – Gène Cornu est vraiment une exception –, et nous hébergeons parfois d’autres unités appartenant à des associations qui peuvent utiliser les outils. Mais nous ne prenons pas de chantier payant, pour ne pas concurrencer les chantiers privés. Nous restons une structure publique, sans but lucratif. »
« Ici, ils peuvent rompre avec la culture de l’échec. »
Samuel suit également tous les projets menés par le département et les associations, à l’instar du Miguel Caldentey, ancien pailebot de 1916 de 29 mètres, gréé en goélette et classé monument historique. Restaurée pendant douze ans au chantier d’insertion de Mandirac, sous la direction de Yann Pajot, la coque est désormais amarrée à un quai de Port-Vendres, où les travaux se poursuivent sur les emménagements, le pont et le gréement.
©S.V. /ABCD66, 2021
Si une équipe est dédiée au projet, qui intègre un chantier d’insertion, elle vient souvent à l’Atelier pour utiliser les machines-outils. « Nos charpentiers ont aussi réalisé les superstructures, précise Samuel, et nous sommes dans le comité technique. »
Un bruit de scie circulaire vient troubler notre discussion. En bas, dans l’atelier, Joseph de La Masselière, le second stagiaire, issu d’une école d’ingénierie, découpe une pièce du plancher de Lo Gaudi, un petit palangrier de Marseille. L’Atelier restaure depuis huit ans ce bateau de 6,50 mètres de long sur 2,20 mètres de large, sorti du chantier Villani en 1967. Les travaux sont en partie assurés par six jeunes de quatorze à dix-sept ans, en séjour de rupture au Centre éducatif renforcé (CER) de Port-Vendres pour une durée de six mois. Chaque mardi, quatre d’entre eux, encadrés par deux éducateurs, viennent au chantier.
« Au début, ils refusaient de travailler, ils ne respectaient pas les consignes, ne portaient pas les équipements de sécurité et nous n’avancions pas sur la restauration de Lo Gaudi. On a décidé de s’adapter à eux, d’avancer à leur rythme, mais on a vite vu que cela ne fonctionnait pas non plus. »
Réalisant que les jeunes s’ennuyaient peut-être, Vagelis et Samuel changent alors d’approche : ils continuent la restauration de leur côté et, quand les jeunes arrivent, ils s’adaptent à l’actualité du chantier. « S’il y a un bateau à déplacer, on le fait ensemble, s’il faut aller chercher du matériel, on y va, etc., ajoute Samuel, de sorte qu’ils ne savent pas à quoi s’attendre. »
©MAUD LÉNÉE-CORRÈZE
Ils rédigent également une charte, signée par les jeunes et envoyée au juge d’instruction, qui mentionne l’obligation de porter les équipements de sécurité et le respect des consignes. Ils sont aussi évalués sur leur savoir-faire et savoir-être. « Pour les compétences, nous estimons qu’ils ne connaissent rien quand ils arrivent, donc la marge de progression ne peut être que positive ! Pour le savoir-être, nous regardons s’ils arrivent à garder un comportement correct. »
Créer un pont entre le patrimoine et les nouvelles technologies
Sur le chantier, les jeunes sont considérés par les visiteurs comme des élèves en formation : ils ont ainsi l’opportunité d’expliquer ce qu’ils font, de montrer comment ils travaillent. « C’est très valorisant pour eux. Ici, ils peuvent tenter de rompre avec la culture de l’échec. » Si les employés de l’Atelier des Barques ne sont pas mis au courant des histoires de vie des « stagiaires », comme on les appelle, ils apprennent à les connaître par bribes autour des moments de détente, déjeuners et baignades. « Ça ne marche pas à tous les coups, il y a des hauts et des bas, nous ne sommes pas formés pour ça… Mais quand certains viennent passer leur stage de fin de séjour de rupture à l’Atelier, pour trois semaines en autonomie, c’est très gratifiant pour nous. »
Malgré les difficultés, les jeunes et les charpentiers ont réussi à finir la restauration de Lo Gaudi, mis à l’eau en 2022, et motorisé l’année suivante. Il servira bientôt de support de navigation pour une association d’insertion, les PEP 66. « Nous n’avons pas les mêmes échéances et obligations qu’un chantier privé », explique Vagelis, tout en travaillant dehors sur la dérive d’une petite bette de plaisance, Jany.
©S.V./ABCD66, 2018
©MAUD LÉNÉE-CORRÈZE
Vagelis est originaire du Pirée, en Grèce. Autant dire qu’il a baigné dès l’enfance dans la culture maritime, la construction navale, la pêche… Pourtant, il s’oriente vers des études de sciences politiques. « Je les ai terminées, mais je savais avant de finir que j’allais changer de voie et retourner vers les bateaux. » En 2010, il rejoint Marseille pour y suivre un cap de charpenterie de marine. Il travaille ensuite un peu à son compte, chez les uns et les autres, avant d’être embauché en renfort, comme prestataire, à l’Atelier des Barques. C’est ainsi qu’il découvre les lieux. « Quand Martin-Luc a pris sa retraite, j’ai postulé pour le remplacer… »
Samuel vient nous interrompre, car c’est l’heure de la réunion hebdomadaire. Nous remontons dans les bureaux. L’équipe ne va pas chômer au mois d’août : la première semaine, un groupe de cinq jeunes du cer vont passer quatre matinées à l’Atelier des Barques. Vagelis et Samuel discutent de ce qu’ils pourraient faire : « Rafraîchir avec eux les périssoires, ça peut être sympa car ils pourraient les mettre à l’eau et naviguer un peu à la fin de la semaine », argumente Samuel. Il faut aussi poursuivre le relevé du Lucsy. Quant au médiateur, Hugo Martin, il va organiser des ateliers autour du jeu qu’il a créé, Avis Pescador (« grand-père pêcheur », en catalan), qui fait découvrir les poissons de Méditerranée aux enfants.
La discussion s’élargit ensuite aux objectifs à plus long terme : reprendre la restauration de Gène Cornu en septembre, achever celle de Jany, qui attend son calfatage et sa dérive, et terminer les finitions de Lo Gaudi.
©M. CASTILLO /ABCD66, 2018
Vagelis ne peut pas donner de date précise pour la mise à l’eau de Gène Cornu, même s’il en fait l’une de ses priorités. Il ne risque pas en tout cas de s’ennuyer entre deux travaux de charpente, car il s’est inscrit en master d’archéologie à l’université de Perpignan, pour travailler sur l’outillage et le savoir-faire des constructeurs de bateaux de la Rome antique, en s’appuyant sur les études menées sur plusieurs épaves, dont celles de Port-Vendres, qui datent du ive siècle. Dans ce cadre, il a noué un partenariat avec Epistemes, une entreprise qui développe des environnements virtuels éducatifs, pour « recréer un chantier naval antique, intégré dans le décor de sa cité, où les étudiants pourraient apprendre à construire un bateau de l’époque en enfilant un casque de réalité virtuelle » explique-t-il. Ce gros dossier nécessitera de longues recherches sur les différents outils antiques et leur utilisation. « L’idée serait ensuite de mettre en pratique ces savoir-faire à l’atelier en les adaptant au grand public. »
Ce projet ambitieux permet à l’Atelier des Barques de continuer à créer un pont entre le patrimoine et les nouvelles technologies, comme il l’a déjà fait avec la motorisation électrique du Libre Penseur. Où l’on voit que toute l’équipe de ce chantier-musée atypique et bien vivant s’inscrit dans son temps et n’a de cesse de renouveler la valorisation du patrimoine maritime. ◼
ENCADRÉS
L’usine de dynamites de Paulilles
Dans les années 1860, Alfred Nobel découvre la façon de stabiliser la nitroglycérine pour la transporter grâce à de la terre de diatomée. Il invente en 1865 le détonateur et met au point l’année suivante le bâton de dynamite. Cherchant un endroit pour implanter une usine où fabriquer sa nouvelle invention, il déniche l’anse de Paulilles : loin des combats de la guerre franco-prussienne, bien isolée, bénéficiant d’un cours d’eau à proximité, le Cosprons, elle est de plus ouverte sur la mer et les colonies d’Afrique, première destination pour l’exportation de la dynamite. C’est le site idéal. L’usine est ouverte en 1870. Six ans plus tard, elle abrite une trentaine de bâtiments où se déroulent toutes les étapes de la fabrication, bien séparées les unes des autres. L’anse accueille aussi des habitations pour les ouvriers qui vivent sur place avec leurs familles. Des explosions et la manipulation des produits qui entrent dans la fabrication de la dynamite entraînent des décès parmi les ouvriers. Certains sont ainsi victimes d’infarctus au contact de la nitroglycérine, un vasodilatateur… L’usine se développe pourtant considérablement et produit, en 1914, plus de quinze types de dynamite, des engrais, ainsi que des tuyaux en caoutchouc. Les produits sont exportés sur des goélettes depuis Port-Vendres, jusqu’à ce que la ville, craignant les réactions de ce fret imprévisible, en interdise le trafic. Un quai est alors construit dans l’anse, dont seuls subsistent aujourd’hui des bollards. Vers la fin des années 1960, la production de dynamite ralentit. Elle est remplacée progressivement par le placage par explosifs, une technique qui permet de souder deux alliages de métaux différents.
L’usine, dont l’activité est en perte de vitesse depuis plusieurs années, ferme définitivement ses portes en 1984.La question de son avenir se pose rapidement, car cette vaste friche de 32 hectares occupe un site naturel qui, même détérorié par l’activité industrielle, n’a rien perdu de son charme. Étonnamment, il est classé en 1980 au titre de la Loi sur la protection des espaces naturels, fait plutôt rare. Malgré cette mesure, le premier projet est porté par un promoteur immobilier, qui reçoit un bon accueil de la part des élus de Port-Vendres, dont dépend Paulilles. Des associations environnementales montent aussitôt au créneau en faisant valoir le classement du site. « Le promoteur immobilier a bien tenté de faire déclasser le site en commençant des travaux, mais les associations ont fait en sorte de stopper ces aménagements, raconte Florence Dessales, chargée de mission au Conservatoire du littoral pour le site de Paulilles. Elles ont ensuite fait appel au Conservatoire. »
Ce dernier achète donc le site en 1998, en partie soutenu financièrement par le département, qui en deviendra plus tard le gestionnaire. Le Conservatoire organise deux concours successifs, au terme desquels le projet « Avenir d’une mémoire », proposé par des paysagistes, des économistes, des botanistes et des architectes, est retenu. Il s’agit de créer, sur 17 hectares, un parcours de visite reconstituant la fabrication de la dynamite à partir des vestiges, mais aussi de réaménager les bâtiments et les anciens tunnels – dont l’un sert aujourd’hui de cabine pour les nageurs sauveteurs de la plage de Paulilles – et de valoriser les espèces végétales intéressantes. « La côte rocheuse possède quelques variétés de plantes comme le pin d’Alep, le pin à pignons, l’armérie du Roussillon, le polycarpon de Catalogne ou la statice de Trémois… que nous retrouverons à Paulilles, même si l’activité industrielle a quelque peu abîmé la biodiversité. Par ailleurs, les fourrés de tamaris et ceux de gattilliers sont deux habitats d’intérêt », précise Florence Dessales.
Un jardin exotique est aussi conçu, à partir de plantes venues de tous les continents du monde, en souvenir d’un directeur de l’usine qui avait l’habitude de ramener ou se faire ramener des plantes des pays où la dynamite Nobel était exportée. Pour l’entretenir, une dépendance de son ancienne maison est dévolue aux jardiniers qui travaillent avec des personnes en insertion. Par ailleurs, l’anse de Paulilles fait partie du parc marin du golfe du Lion, dont les eaux et les fonds marins, couverts de posidonies, sont protégés par le réseau Natura 2000. Le parc a d’ailleurs instauré à Paulilles une zone de mouillage et d’équipements légers, où l’ancrage est interdit pour protéger la flore marine. ◼
L’association des « grenouilles à rames »
L’association GranyotaRem, les « grenouilles à rames », a été créée en 2004 à Argelès-sur-Mer, par un groupe de rameurs qui voulaient partager leur passion de la rame catalane. Aujourd’hui, forte d’une soixantaine de membres, elle possède deux barques à banc fixe et deux yoles à banc coulissant, ainsi que deux yoles de Ness. « Et, depuis 2013, on gère aussi le Libre Penseur, propriété du musée La Casa Pairal (également musée des Arts et Traditions populaires catalans), précise Bruno Mazzilli, un adhérent de l’association. Nous avons signé une convention entre le département, l’Atelier des Barques et le port d’Argelès, ce qui nous permet de bénéficier d’une place gratuite, d’un créneau de carénage et de l’entretien à l’Atelier quand il s’agit de travaux un peu lourds, car nous nous occupons de l’entretien courant. »
Le Libre Penseur appartient à la collection des Musées de France, ce qui exige de respecter certaines obligations, notamment celles de ne pas quitter le territoire français sans autorisation. « Mais notre zone de navigation s’étend de Cerbère au Barcarès, alors ça ne nous dérange pas. » Le sardinal a en tout cas été l’occasion pour les adhérents, plutôt rameurs dans l’âme que voileux, de découvrir ou redécouvrir la pratique de la voile latine, avec l’aide de Martin-Luc Bonnardot. Et ce ne fut pas en vain : les meilleures années, le Libre Penseur réalise environ cinquante sorties. « Avec les autres bateaux, nous organisons trois sorties “loisir” par semaine, plus une d’entraînement aux régates de Llagut. Par ailleurs, nous participons tous les ans à la Vogalonga, à toutes les éditions de la Semaine du Golfe et à de nombreux rassemblements de voile-aviron en Méditerranée. Et, bien sûr, nous sommes présents aussi à Paulilles pour le Vire vire. » ◼
Le Vire vire de caractère pour les voiles latines
Afin de promouvoir l’art de la navigation à la voile latine, Samuel Villevieille, son équipe de l’Atelier des Barques et les associations de bateaux traditionnels de la Côte Vermeille ont créé en 2014 une petite manifestation nautique, le Vire vire de caractère dans l’anse de Paulilles. Chaque année paire, le premier week-end de septembre, des barques catalanes et autres unités à voile latine s’y retrouvent pour deux journées de festivités où la pratique de la voile est à l’honneur lors de petites régates. Au programme : deux manches sur un itinéraire balisé, des parades, un pique-nique sur la grande prairie du site classé, un marché du terroir et quelques stands de découverte du patrimoine, avec matelotage et informations sur la goélette Miguel Caldentey. ◼
Le label Musée de France
« Un “musée de France”, au sens du Code du patrimoine, est avant tout une “collection permanente composée de biens dont la conservation et la présentation revêtent un intérêt public et organisée en vue de la connaissance, de l’éducation et du plaisir du public” », explique le site du ministère de la Culture à propos de ce label, décerné à des institutions culturelles possédant des collections d’intérêt national. Les barques du département étant protégées par ce label, elles sont inventoriées dans les collections nationales, et sont donc inaliénables et imprescriptibles. Les travaux les concernant doivent s’effectuer suivant un protocole particulier, et tout projet doit être soumis à des instances scientifiques. Un bateau peut être déclassé, sur décision du haut conseil des musées de France. ◼