De sa naissance à sa mort, la sardine vit en bancs très denses, au-dessus du plateau continental. Son aire de répartition est vaste : celle qu’on découvre dans cet article vit de l’Atlantique Nord-Est à la mer du Nord, du Sénégal à la Méditerranée, en Adriatique, en mer Noire… © JEAN-PIERRE SYLVESTRE/BIOSPHOTO

par Catherine Vadon - Petit poisson d’argent renommé pour sa chair exquise, la sardine est emblématique de nos pêches maritimes. Se déplaçant par millions, elle finit souvent sa vie… en tête à tête, emboîtée par quatre ou six. La présence imprévisible de ce petit poisson pélagique a suscité bien des interrogations par le passé, et des zones d’ombre subsistent encore sur sa biologie. Sa taille et son poids ont globalement tendance à diminuer… de quoi s’interroger sur son avenir.

Une sardine frétillante qui sort de l’eau est un véritable joyau : dos bleu-vert iridescent, flancs argentés, pointillés de taches sombres. Elle possède un grand œil rond aux paupières adipeuses, un opercule osseux et strié qui recouvre ses branchies, une carène ventrale, quelque quatre-vingt minces écailles, une nageoire caudale fourchue et propulsive. Dans sa bouche, pas de dents, mais un petit osselet à l’extrémité de la langue, le prosohyal, dont on connaît mal le rôle.

Dès 1779, Duhamel du Monceau s’interroge sur l’origine de son nom dans son Traité des Pesches. Certains prétendent, écrit-il, que « le nom de sardine aurait été donné à ce poisson parce qu’on en prenait beaucoup près de la Sardaigne, mais ne pourrait-on pas dire que le poisson a donné le nom à l’isle ? »

La flotte de chaloupes sardinières de Douarnenez au mouillage dans l’anse de Penhir vers 1909. La présence, et la disparition de la sardine, à certaines périodes de l’histoire, ont suscité de grandes interrogations et causé de graves dommages à l’économie locale, en privant les pêcheurs
et les conserveries de ressources.

Aucun poisson n’a sans doute jamais fait couler autant d’encre

C’est le naturaliste allemand Johann Julius Walbaum, détenteur d’un prestigieux cabinet de curiosités à Lubeck, qui donne en 1792 le nom de Clupea pilchardus à la sardine européenne. En latin, clupea, clupeus, veut dire « bouclier », en référence à ses écailles, et pilchardus, est la forme latinisée de pilchard, qui désigne la grosse sardine en anglais. Cette appellation est remise en question par les savants du Jardin du roi : Lacépède la renomme Clupea sprattus, en la confondant avec le sprat. En 1826, Antoine Risso examine des spécimens de Méditerranée et remarque des différences morphologiques telles qu’il en fait une espèce à part entière, appelée Clupanodon sardina. Dans le Règne animal (1829), Georges Cuvier reprend le nom d’espèce pilchardius et l’attribue au « pilchard des Anglais » ou « célan de nos côtes » pour désigner les sardines de grande taille ; il fait de la sardine de taille moyenne une espèce différente qu’il nomme Clupea sardina.

De telles confusions montrent combien les observations de terrain et les caractères retenus sont encore insuffisants à l’époque pour différencier les espèces. De nos jours, la délimitation des populations et la réalité de potentielles sous-espèces sont encore un sujet de débat. Des remaniements taxonomiques récents, basés sur des données biochimiques et génétiques, ont exclu la sardine de sa séculaire appartenance à la famille des Clupeidae pour l’inclure dans celle des aloses…

Aussi loin qu’il est possible de remonter dans l’histoire de la pêche de la sardine sur nos côtes, sa présence et son abondance irrégulières ont toujours été signalées. Ainsi, entre les années 1880-1912, la sardine disparaît plusieurs étés consécutifs des côtes bretonnes, laissant les filets vides et les pêcheurs, désespérément sans ressources. Son comportement imprévisible et ses disparitions épisodiques donnent lieu à d’innombrables questionnements. Des explications possibles, d’origine environnementale ou humaine, sont tour à tour envisagées : persistance d’hivers froids et venteux, déplacement du Gulf Stream, emploi abusif du chalut et des dragues de toutes sortes, utilisation des sennes tournantes, éloignement des bancs effrayés par le bruit des chalutiers à vapeur… Aucun poisson n’a sans doute fait couler autant d’encre. Si des études ont ensuite permis d’en savoir plus, la connaissance de la biologie de la sardine est encore loin d’être maîtrisée.

Les inquiétudes sur la ressource des pêcheurs locaux sont relayées dans la presse nationale.
Ici, Le Petit Journal du 23 mars 1913 met en scène de façon spectaculaire une partie de pêche où les dauphins viennent s’attaquer aux sardines jusque dans les filets des pêcheurs.

Espèce d’eau tempérée, la sardine d’Europe parcourt les eaux côtières de l’Atlantique Nord-Est jusqu’au Dogger Bank en mer du Nord ; au Sud, on la trouve au Sénégal, en Méditerranée et en Adriatique, en mer de Marmara et mer Noire. Cette vaste répartition lui vaut de nombreuses appellations régionales : c’est le pilchard des Anglais, le célerin de la Manche, la chardine d’Arcachon, la sarde du Roussillon, la sardella de Corse…

Pélagique, la sardine vit en bancs très denses, au-dessus du plateau continental jusqu’à des profondeurs de 120 mètres. Le jour, elle abonde surtout entre 30-50 mètres sous la surface. La nuit, les bancs remontent vers 15-40 mètres en suivant les migrations verticales du plancton, dont ils se nourrissent, et perdent de leur cohésion. Ce sont surtout les relations visuelles qui permettent en effet l’attraction mutuelle des individus et un ajustement de leurs directions. Les harengs et les anchois ne forment pas non plus de bancs dans l’obscurité, dès qu’un seuil minimum lumineux de dispersion est atteint. Appartenir à un banc procure des avantages, en particulier celui de troubler les prédateurs qui ont besoin de fixer une victime pour pouvoir l’attaquer. Mais groupés en bancs, les poissons changent sans cesse de trajectoires et le prédateur a beaucoup de mal à focaliser son attention sur un individu, lorsque des milliers d’autres s’agitent tout autour et brouillent ses repères.

Oeufs de sardine. Quelques jours suffisent pour donner naissance à des larves. © OLIVIER DUGORNAY/IFREMER
Un banc de jeunes sardines dans les eaux translucides de l’île de Lesbos, en Grèce. © NICK UPTON/ROBERT HARDING PICTURE LIBRARY/BIOSPHOTO

La sardine effectue des déplacements saisonniers de faible amplitude régis par des besoins nutritionnels, reproducteurs ou en lien avec la température des masses d’eau. Elle se rapproche des côtes au printemps quand le plancton s’y développe, et migre en automne vers le large pour fuir l’agitation de l’eau et les températures plus basses.

Joseph Kerzoncuf, dans La Pêche maritime (1917), témoigne de l’immensité de leurs bancs. Au cours de l’été 1913, un banc de sardines, poursuivi par des bélugas, s’engouffre dans la rivière profonde de l’aber Wrac’h qui, à marée haute, forme un bras de mer d’environ 200 mètres de large. « Le banc, disent les témoins, couvrit la rivière sur une longueur de 3 kilomètres, les sardines étaient si serrées qu’elles semblaient former un bloc de plusieurs mètres d’épaisseur, affleurant la surface de l’eau et accôté aux rives. Les dauphins rôdaient à l’extrémité du banc, happant les sardines qui s’en détachaient. Le phénomène, qui avait commencé après la mi-marée, dura jusqu’à la pleine mer. Au renversement de courant, les dauphins reprirent le large et le banc s’écoula lentement. »

Les pêcheurs disent que les sardines se déplacent en piles ou en mattes. Elles « jettent de l’eau, forment des remous ; il n’y a pas moyen de les arrêter », décrit Jean Boulard, de La Turballe. « De loin, elles font une tache sombre, plus nette qu’une forte risée de vent. De près, on voit le grouillement verdâtre de la sardine qui, souvent mêlée à l’anchois, s’en distingue nettement par son “coup de balai” : c’est comme une onde de panique qui parcourt la pile d’arrière en avant, en deux ou trois secondes, et à intervalles irréguliers », écrit Guy de La Tourrasse, dans Technique du filet bolinche (1953).

Atteignant une longueur maximale de 25 centimètres, la sardine a une croissance rapide et une durée de vie moyenne de sept ans. Elle présente des frayères dans la majeure partie de son aire de répartition, qui sont plus importantes dans les régions les plus septentrionales et méridionales (Manche, entre le Sud-Ouest de la Bretagne et le Nord de l’estuaire de la Gironde, mer Cantabrique, côte Nord-Ouest du Portugal, Sud du Portugal et de Cadix et, sur la côte atlantique marocaine, dans la baie de Cintra). Une femelle pond environ soixante mille œufs durant une saison, émis et fécondés en pleine eau. Ce mode de reproduction mise sur un « effet de nombre », à la merci du hasard pour la rencontre des gamètes. Malgré un grand gaspillage d’œufs et de larves écloses, cette stratégie lui réussit vu la densité de ses bancs.

Une dizaine de jours après l’éclosion, la larve commence à se nourrir seule

Les sardines restent leur vie durant groupées avec leurs semblables, ne donnent aucun soin à leurs œufs et ne montrent aucune différence morphologique entre mâle et femelle, des caractéristiques liées au mode de vie pélagique. Planctoniques, les œufs mesurent 1,5 millimètre de diamètre. Après trois à cinq jours de développement, une larve de 4 millimètres éclot, translucide, pourvue d’une grosse vésicule de vitellus, réserve de nourriture riche en protéines et en lipides. Une dizaine de jours après l’éclosion, le sac de vitellus est résorbé, la bouche et les mâchoires sont fonctionnelles et la larve commence à se nourrir. À l’âge d’un an, le juvénile mesure 10 à 15 centimètres de long. Cette croissance rapide se poursuit jusqu’à atteindre, à la fin de la troisième année, une longueur d’environ 20 centimètres. Ensuite, la croissance ralentit.

Outre l’homme, les requins ou les petits crabes Polybius henslowii figurent parmi les prédateurs des sardines. On peut ajouter à cette liste les thons, dauphins, merlus ou cétacés, qui s’en régalent aussi. © CULTURA CREATIVE LTD/ALAMY STOCK PHOTO

La sardine peut passer d’un mode d’alimentation à un autre en fonction de la nourriture présente. Opportuniste, elle est ainsi capable de maximiser son apport énergétique en utilisant le mode le plus approprié, une plasticité de comportement qui a souvent été liée à son « succès écologique ». Chacun de ses arcs branchiaux en forme de V comprend d’un côté une série de filaments servant à la respiration, de l’autre une série de branchiospines utilisés pour filtrer la nourriture. Bouche ouverte, la sardine nage et se nourrit par filtrage, son mode d’alimentation principal. Elle récolte les éléments microscopiques du plancton sur ses branchiospines, puis les avale. Elle peut aussi se saisir sélectivement de proies planctoniques. Les éléments plus petits et plus abondants, comme les diatomées ou les larves de copépodes, sont filtrés, tandis que les plus gros copépodes sont sélectionnés individuellement. En Méditerranée, on a trouvé jusqu’à trois mille trois cents proies dans un estomac de sardine : copépodes, chaetognathes, larves de crustacés, œufs et larves de poisson. Les proies zooplanctoniques de grande taille et à haute teneur en carbone constituent la source de nourriture énergétique la plus importante.

Les humains ne sont pas les seuls à raffoler de sa chair, riche en acides gras polyinsaturés, oméga-3, protéines, minéraux, vitamine D. De nombreux prédateurs s’intéressent à elle, comme les thons, merlus, requins ou cétacés. Dans l’océan, la lutte pour la survie est d’autant plus intense que les refuges sont inexistants, tous les animaux étant exposés à la vue de leurs prédateurs. Pour beaucoup, le camouflage est directement lié aux conditions d’éclairage. Grâce à des propriétés spécifiques, liées à la réfraction de la lumière sur sa peau, la sardine est moins visible pour ses prédateurs.

Grâce à cette capacité, la peau des poissons argentés pourrait détenir la clé de meilleurs dispositifs optiques. Des recherches les étudient pour comprendre leur rôle en tant qu’adaptations évolutives et explore leur caractéristique pour des dispositifs bio-inspirés, comme des miroirs multicouches, fabriqués à partir de polymères imitant la peau du poisson.

la une du Petit Parisien du 18 juillet 1909, « une chasse aux monstres marins dans la baie de Douarnenez» illustre les réponses radicales apportées aux ravages causés par les bélougas, ou souffleurs, qui traquent la sardine. © GALLICA.BNF.FR/BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE

Les pêcheurs redoutaient aussi les bélougas ou souffleurs

Mais revenons à nos prédateurs affamés ! Du temps où les pêcheurs bretons utilisaient des filets maillants en fin coton bleu pour pêcher la sardine, ils savaient que si elles ne « montaient pas toujours à la boëtte (rogue) », c’est qu’elles étaient parfois dérangées par « des gros », notamment les thons rouges, bondissant au-dessus de la surface. Inutile non plus d’espérer faire une bonne pêche si un requin peau-bleue évoluait dans les parages. Les pêcheurs redoutaient aussi les bélugas, ou souffleurs, longs de 3 à 4 mètres. Rôdant dans les parages des filets, ils les traversaient, en y faisant des trous énormes. Quelquefois, ils les longeaient et attrapaient les poissons maillés, arrachant avec la tête de grosses pièces du filet. « On n’imagine pas la ruse de ces animaux qui, tels de vrais pirates, guettent au loin les bateaux et les canots sardiniers, mettant la tête hors de l’eau pour mieux observer [comportement de spy-hopping]. Puis, comme de petits sous-marins, ils disparaissent dès qu’ils se sentent repérés mais c’est pour surgir, après cette plongée, au moment favorable, parmi les filets qu’ils ont vite fait de démolir… », lit-on dans le journal La Presqu’île Guérandaise en juin 1929.

À Piriac, en 1995, Francis Rio me racontait que lorsqu’il était enfant et qu’il accompagnait son père à la pêche, il lui arrivait de faire une sieste dans le fond du bateau. Combien de fois n’a-t-il pas été réveillé par son père qui tapait sur le bordage avec une dame de nage, en criant : « Des bélugas ! Des bélugas ! », ce qui ne semblait pas vraiment les effrayer. Il fallait aussitôt virer les filets et se presser de rentrer. De retour à la maison, sa mère ne demandait pas s’ils avaient bien pêché, mais s’il y avait eu des bélugas, car c’était elle qui ramendait les filets en lambeaux…

Les scientifiques de l’Ifremer effectuent des campagnes dans le golfe de Gascogne pour surveiller la ressource. Dans cette zone, l’état du stock de sardines est passé d’« effondré » à « surpêché et dégradé » dans le bilan de 2022. © LIONEL FLAGEUL

Des crabes dits « à sardines » (Polybius henslowii) s’en prennent aussi à elles. Adaptés à la nage grâce à leurs pattes pourvues de palettes, ces petits voraces pullulent certaines années dans la colonne d’eau au large des côtes bretonnes. Ils font des ravages dans les filets droits auxquels ils s’accrochent, en tailladant leurs mailles. Une fois remontées à bord, les sardines mordillées ou déchiquetées ne valent plus grand-chose. En 1886, lors d’une campagne océanographique menée au large de l’Espagne sur le yacht l’Hirondelle, le prince Albert de Monaco raconte avoir remonté dans un chalut des milliers de ces crabes, brandissant des pinces « aussi aiguës que les griffes d’un chat ; l’abus qu’il en fait le rend odieux ». Sur le pont, ils s’accrochaient en effet aux pieds nus des marins, les pinçant jusqu’au sang…

Les sardines jouent un rôle crucial dans les chaînes alimentaires océaniques, en tant qu’espèces clés dans le transfert d’énergie du plancton vers les poissons prédateurs, les mammifères marins et les oiseaux de mer. Leur courte durée de vie, leur taux de fécondité élevé et leur nourriture à base de plancton les rendent particulièrement sensibles aux conditions océanographiques changeantes. Ces dernières années, pêcheurs et scientifiques constatent une tendance générale à la diminution de la taille et du poids des sardines sur nos côtes.

Depuis une vingtaine d’années, les campagnes scientifiques Pelgas, menées par l’Ifremer à bord de la Thalassa, se déroulent au printemps dans le golfe de Gascogne, le long d’une trentaine de radiales. Elles visent à estimer la biomasse et à prédire le recrutement des petits poissons pélagiques, dans un contexte de gestion écosystémique des ressources. Ces campagnes acoustiques utilisent un échosondeur pour détecter la présence et la biomasse des poissons, et sont complétées par des coups de chalut pélagique menés par des pêcheurs professionnels. En vingt ans, la campagne annuelle a enregistré une diminution de 20 et 30 pour cent de la taille et du poids de la sardine, et de l’anchois, entre le pays bigouden et Capbreton.

Au niveau européen, la taille minimale de commercialisation de la sardine est de 11 centimètres au débarquement, et des maillages minimaux sont imposés aux engins de pêche. Douarnenez et Saint-Guénolé sont les premiers ports de débarque de la sardine en France. © DAMIEN DELAUNAY/IFREMER

Dans le golfe de Gascogne, l’état du stock de sardine est passé d’« effondré » à « surpêché et dégradé » dans le bilan Ifremer des pêches pour l’année 2022. Cette révision de statut concerne surtout les poissons de un et deux ans, et la disparition des individus plus âgés. La dégradation du zooplancton pourrait être un facteur significatif de la diminution de la taille des sardines, observée tant dans le golfe de Gascogne que dans le golfe du Lion, car ces études font écho à des observations similaires réalisées en Méditerranée. Leur taille est passée de 15 à 11 centimètres en moyenne en dix ans, leur poids de 30 à 10 grammes, et les sardines de plus de deux ans ont disparu. Dans le golfe du Lion, des images obtenues par satellite montrent une baisse allant jusqu’à 15 pour cent de la quantité de microalgues depuis le début des années 2000. La diminution de la production de plancton s’accompagnerait aussi d’un changement de taille : les cellules planctoniques seraient plus petites et moins énergétiques pour les poissons qui les consomment. Autrement dit, les sardines ne trouveraient pas dans le milieu le plancton nécessaire à leur bonne croissance.

Cette situation est-elle liée aux changements environnementaux, aux pollutions charriées par le Rhône ou dispersées en mer depuis le littoral ? Comme le montrent des études récentes, la contamination en éléments traces métalliques et métalloïdes, d’origine anthropique, pourrait impacter ses populations, même si les seuils règlementaires ne sont pas dépassés. Généralement, ces analyses sont réalisées dans les muscles, qui sont consommés par l’homme, ou dans certains organes, foie et gonades, qui concentrent les polluants. Quand les sardines sont consommées par leurs prédateurs, elles transfèrent ces contaminants vers les maillons supérieurs de la chaîne alimentaire, comme les thons et les merlus qui, eux, dépassent parfois les seuils réglementaires. Des études récentes ont aussi montré que les microplastiques et les fibres naturelles (coton, laine) d’origine anthropique sont communs dans tout l’environnement pélagique le long de la côte méditerranéenne espagnole. La présence d’un composant des bouteilles plastiques (le polyéthylène téréphtalate) a été décelée dans le système digestif de 15 pour cent des sardines, et des anchois, échantillonnés.

La sardine est l’une des ressources halieutiques les plus importantes dans toute son aire de répartition. Sa pêche se pratique en Atlantique Nord-Est et en Méditerranée, à l’aide de la bolinche (senne tournante) et du chalut pélagique. Les bolincheurs travaillent du Nord de la Bretagne au bassin de Parentis, depuis les ports de Douarnenez, Lorient, Quiberon, Saint-Jean-de-Luz. Les chalutiers pélagiques travaillent en bœuf de la baie de Vilaine jusqu’au plateau de Rochebonne et au bassin de Parentis, depuis les ports de La Turballe, Saint-Gilles-Croix-de-Vie, La Cotinière, Saint-Jean-de-Luz… Les débarquements les plus élevés sont actuellement détenus par les ports de Douarnenez (9 200 tonnes en 2021) et de Saint-Guénolé (4 400 tonnes). La consommation annuelle de sardines est estimée à un kilo par habitant, sur un total de 33,5 kilos toutes espèces confondues. C’est la troisième espèce achetée en conserves, presque à égalité avec le maquereau, mais moitié moins que le thon (données Agrimer, 2022).

En haut, à gauche : l’évolution de la mortalité par pêche indique un rapport entre la quantité de sardines capturées et la population totale. Flim correspond à la limite de mortalité par pêche, au-delà de laquelle il n’est pas sûr que le stock se renouvelle. Frmd est la mortalité par pêche au niveau du Rendement maximum durable (rmd), seuil au-dessous duquel l’exploitation de l’espèce est jugée maximale et durable. En haut, à droite : ce graphique présente l’évolution de la biomasse des reproducteurs.
Si le nombre est en-dessous du seuil appelé rdm-btrigger, le stock est dégradé et il faut réduire la mortalité par pêche. Si l’on dépasse encore l’autre marque, Blim, la quantité de biomasse de sardines est jugée insuffisante pour se renouveler (stock effondré).

Au niveau européen, la taille minimale de commercialisation de la sardine est de 11 centimètres au débarquement, et des maillages minimaux sont imposés aux engins de pêche. Malgré le déclin de certaines de ses populations, et dans un contexte de grande érosion de la biodiversité océanique, sa pêche n’est pourtant soumise à aucune autre réglementation. Les écailles de sardines, considérées jusqu’à présent comme des déchets de la pêche, sont actuellement en recherche de valorisation. Elles pourraient constituer une source alternative de biomatériaux, en particulier de chitine, et trouver des applications dans les industries agroalimentaire et pharmaceutique. 

EN SAVOIR PLUS

Le « sardine run » d’Afrique du sud

© ROD HAESTIER/ALAMY STOCK PHOTO

Durant l’hiver austral, des millions de sardines indopacifiques (Sardinops sagax, 40 centimètres) entament une migration de reproduction de la côte Sud de l’Afrique du Sud vers les eaux tropicales de la côte Est, dans le KwaZulu-Natal, à plus de 1 000 kilomètres de là. Les gigantesques bancs mesurent jusqu’à 7 kilomètres de long, 1,5 kilomètre de large et 30 mètres de haut, et sont poursuivis par tout ce qui mord : poissons piscivores, requins, oiseaux de mer. Des milliers de dauphins (Delphinus capensis) chassent en équipe pour forcer les sardines affolées à se serrer en boules compactes et éphémères, et à monter près de la surface. Elles sont alors entourées et attaquées, y compris par les fous du Cap qui bombardent les bancs en piqué. Cette migration est attendue par les populations côtières qui déploient des sennes de plage et pêchent en masse dans les bancs.

C’est la remontée saisonnière d’eaux profondes froides et riches en nutriments (upwelling) sur la côte Sud-Est de l’Afrique du Sud qui ouvre la voie à cette migration. Celle-ci fait l’objet de nombreuses hypothèses, parfois contradictoires. Une équipe de scientifiques a récemment mis en évidence des différences génétiques entre la population associée à la côte Ouest de l’Afrique du Sud, tempérée froide (océan Atlantique), et celle de la côte Sud, tempérée chaude (océan Indien). Les sardines qui migrent, principalement d’origine atlantique, recherchent des eaux froides. Cependant, lors de leur remontée vers le Nord, elles se trouvent piégées entre la côte et les eaux tropicales du courant des Aiguilles, orienté vers le Sud, sans doute trop chaudes pour elles. Alors quels avantages trouvent-elles à ce marathon si ravageur ? Est-on en présence d’un « piège écologique », comme l’affirment certains chercheurs ? Les migrations animales offrent normalement un avantage sélectif, en permettant aux animaux d’optimiser les ressources de l’environnement. Une histoire similaire se déroule dans le golfe du Mexique où les Sardinops sagax viennent pondre entre septembre et février. Elles suivent les eaux froides qui sont poussées du Nord du golfe en raison des tempêtes hivernales dans cette région. Ces courants froids rencontrent les eaux plus chaudes des Caraïbes au large de l’extrémité Nord-Est de la péninsule du Yucatan. Les sardines ont tendance à se rassembler là, et à se rapprocher de la surface la nuit pour se nourrir ; au petit matin, leurs bancs sont attaqués par les poissons voiliers, qui les empêchent de descendre vers le fond. Avec leur long rostre, ils les étourdissent de coups et chaque sardine éjectée de la boule dans un nuage d’écailles est avalée. La boule de sardines poursuivie se déplace avec frénésie et, plus elle perd ses occupants, plus les voiliers deviennent agressifs. Bientôt le banc n’est plus qu’un souvenir, et les voiliers s’éloignent dans le bleu, leurs grandes nageoires repliées. 

À la bella poutina !

Sur la côte niçoise, la poutina est le nom donné aux juvéniles de sardines – le fretin – qui, poussés par les courants, dérivent en masse vers les petits fonds. Ils naissent dans les frayères vaseuses de l’embouchure du Var et arrivent sur la côte vers mars. Ils mesurent alors 2 à 4 centimètres de long et n’ont pas encore d’écailles, ce sont les poutino nudo. Dès avril, ils atteignent 4 à 5 centimètres, sont pourvus d’écailles et d’un éclat argenté, ce sont les poutino vestido. En mai, ce sont les palaija, puis les sardinetta. Les pêcheurs les capturaient à l’aide d’une senne de plage à mailles très serrées, dite tartanoun, déployée depuis les pointus. Portant des corbeilles sur la tête, des marchandes parcouraient les rues de Nice au printemps en criant « A la bella poutina ! » et en vendaient des quantités considérables. Cette pêche constituait une sorte de privilège, consenti par le roi de Sardaigne, et accordé aux pêcheurs côtiers. Lors du rattachement du comté de Nice à la France, la pêche à la poutine faisait partie des clauses du décret impérial du 10 mai 1861. Aujourd’hui interdite en France (et en Italie) par la Commission européenne, elle bénéficie d’une dérogation dans les Alpes-Maritimes, d’Antibes à Menton, durant quarante-cinq jours par an. La poutina se consomme un peu comme les civelles ou pibales (juvéniles d’anguilles) de la côte atlantique : en omelette, beignets, salade… 

© CAMILLE OGER

Depuis le temps qu’elle se fait mettre en boîtes…

Au cours des siècles, la sardine connut bien des modes de conservation, offrant à sa pêche d’énormes débouchés commerciaux. Rangée en cercle dans des barils, salée et pressée, on la conserve pendant des mois et on récupère son huile pour s’éclairer. En vert, elle est juste saupoudrée de sel. Confite, elle est cuite, recouverte de beurre fondu et enfermée dans des houlles en grès. En 1824, le confiseur Joseph Colin installe la première usine de conserves industrielle à Nantes, rue des Salorges, où il applique le procédé stérilisateur de Nicolas Appert, avec des sardines frites dans l’huile d’olive. La conserverie nantaise prend un essor fabuleux et les grandes marques font leur apparition.

© HERITAGE IMAGE PARTNERSHIP LTD/ALAMY BANQUE D’IMAGES

L’industrie des boîtes métalliques naît en même temps et Nantes devient « reine de la sardine et de la conserve ». Comme le dit malicieusement Luce Courville, de l’académie de Bretagne et des Pays de la Loire : « La sardine devint définitivement nantaise quand… elle fut mise en boîte, ce qu’elle prit avec bonne humeur et elle eut raison. Car la sardine connut la gloire quand elle s’enferma en tête à tête avec Amieux et Saupiquet : ménage à trois, direz-vous, choqués, oui, mais doublement nantais. » (Bestiaire nantais, 1991.) Dans les années 1870, quelque deux cents usines fonctionnent sur la côte atlantique. Les industriels rivalisent d’imagination pour vendre leurs produits, à grand renfort de devises et d’objets publicitaires. Les sardines en boîtes connaissent un succès national, puis une réputation mondiale, faisant dire à Joseph Kerzoncuf, chef du service des pêches maritimes : « Comme le dit une réclame très connue : la sardine a fait le tour du monde ; il est vrai qu’elle l’a fait en nageant dans l’huile et après avoir laissé sa tête à l’usine. » (La Pêche maritime, 1917). 

Quand la science dévoile ses secrets

© SPANISH INSTITUTE OF OCEANOGRAPHY

Présents dans l’oreille interne de la sardine, les otolithes (longs de 2 à 3 millimètres) sont de petites concrétions de carbonate de calcium, au rôle majeur pour l’équilibre et l’acoustique. Présents dès le stade larvaire, les otolithes croissent durant toute la vie du poisson par couches concentriques sur leur pourtour. Chez la sardine européenne, la croissance est soumise à un rythme saisonnier : rapide en été, ralentie, ou nulle, en hiver. Cette périodicité apparaît sur les otolithes : une période de croissance se traduit par un dépôt de cristaux d’aragonite formant une zone opaque. Pendant l’hiver, pas de croissance, pas de dépôt, la zone reste translucide. Sous loupe binoculaire, il suffit de compter ces alternances opaques et translucides pour obtenir le nombre d’hivers et d’étés vécu par la sardine, et donc son âge. S’y inscrivent aussi la durée de vie larvaire, l’âge à la métamorphose, à la vie sexuelle, etc. La microchimie des otolithes, en plein essor, documente le milieu dans lequel le poisson a vécu, tels des éléments traces, issus d’activités anthropiques, qui peuvent révéler des pollutions. Résistants aux sucs digestifs, ces otolithes se retrouvent souvent dans les estomacs des prédateurs, ce qui permet d’identifier les poissons consommés. Enfin, les olothites fossiles, recueillis dans d’anciens gisements marins, sont des trésors pour la connaissance de la faune ancienne et du climat.

La sardine possède une autre particularité intéressante et semble avoir trouvé le moyen de détourner une loi fondamentale de la physique, la polarisation de la lumière. Les différentes couches de cristaux de guanine que sa peau contient lui permettent en effet de maximiser sa réflectivité, un dispositif qui la rend moins visible pour ses prédateurs. 

À lire:

Le Chasse-Marée a consacré de nombreux sujets à la pêche à la sardine et aux conserveries. Vous les retrouverez dans l’index, disponible sur le site Internet <chasse-maree.com>

Philippe Urvois, « le renouveau des bolincheurs bretons », le chasse-marée n° 237, 2011 ;

Bernard Cadoret, Dominique Duviard, Jacques Guillet, Henry Kérisit, ar vag tome 1, éd. le chasse-marée, douarnenez, 2003.