Jean-Pierre David, dit « Goliath », est commandant au long cours sur des navires gaziers. Virginie de Rocquigny est allée l’écouter chez lui, à Brest. Dessins de Guillaume Carreau.

«On n’est pas sur un bateau de plaisance, mais faut au moins bosser dans une bonne ambiance.»

«Chaque année, à la date de l’accident, j’y pense encore. C’était un vendredi 13 juin. J’avais vingt-six ans. J’étais encore lieutenant, à bord du pétrolier Chassiron. Ça s’est passé sur la côte landaise, pas très loin de chez moi. À l’époque, on n’inertait pas*. Sur les bateaux de moins de 20 000 tonnes, c’était pas obligatoire. Le bateau était dans un bon mélange entre l’air et les vapeurs d’essence, il y a eu un point chaud, ça a explosé. On était partis à 6 heures du mat’, ça a pété à 7 heures et quelque. Tu te réveilles avec l’alarme générale, t’as des flammes partout. Sur le pont, ils étaient en train de laver les citernes. Le pompiste est décédé.

« Un bateau de Bayonne est venu nous aider pour éteindre l’incendie. Y a eu les militaires en hélico. Les Affaires maritimes. La police est venue enquêter. On nous a proposé un soutien psychologique mais je crois qu’on était bien entre nous. Ça a détruit certaines personnes cet accident. Pour le commandant, il a perdu un membre d’équipage et c’était de sa faute, il l’a vécu comme ça. Et je le comprends.

"C'était un vendredi 13 juin, j'avais vingt-six ans."

«J’aurais pu partir, me dire c’est bon, c’est fini le transport de produits dangereux. Mais ça ne m’a pas dégoûté de ces bateaux-là puisque j’y suis toujours. Y avait un côté “ok, il s’est passé ça mais on rebondit là-dessus”. Je voulais voir les suites. Ça a changé notre façon de travailler. Pas que chez nous, dans plein de compagnies du monde entier. Parce que ça n’a pas été le seul bateau. Sur quelques années, il y avait déjà eu plusieurs explosions. À l’époque, on partait du principe que “gros bateau, gros boum” et “petit bateau, petit boum”. Mais en fait… ça fait boum quand même. Ça a été hyper intéressant de voir le changement d’attitude. Moi, je suis devenu intransigeant sur certaines choses. Les exercices incendie, on fait pas ça par-dessus la jambe. Un téléphone pas éteint dans une poche, je réagis. On sait jamais. J’essaie de rester zen mais je peux être chiant.

« Je suis stressé de nature, un peu hyperactif mais je veux pas le montrer aux autres. Alors il faut trouver des palliatifs. À bord je fais des étirements tous les matins pour me détendre. J’ai des petits rituels. Avant la manœuvre, j’aime bien prendre une bonne douche pour arriver frais. À un moment, je commandais un bateau où c’était un peu le stress. On était dans une rivière pour aller à Douala qu’était mal draguée, mal repérée. Je tournais avec un gars qu’était une boule de stress. Et les mecs me disaient “Toi, t’es relax”. En fait je suis pas relax du tout. Juste, je garde pour moi. Je bois mon café, je fume des cigarettes et le stress c’est pour moi, voilà. Les gars ils font leur boulot, il faut juste être attentif.

"Je bois mon café, je fume des cigarettes et le stress c'est pour moi. Voilà."

«Y a des commandants avec qui j’ai navigué quand j’étais élève qu’étaient horribles, qui savaient tout, mieux que les autres. Les équipages tremblaient, c’était la terreur à bord. Je me suis toujours dit “Je veux pas être comme ces gars-là”. Faut pas être trop cool parce que c’est la foire et c’est là que c’est dangereux. Et faut pas être trop dur sinon tu finis comme le capitaine Bligh sur une barcasse, avec les mecs du Bounty. Faut garder un bon équilibre. On n’est pas sur un bateau de plaisance, on n’est pas là pour prendre du plaisir et on le sait. Mais faut au moins bosser dans une bonne ambiance.

« Quand j’étais jeune, j’avais un problème avec l’autorité. On me disait tu me vouvoies, tu me dis “bonjour commandant”… On me dit de faire, je fais, mais j’avais du mal. Et maintenant quand j’y pense… En fait je me retrouve dans un truc qu’est hyper hiérarchisé, plein d’autorité, avec des uniformes. Qu’on me tutoie ou qu’on me vouvoie, je m’en fous mais quand on me dit bonjour, quand on m’appelle, c’est “Commandant”. J’aime bien. Quand ça part à la foire dans les réunions, je leur dis, les gars on n’est pas dans une démocratie jusqu’à preuve du contraire, et à la fin je prendrai une décision et ce sera pour le meilleur, j’espère. C’est des changements de mentalité. Peut-être en vieillissant. Mais faut que ça marche, faut que ça avance. On nous a donné un boulot à faire, on le fait. On n’envoie pas des fusées dans l’espace, on fait naviguer un bateau d’un point A à un point B pour le charger, le décharger. L’affréteur gagne de l’argent, nous on gagne nos salaires, et faut qu’on rentre tous en bonne santé à la maison. C’est pas une mission divine.

«J’ai toujours dit à la boîte que pour mon équipage je ferais tout. Que des fois pour l’entreprise, pour les arranger, je refuserais certaines choses, mais pour mon équipage, je ferais toujours tout ce qui est possible. Ça peut être faire débarquer un mec en urgence parce qu’il a un décès dans sa famille, et se battre pour le faire. Se battre avec les affréteurs pendant le COVID pour organiser des relèves. Faire une avance exceptionnelle quand un gars a vraiment besoin…

« Je sais plus où c’est que j’avais lu ça, ça parlait du commandement et c’était “Agir en bon père de famille”. Moi je vois ça comme ça. Tout le monde ne peut pas t’apprécier, ce qui est normal, mais faut faire le maximum pour que les gens soient contents de naviguer avec toi. Y a des gens qui vont pas bien, des gens qui craquent, des gens qui ont des soucis à la maison et ça se ressent à bord. Surtout maintenant, avec le Wi-Fi sur les bateaux. Ça change tout. Ça rend les embarquements plus faciles parce que ça permet de faire des vidéos avec les enfants, c’est bien. Mais pour certains marins c’est dur à gérer. Plein de choses qui ne se savaient pas avant, maintenant, c’est direct. Un coup de WhatsApp et t’es au courant de tout.

"La boîte n'arrête pas de communiquer par mail, c'est éreintant."

«L’arrivée d’Internet a changé beaucoup de choses. Le commandant envoyait des Télex quand j’ai commencé ! Quand j’étais lieutenant et qu’on arrivait dans un port, je préparais les documents et je les donnais à l’agent. Maintenant, il faut que le commandant les envoie 24 à 48 heures avant par mail. Tu te retrouves à faire des papiers des papiers des papiers. Ça tue, les papiers.

«La première chose que tu fais comme commandant le matin, c’est ouvrir ta boîte mail. Comme dans tous les boulots du monde en fait. C’est pas normal. On devrait commencer par aller à la passerelle voir comment ça se passe, dire bonjour. Et d’ailleurs c’est ce que je fais : je me lève, je regarde mes mails en caleçon et quand je vois tout ce qu’il y a dans la boîte, ça me déprime, je laisse l’ordi en plan et je vais prendre un café à la passerelle. Tout le software est connecté, donc les affréteurs et la boîte peuvent voir où est-ce qu’on est, qu’est-ce que qu’on fait. Ils suivent les bateaux à la seconde près. Tous les midis, tu dois faire ton petit rapport. La boîte n’arrête pas de communiquer par mail. C’est éreintant. T’as plus aucune latitude.

« Je suis passé commandant à trente-cinq ans. Tu te dis ça y est, je suis arrivé au bout du truc et il me reste vingt ans à faire, parce qu’en tant que marin on peut prendre sa retraite à cinquante-cinq ans. Je viens de changer de boîte pour voir autre chose, pour pas être aigri, pas finir comme un vieux gribu. J’avais envie d’apprendre autre chose aussi.

« Avant j’étais chez Pétromarine, une petite boîte familiale de Bordeaux qui faisait pas trop de bruit. Je suis rentré chez eux comme élève quand j’étais à l’école de marine marchande, et j’y suis resté vingt ans. C’est pas des très gros des bateaux, 120-150 mètres. On faisait du cabotage pétrolier. Beaucoup beaucoup d’escales. On chargeait à Donges et on déchargeait à Brest, Bayonne, La Pallice… Donc tu fais de la nav’ au milieu des pêcheurs, des petits voyages de quelques jours, et après c’est chargement-déchargement à gogo. C’est speed. Y a pas d’ennui. Si tu veux que les gens se reposent, t’es obligé d’apprendre pour qu’on te fasse confiance donc tu dois progresser rapidement. Après ils se sont diversifiés, on a été en Afrique de l’Ouest, dans le golfe Persique, en Europe du Nord, beaucoup dans les Caraïbes. On chargeait dans les îles Vierges américaines et on déchargeait en Martinique, en Guadeloupe… C’était varié, y avait des bonnes ambiances, des bons gars à bord.

« J’ai surtout navigué avec des équipages étrangers. Afrique de l’ouest, Roumanie, des Philippins, donc il faut intégrer tous les trucs propres à chaque nationalité. Y a forcément une distance une fois que t’es commandant. Mais je continue à aller au carré équipage avant qu’ils mangent, cinq minutes, dix minutes. Comment ça se passe, qu’est-ce qu’on va faire dans les prochains jours, comment ça va… Même si je suis pas mécano je descends en machine quasiment tous les jours dire bonjour, voir les gars, discuter. Moi j’admire le côté social. Discuter avec tout le monde, être au courant de la vie des gens. Je vais à la cuisine tous les jours aussi, parce que j’aime manger d’abord et aussi pour discuter. Qu’est-ce que vous avez prévu, on pourrait faire ça un de ces quatre… Et puis je suis surtout en passerelle pour le côté navigation, cargaison.

"On chargeait à Donges et déchargeait à Brest, Bayonne, La Palice... J'ai surtout navigué avec des équipages étrangers - Afrique de l'ouest, Roumanie, des Philippins...""

« Maintenant je suis sur des plus gros navires, qui transportent du gaz naturel liquéfié. Des gaziers de presque 300 mètres de long. Essentiellement en ce moment entre les États-Unis et l’Europe, à cause de la guerre en Ukraine. Le premier voyage, j’ai embarqué au Pérou, on est passé par le détroit de Magellan et on est remontés jusqu’au Pays de Galles. Un mois de navigation. La mer tout autour, le temps du long voyage. J’avais quasiment jamais fait ça, de grandes traversées. C’était génial. Ça reste du transport de produits dangereux mais c’est complètement différent. Un mois de mer, c’est pas la course tous les jours, t’as le temps de planifier ton boulot. Les embarquements durent deux mois et demi mais ça passe assez vite. En vieillissant c’est pas mal un rythme moins speed. Le dernier navire battait pavillon espagnol donc tous les officiers étaient espagnols. J’ai progressé en espagnol. Je suis pas compliqué. J’ai le contact facile, tu me mets cinq minutes avec un mec je vais commencer à discuter. Et en plus je parle beaucoup.

« Y a beaucoup de gens avec qui j’ai bossé pendant quelques années que je vois en dehors du boulot, qui sont devenus des amis. Quand on est partis en voyage en camion faire un tour d’Europe avec ma famille, on a passé un mois en Roumanie. On a été accueillis par tous les marins avec qui j’avais navigué. L’accueil était terrible. C’était fantastique. Y a certains marins roumains que j’essaie de faire venir dans ma nouvelle boîte parce que c’est des gens valables au boulot et des gens avec qui j’aime vivre, tout simplement.

«Quand je rentre à terre, c’est dur de faire le “reset” parfois. Chez mes parents quand j’étais plus jeune et que je rentrais, ma mère elle me disait “Arrête de gueuler, t’es plus sur ton bateau !” parce que je parlais trop fort. Le plus dur c’est maintenant, avec les enfants. Les deux-trois premiers jours, ils sont hyper demandeurs, moi je suis hyper content de les retrouver mais c’est dur de se remettre dans la vie quotidienne. Retrouver les tâches que tu fais plus à bord. Tu te replonges dans les problèmes du quotidien. Pour moi c’est pas évident, mais je pense que pour ma femme c’est pas évident non plus, même pour les enfants. C’est un changement de rythme, d’autorité… On file le mérite maritime chaque année à des gens pour leur carrière, c’est vraiment du flan ce truc, mais moi je me suis toujours dit que ce serait plutôt ma femme qui la mériterait.

J’ai toujours été fier de mon boulot. C’est pas des métiers très connus. Dans les Landes, quand on mettait “marin” sur les papiers de l’école de ma fille, tout le monde pensait que j’étais ostréiculteur. Maintenant qu’on vit en Bretagne, c’est différent. Ici les gens connaissent. Ils voient les gaziers en cale sèche au port de Brest. Le jour où je partirai à reculons, je ferai autre chose. C’est un métier où tu loupes des choses et je suis bien placé pour le savoir parce que j’étais absent pour la naissance de notre troisième enfant. Et j’en ai raté des mariages, des anniversaires, des Noëls, des nouvel an, des décès… Ça fait partie des trucs qui font que beaucoup de gens arrêtent tôt ce métier. De ma classe de première année de l’Hydro, on n’est plus beaucoup à naviguer vingt-cinq ans après. Mais moi j’adore ça. Arriver sur un bateau. Manœuvrer les bateaux. Quand j’étais second ça me plaisait mais j’aime encore plus depuis que je suis commandant. Le truc de commander un bateau, c’est top. C’est pas pour le côté “Ah ouais je suis commandant”, mais j’ai trouvé ce qui me convient. Organiser des trucs dans l’urgence avec la boîte, avec le bord. Ce côté manager, j’adore ça. Et puis la vie en mer.»

* L’inertage est l’opération consistant, pour prévenir les incendies, à remplir avec un gaz inerte les réservoirs ayant contenu des matières inflammables.