Par Virginie de Rocquigny, dessins de Hubert Poirot-Bourdain – Marin d’État pendant dix-huit ans, Jean-Baptiste Dherbécourt, 44 ans, s’est reconverti pour devenir assistant social. Virginie de Rocquigny l’a rencontré au Service social maritime, sur le port de Brest, où il travaille.

« Le premier levier qui me permet de mettre en confiance les personnes qui rentrent dans ce bureau, c’est de leur expliquer que tout ce qui se dit ici restera entre nous. Les gens ont souvent peur du qu’en-dira-t-on. Après, ce sont les techniques de communication verbale et non verbale. Le regard, la gestuelle, la reformulation…Et puis l’écoute : quand la personne se sent vraiment écoutée – on parle d’écoute active dans mon métier –, elle peut se confier.

« Le Service social maritime accompagne tous les marins affiliés à l’Enim [Établissement national des invalides de la marine] et leur famille, dès l’entrée en profession jusqu’à la retraite et même au-delà, puisqu’on accompagne aussi les veuves de marins. C’est très large. Ça peut être en lien avec le travail, la santé, la famille, la formation ou le budget. Soit l’armateur oriente la personne vers nous, soit c’est le bouche à oreille qui fonctionne. On assure aussi des permanences. Dans les grands armements, il y a des permanences embarquées ou à quai. On s’efforce d’avoir une visibilité grâce à nos partenaires, par exemple avec les médecins de gens de mer ou les affaires maritimes et nous intervenons aussi en formation initiale.

« J’accueille, j’explique comment nous fonctionnons et, à partir de là, le marin va pouvoir exposer sa situation, avec ses mots. Moi, en parallèle, je vais essayer d’identifier la ou les problématiques qu’il rencontre pour pouvoir lui présenter un plan d’aide. Parfois, le projet social peut prendre juste la forme d’un conseil, d’une aide temporaire, d’une demande d’aide financière exceptionnelle… Parfois, ça va être un travail de longue haleine. Il faut mettre différentes choses en place, c’est comme de la couture ou un canevas, on va revenir sur notre métier à tisser régulièrement. On accompagne au rythme de la personne, on ne va rien imposer, on ne va jamais faire sans elle. Si elle ne veut pas être accompagnée, on a beau avoir toute la bonne volonté du monde… On avance parfois très doucement.

« Ça arrive que ça soit délicat. On rencontre des personnes qui ont mal géré leur budget, qui se retrouvent dans des situations financières très compliquées, on part sur des dossiers de surendettement. On rencontre aussi des pensionnés qui perdent en autonomie et qui vont avoir besoin d’aide à domicile. On les accompagne dans l’acceptation de ne plus pouvoir faire comme avant.
« On voit aussi des marins qui sont déclarés inaptes par la médecine des gens de mer. Bien souvent, les marins sentent qu’ils sont abîmés. Ils le disent : « Je suis cassé. » Ils le savent, mais il faut travailler avec eux cette transition et ce temps d’acceptation. Pour eux, c’est un monde qui s’écroule. On les aide à tourner cette page de leur vie de la façon la plus légère possible, en travaillant le projet, en leur expliquant les aides qu’ils peuvent toucher.

« Je me suis formé récemment avec le Crapem [Centre ressource d’aide psychologique en mer], une cellule d’écoute spécialisée pour les marins basée à Saint-Nazaire. L’objet de cette formation, c’était l’accompagnement des marins éprouvés par des événements traumatiques : un accident en mer, un décès, une disparition, le suicide… On est en première ligne parce qu’on peut se retrouver avec un marin qui pousse la porte, qui commence à nous raconter son histoire de vie et puis, à un moment, il nous dit : “Là, je ne vois plus comment faire, je vois qu’une solution, c’est partir…” On n’est pas médecin, on n’est pas psychologue, mais on doit pouvoir accueillir cette parole-là et réagir comme il faut.

« On mène les entretiens ici, à Brest, mais on a aussi des lieux de permanence dans les alentours, à Camaret, Lampaul, Cléder, Morlaix, Portsall et Plouguerneau. On se rend à domicile quand la situation ne permet pas à la personne de se déplacer. C’est autre chose. Les gens nous accueillent, c’est nous qui entrons dans leur intimité. Dans les entretiens, les cinq dernières minutes sont souvent les plus importantes. C’est parfois à ce moment-là que le marin livre un point de détail ou aborde un autre sujet, qui peut lui paraître anodin, mais qui peut s’avérer très important pour nous. Il faut redoubler d’attention, ne pas laisser passer quelque chose.

« “Il y a trois sortes d’hommes : les morts, les vivants et ceux qui vont sur la mer”, disait Aristote. Quand on travaille au quotidien avec les marins, ça prend sens. C’est vraiment un métier passion. La vie en mer, le rythme en mer, le travail en mer, c’est quelque chose d’unique. On est sur un support qui bouge, soumis aux aléas, clos… Un marin qui dit : “J’ai pas vu la terre pendant deux semaines parce que j’étais en traversée”, je comprends ce qu’il a pu ressentir. Je me souviens d’avoir été en mer pendant quarante jours, et quand on retrouve une escale, il faut se réhabituer…

« Avant de rentrer au Service social maritime, j’ai passé dix-huit ans dans la Marine, d’abord comme manœuvrier, puis en tant que chef de quart. Mon grand-père était FNFL [Forces navales françaises libres]. Il avait participé à toutes les grands actions, Mers el-Kébir, le débarquement en Normandie, la bataille de Norvège… Forcément, ça s’est distillé en moi au fil des années. Mon grand-père m’emmenait avec lui à la pêche sur son canot, j’ai pu bénéficier de toutes ses connaissances. Très vite, je me suis rendu compte qu’il fallait que je fasse un métier en lien avec la mer. Après mon bac, j’ai fait un BTS en aquaculture à Fouesnant, puis j’ai intégré la Marine en rentrant par l’école de maistrance. C’est venu naturellement.

« J’ai fait beaucoup d’actions de l’État en mer : contrôle des pêches, lutte contre le narcotrafic, la pollution, les migrations illégales… J’ai eu l’occasion de réaliser des missions opérationnelles, j’ai participé au conflit en Libye. J’ai pu me rendre compte du sens que pouvait avoir la vie en équipage. Ça a vraiment mis au jour mon appétence pour les liens sociaux. J’étais en passerelle, j’avais une équipe sous ma conduite et je sentais le besoin d’être au service de mes hommes. Il fallait accompagner, gérer quand il y avait des petits soucis, en mer ou à terre.

« Quand on part loin et longtemps, l’équipage devient pour quelques années une deuxième famille. On va s’épauler les uns les autres, se confier quand ça ne va pas. En fait, la vie d’équipage permet de développer des compétences. Je mettais un point d’honneur à ce que mon équipe puisse être bien et réaliser sa mission le plus sereinement possible. C’est à partir de ce moment-là que cette graine, du côté humain, a germé petit à petit.

« J’ai eu l’occasion de rencontrer dans mon cadre professionnel une assistante sociale. Cette rencontre m’a ouvert une porte. J’avais 37 ans, deux filles en bas âge, et je me posais des questions : qu’est-ce que je veux pour ma vie de famille ? J’ai fait un bilan de compétences et il est ressorti très significativement que j’avais un certain attrait et des facultés pour le social. Je voulais continuer à servir les autres, mais différemment. J’ai donc démissionné de la Marine. Autour de moi, les personnes ont été très étonnées. Ce n’est pas courant de quitter un métier dans lequel on s’épanouit, dans lequel on a pu vivre des expériences fortes. Mais j’ai pu fermer ce livre pour en ouvrir un autre.

« À 40 ans, j’ai repris mes études pendant trois ans, à l’ITES (Institut de formation au travail éducatif et social), à Brest. On était trois hommes et vingt-huit femmes dans ma promotion. Quand je suis arrivé, j’avais cette étiquette de militaire, d’homme, de père, et j’étais le plus vieux ! Mais tout s’est bien passé. Ces trois années de formation ont été très riches. J’ai déconstruit beaucoup de pensées et de stéréotypes élaborés depuis de nombreuses années pour les reconstruire avec un regard d’assistant social.

« Dans cette formation, on fait de la sociologie, de la psychologie, on travaille aussi beaucoup sur nous, sur notre communication, on apprend à se connaître. Il m’a fallu par exemple déconstruire l’image que je pouvais avoir de l’homme, avec un petit « h ». Par mon histoire familiale, le rôle du père, c’était le pater familias, qui a une certaine droiture, une certaine rigueur, qui est taiseux. On m’a appris, et j’ai appris par moi-même, à me rendre compte qu’il n’y avait pas que ça. Il y a aussi le fait de pouvoir témoigner de ses émotions, de les appréhender, de pouvoir les accompagner. Mon fil, pendant ma formation, a été de gagner en compétences émotionnelles et, du coup, ça m’a construit en tant qu’assistant social, mais aussi dans mon rôle d’époux, de père. Ma boussole a fait un 180 degrés !

« Le Service social maritime, c’était mon objectif quand je suis entré en formation. C’était en juillet 2022. Le SSM est une association loi 1901, issue de la fusion en 2007 des services sociaux de la pêche et du commerce. Au poste de Brest, nous avons la chance d’être une équipe de quatre. On peut faire de l’échange de pratiques avec les collègues, ou se questionner mutuellement quand on a un doute sur un accès aux droits, un dispositif… Chacun de nous peut aussi avoir des références nationales. Une collègue est par exemple référente pour la Brittany Ferries. Cela permet d’avoir un lien direct avec le responsable d’équipage ou l’armement.

« De mon côté, j’ai la référence d’armements locaux et de la conchyliculture pour la Bretagne nord, de Brest à la baie du Mont-Saint-Michel. Grâce à mon BTS en aquaculture, quand un ostréiculteur me parle des difficultés de travail sur les parcs, je sais de quoi il parle. C’est un plus. Mais nous recevons aussi tous les profils : des pêcheurs de Roscoff ou du Conquet, des marins de Génavir – l’armement des navires de recherche de l’Ifremer –, ou des ferries, beaucoup de marins de commerce…

« Il y a moins de 10 pour cent d’hommes dans ma profession. On me dit souvent : “Monsieur l’assistante sociale” ! Moi, ça ne me dérange absolument pas, et d’ailleurs je ne reprends jamais les gens. On peut considérer cela comme une marque de reconnaissance de l’investissement de toutes ces femmes, toutes mes grandes anciennes, qui ont œuvré au service des autres.

« On accompagne les gens quelques semaines, quelques mois. Sur une vie, cela n’est presque rien, mais c’est extrêmement riche. Ça peut permettre à un marin, un couple ou une famille, de rebondir, de faire face à une situation. Ensuite, ils nous oublient, et c’est bien normal. On n’attend aucun remerciement, aucun retour. J’aime me dire que je suis au service de la dignité du marin. Savoir que j’ai fait mon boulot, que le marin a passé le coup de chien et que c’est reparti, c’est tout ce qui m’importe.

« Quand je relis mon parcours, tout vient se compléter. Ma formation initiale, mon expérience en mer, mais aussi mes vingt ans de bénévolat à la SNSM, en tant qu’équipier sur les moyens de sauvetage, puis comme patron sur un canot tous temps et formateur. Partir quand tout le monde rentre au port, aller chercher ceux qui sont en difficulté, ça avait beaucoup de sens pour moi. Mon fil, c’est vraiment cet ADN marin qui est mis au service des marins. »