©Hubert Poirot-Bourdain

Par Nathalie Couilloud, dessins de Hubert Poirot-Bourdain – Depuis 2003, Dominique Sicher, 54 ans, fait naviguer la chaloupe Eulalie dans l’archipel de Bréhat avec des équipiers d’un jour. Nathalie Couilloud l’a rencontré chez lui sur l’île de Bréhat, où il vit au plus près de son terrain de jeu exceptionnel.

« Quand j’ai commencé, je me suis dit que ce serait bien que je travaille au moins sept ans pour rembourser le bateau. Et puis après, je me suis dit si je faisais dix, ça ferait trois ans sans emprunt, ça ne serait pas pareil. Et puis, finalement, voilà, j’arrive à ma vingt-deuxième saison cette année… Ce matin, j’avais des passagers, et il y en a qui me dit : “Ça va, tu ne t’en lasses pas ?” “Eh ben, est-ce que j’ai l’air ?” Et il m’dit : “Non !” Je m’éclate à fond sur le bateau, et sur le plan d’eau !

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« J’ai un peu voyagé avant quand même, j’ai fait deux transats, j’ai navigué aux Antilles… Mais ici, c’est beau, c’est extraordinaire… Et puis ça demande toujours de la réflexion, parce qu’avec les marées, un coup tu passes, un autre, tu passes pas, donc il faut toujours réfléchir si tu veux faire un maximum à la voile. Tous les matins, il y a une petite réflexion entre la marée, la direction du vent, sa force…

« Je navigue entre quatre-vingts et cent jours par an, de fin mars à début octobre, avec un maximum de dix passagers, de tous les âges, dans tous les états ! J’ai amené pas mal de publics différents sur l’eau… Au début, je faisais beaucoup de colonies de vacances, mais je ne les ai plus, j’ai un peu moins d’énergie quand même, donc ça ne me dérange pas trop ! 

« Ce qu’il faut dire c’est que 90 pour cent des gens qui viennent sur Eulalie n’ont jamais fait de bateau avant. Donc, entre le bateau qu’est sympa, le plan d’eau exceptionnel et le capitaine, j’espère, pas trop con, ça fait un beau trio ! C’est presque avec ceux-là que je m’éclate le plus, tu vois, ceux qui n’en ont jamais fait, qui découvrent à fond le truc, qui sont émerveillés, quand on coupe le moteur, qu’on glisse sur l’eau… En plus, ils participent, donc ils se sentent utiles, et puis ils apprennent des choses… Je leur raconte plein de trucs.

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« Ça se passe toujours bien, avec les familles, c’est super. Après, je travaille avec quelques entreprises, très peu, parce que j’ai une petite capacité et, là, les gens n’ont pas le choix, du coup, souvent, ils sont moins investis.

« L’avantage avec les particuliers, c’est qu’au lieu d’avoir un client, j’en ai dix par jour, et avec le bouche à oreille, ça explose. Depuis quelques années, on a les avis Google et Tripadvisor aussi. J’en ai 140 sur le premier, 250 sur le second, hyper positifs… C’est ça qui me fait plaisir, de voir que les gens repartent super contents.

« J’ai des clients qui reviennent tous les ans et d’autres qui me disent : “Ah ben, on est venu il y a quinze ans !” J’ai des Allemands, qui venaient sur le Vieux Copain [un ancien thonier sur lequel il a travaillé trois ans avant d’avoir sa chaloupe] avec leur petite. En 2003, ils sont venus sur Eulalie et ils revenaient tous les ans, avec leurs deux filles que j’ai connues quand elles avaient 6 et 8 ans ; après, il y a eu un petit trou et, une fois, une de leur fille est revenue toute seule, sans ses parents, avec son copain ! Bientôt, elle viendra avec ses enfants ! Ça, c’est des trucs forts…

« Les gens amènent leur pique-nique. Principalement, c’est balade de 10 à 17 heures, ça fait une belle journée, on reste tout le temps à bord. S’il pleut, j’ai les cirés Cotten, pantalons et vareuses. Donc, ils se mettent tout en jaune, et ils font des photos, ça fait partie du charme. Ce qu’il faut, c’est que le midi on arrive à s’arrêter entre deux grains. Avec nos téléphones portables, on a une météo fiable, on s’arrête un peu plus tôt ou un peu plus tard pour manger à peu près au sec… Et le microclimat de Bréhat fonctionne plutôt bien !

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« Et puis, de temps en temps, il y a les fêtes maritimes, j’adore ! On voit les autres potes, les autres bateaux, on joue à se frôler… J’aimerais les faire un jour sans bosser, mais je suis content quand j’y suis. Il y a plein de filles cheffes de bord en plus, maintenant, sur La Cancalaise, Corentin, Skeaf, Sant C’hireg… ça a bien changé. C’est du boulot, mais c’est bien. Je dors plus à bord par contre… Cet été, j’étais hébergé chez des potes, parce qu’il faut se préserver !

« J’ai trois enfants, Mael, 15 ans, Swann, 13 ans, et Malo, 9 ans. Je lui dis dans quatre ans, c’est toi que j’embarque comme mousse pour Brest 2028 ! Ils aiment bien la mer. Mael, il a dit : “À 16 ans, je passe mon permis bateau”. Il préfère les bateaux à moteur… pour ça, franchement, j’ai peut-être pas tout réussi ! Mais bon à cet âge-là, tu sais… Swann, elle, elle est à bloc. Elle est venue avec moi aux fêtes maritimes cette année, quinze jours comme matelote, on a fait Brest et Douarnenez, et après elle est allée faire un stage aux Glénans. Donc, oui, elle aime ça. Et puis Malo aussi. Ils aiment bien être avec leur père, il y a ça aussi.

« En saison, je prends quelques jours de repos pour aller à la plage avec eux, faire du kayak. Sinon, c’est vrai que j’ai un boulot saisonnier, j’ai pas le choix. Après, je suis un des rares marins qui rentre tous les soirs à la maison. J’aimerais bien voyager un peu, aller en Irlande, en Suède aussi, où il y a plein d’îles ! Je sais qu’il y a des marins qui pourraient pas faire ça, ils ont besoin de bouffer des milles, de voir le large…

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« J’ai rencontré Céline, ma femme, sur Bréhat en 2002. Après avoir travaillé sur le Vieux Copain, un été, je louais des vélos à l’hôtel Bellevue. Le centre nautique de Bréhat à l’époque bossait avec la ratp et ils avaient loué un Voyage 12.50 pour faire des croisières, mais ils n’avaient pas de skipper. Ils sont venus me chercher. Céline était animatrice à la colo…

« C’est aussi là que j’ai connu la RATP qui m’a acheté des journées pour ses colos quand j’ai commencé avec Eulalie. Ça a duré douze ans. J’attends encore un peu, parce que, tu vois, les enfants qui venaient avec moi, ils avaient 10, 12 ans, je pense qu’un jour je vais voir arriver un gars de 30 ans qui va me dire : “Eh je suis venu en colo avec toi !” Je l’ai pas encore eu ce retour, mais je compte bien l’avoir un jour…

« C’est comme Loïc Siat, le charpentier… Le premier vieux gréement qu’il a vu, c’était Eulalie à Lézardrieux et, des années après, il a dessiné un bateau qui lui ressemble. “Moïra, c’est la petite fille d’Eulalie”, il m’a dit cet été aux fêtes maritimes. C’est des belles histoires… Pareil, un jour, à Lézardrieux, il y avait un couple qui m’attendait sur le ponton avec un bébé dans les bras. Ils me disent : “On voulait te présenter notre fille. On a trouvé ton bateau tellement joli qu’on l’a appelée Eulalie !” En fait, c’est le retour des gens qui fait que je suis content de faire ça.

« On s’est installé à Bréhat parce que c’est trop beau ! Avec Eulalie, j’arrête pas d’en faire le tour et à un moment je me suis dit faut que je m’y installe ! Et puis c’est là que j’ai rencontré Céline, alors la boucle est un peu bouclée, tu vois. Parce qu’elle n’est pas d’ici, elle non plus, elle est chti, et moi je suis du Maine et Loire, entre Anjou et Muscadet. Y’en a beaucoup qui veulent pas le croire, ils disent : “Mais non, t’es Breton, toi !”

« Sur Bréhat, on a eu la chance qu’un logement social se libère en 2017. On avait fait un dossier depuis plusieurs années, faut être patient, et puis on avait trois enfants en âge d’aller à l’école. Ils étaient vingt-quatre élèves quand on est arrivés, et vingt-sept après… un peu plus de 10 pour cent, c’étaient les nôtres ! Après, on a pu acheter une petite maison. Elle n’a ni charme ni vue sur mer, elle était enfouie sous les ronces, mais c’est nickel !

« Pour les enfants, il y a le petit train touristique qui fait transport scolaire le matin, puis après le bateau part à 7 h 20, ils prennent le bus à l’Arcouest pour le collège de Paimpol. Au retour, le bus les ramène et il y a une navette qui largue les amarres dès que le dernier gamin est monté dedans. Ils traversent et le petit train les ramène à la maison à 17 h 20. Bon, ils ont le train qui est couvert mais qui est tout ouvert partout, le bateau qui est couvert mais sans chauffage, et si c’est marée basse, ils doivent monter à pied jusqu’au bus… ça les endurcit un peu !

©Hubert Poirot-Bourdain

« En 2020, j’ai été élu à la mairie ! La politique, ça n’a jamais été trop mon truc, mais bon, là, c’est de la politique locale. Du coup, quand on est venu me chercher, je me suis engagé. On a eu huit élus du premier coup, on était majoritaire… c’était le dimanche avant le Covid, on n’a même pas pu aller boire un coup ! On n’avait pas du tout anticipé, mais je ne voulais pas être maire, avec mon bateau, les trois enfants… Il y en a un qui s’est dévoué, qui est très bien, c’est parfait.

« Notre priorité, ça a tout de suite été de créer des logements pour que des familles puissent venir vivre à l’année sur l’île. En un mandat, on a presque réussi à mettre en place dix logements, huit communaux et deux sociaux.

« Sinon, on a limité la fréquentation aussi, ça a beaucoup fait parler… Il y a un quota depuis juillet 2023, on limite à 4 700 visiteurs de 8 h 30 à 14 h 30. On voulait éviter les pics à 6 200 personnes qu’on avait deux ou trois fois dans l’année, ça, c’était du grand n’importe quoi, avec des gens qui faisaient la queue pour se garer, pour embarquer, pour marcher dans le bourg… Le but de la manœuvre, c’était aussi d’inciter les gens à réserver pour être sûrs de pouvoir venir. Aujourd’hui, on a autant de monde, mais c’est plus étalé. On est un peu les premiers à faire ça, mais ça s’explique parce qu’on est très proche du continent, avec beaucoup d’allers-retours et une traversée qui dure seulement 10 minutes.

« La commune, c’est chronophage, mais c’est super intéressant, j’ai appris plein de choses. Je suis adjoint aux finances, j’ai toujours aimé les chiffres vu que j’ai fait une école d’ingénieur, et puis j’ai été formé. J’étais ingénieur, en costard-cravate ! J’ai travaillé deux ans et puis il y a eu un plan social dans la boîte, j’étais volontaire pour partir et c’est là que j’ai fait ma formation ppv (Patron plaisance voile) à Concarneau en 1997-1998, et je suis devenu skipper…

« Le Trou de la souris, c’est sympa, le Kerpont c’est super beau. Sur l’eau, ici, il n’y a jamais trop de monde, c’est pas le golfe du Morbihan. En plus, avec tous les cailloux, ça limite, il y en a qui n’ose pas trop s’aventurer. Il y a trois jet-skis qui tournent de temps en temps, mais à part ça, c’est cool. C’est un spot pour les marées ici, vu qu’on peut avoir 12 mètres de marnage ! Mais on est protégé avec le sillon de Talbert, neuf fois sur dix, la mer est calme… Si l’eau était à 28 degrés, le monde entier serait là !

« J’annule un peu plus facilement qu’avant, mais pas tant que ça et pas avant force 6 ou 7. Je sors avec des gens qui n’y connaissent rien, alors, quand ça bouge un peu, ça va quand même, ils ont des sensations ! Mais je préfère force 4, pas de rafale…

« En douze ans, il y a trois personnes qui m’ont remplacé, trois jours, cinq jours et sept jours, mais là j’étais pas malade, je voulais prendre un peu de congé. C’est pas facile de confier son bateau à quelqu’un dans les cailloux d’ici… Tous les ans, je le repeins, et cette année j’ai refait le pontage avant. J’ai changé le moteur en 2011, les voiles sont de début 2017, ça va encore. L’entretien, ça tourne en moyenne autour de 10 000 euros, un peu plus, un peu moins selon les années.

« Ce qui a changé depuis le début, c’est la vente en ligne, c’est vraiment une sécurité, une souplesse. Avant, je passais des heures au téléphone, je rappelais les gens pour leur expliquer ce qu’on allait faire sur l’eau, c’était des doubles journées. Bon, ça l’est toujours, mais un peu moins, parce que je réponds toujours aux messages et aux mails en rentrant, j’ai les devis à faire, les factures… En fait, je fais tout, secrétaire, comptable, commercial, skipper, entretien du bateau et un peu père au foyer l’hiver ! »