©Bridgeman Images
Le tableau de Cristoforo Grasso, daté de 1597, représente Gênes avec une escadre armée de retour d’une expédition contre les Turcs.

Par Max Guérout – Chaque épave est un mystère qu’il faut tenter d’éclaircir. À l’instar d’une enquête criminelle, il s’agit d’identifier la « victime », de dater l’événement, d’élucider les circonstances et les causes du drame. Max Guérout, fondateur du Groupe de recherche en archéologie navale (GRAN), raconte ici l’une de ses premières missions menées en 1982 à Villefranche-sur-Mer sur la Lomellina… dont l’étude se poursuit toujours.

En 1979, une épave est découverte par 18 mètres de profondeur au milieu de la rade de Villefranche-sur-Mer (Alpes-Maritimes). Elle est expertisée la même année par un archéologue du Département des recherches archéologiques sous-marines (DRASM) et datée du XVIe siècle. L’année suivante, Bernard Liou, directeur du DRASM, me propose de prendre la direction d’un chantier archéologique sur cette épave. Sa proposition me fait un moment hésiter, car l’équipe qui doit prendre en charge ce chantier s’est constituée autour du Groupe de recherche en archéologie navale (GRAN), une association qui vient d’être créée et n’a encore que peu d’expérience.

L’épave occupe une surface d’environ 35 mètres par 12 mètres. Elle est inclinée d’environ 45 degrés sur un bord et enfoncée dans le sédiment. Dans sa partie centrale, deux ponts semblent en partie conservés. L’étude de l’épave promet d’être complexe, car nous allons devoir restituer la géométrie de charpentes largement déployées dans les trois dimensions. Pour compléter l’équipe de fouille, nous faisons appel à deux chercheurs du CNRS : Éric Rieth, spécialiste de l’architecture navale médiévale, et Jean-Marie Gassend, par ailleurs architecte, excellent dessinateur et maîtrisant parfaitement les relevés sous-marins.

Au cours de l’été 1982, c’est une équipe enthousiaste qui entreprend les fouilles, sans imaginer que s’amorce là une aventure scientifique et humaine qui va l’occuper pendant plusieurs décennies. Notre objectif initial est d’abord de mieux évaluer le potentiel archéologique du site et, en même temps, de tenter de dater et d’identifier le navire naufragé. À cette occasion, un premier plan d’ensemble est dressé. L’étude de pièces de monnaie, de jetons de compte (utilisés pour des opérations de calcul) et de quelques céramiques mises au jour permet de situer la date du naufrage dans le premier quart du XVIe siècle.

Découverte en 1979, l’épave de la Lomellina occupe une surface de 35 mètres sur 12 mètres dans la rade de Villefranche-sur-Mer. ©J.-C. Hurteau–CNRS–IRAA

L’origine de l’épave est recherchée en étudiant la provenance des quelques objets identifiés, celle des bois de construction et celle des pierres de lest. C’est cette dernière analyse qui donne le résultat le plus spectaculaire. Dans sa conclusion, le professeur Bernard Haguenauer, du Laboratoire de géologie de l’université de Nancy I, écrit : « Il est raisonnable d’envisager que le lest a été prélevé sur une plage du golfe de Gênes, entre Savone à l’ouest et Livourne à l’est. » L’hypothèse génoise ne tarde pas à être renforcée par la mise au jour d’un pichet décoré du blason de la famille Fregoso. Surmonté des armes de la ville de Gênes (croix rouge sur fond blanc), il indique qu’un membre de la famille avait accédé à la fonction de doge de la République de Gênes.

Menées parallèlement, les recherches historiques s’avèrent fructueuses. L’abbé Pietro Gioffredo, auteur de Storia delle Alpi maritime, cite le témoignage du Niçois Ludovic Revelli qui décrivait ce qui est sans doute plus une tornade qu’une forte tempête : « Vers midi, le 15 septembre 1516, lendemain de la fête de la Sainte Croix, 19e jour depuis la nouvelle lune d’août, il y eut une horrible tempête, destruction d’une grande quantité d’arbres et naufrages divers dans le port d’Hercule [Villefranche]. Cette tempête faisait s’écrouler les toits, les maisons, les tours et les églises, emportant les portes et les tuiles, déracinant dans la région de Nice les arbres de toutes les espèces, elle dura seulement l’espace d’une demi-heure… Parmi d’autres navires et bâtiments qui firent alors naufrage en ces mers, je relève qu’il s’est perdu un navire de Génois. »

La Lomellina était sans doute proche de ce navire qui porte les couleurs de Gênes et celles des familles Lomellini et Fregoso. (Détail d’un tableau de Cristoforo Grasso.) ©Max Guérout-GRAN

Ce témoignage sera confirmé par Antonio de Beatis qui écrivait dans son Journal de voyage du cardinal d’Aragon à la date du 30 novembre 1517, en faisant une erreur sur l’année du naufrage : « Il y a deux ans, une grosse nave de Génois qui allait en course, très bien équipée en artillerie, avec plus de trois cents hommes, a sombré dans ledit port avec tous lesdits hommes, et on voit encore la hune du grand mât qui sort de l’eau de deux cannes environ. »

La date de 1516, révélée par le premier document, donne tout son sens au blason figurant sur le pichet retrouvé quand on sait qu’Ottaviano Fregoso a été doge de Gênes de 1513 à 1522. Cette information est renforcée par la mise au jour d’une crosse d’arquebuse sur laquelle est aussi gravé le blason des Fregoso. Il a donc fallu attendre 463 ans pour que ce navire génois ressurgisse des profondeurs de l’oubli, et il faudra sept années supplémentaires pour parvenir à l’identifier grâce à un manuscrit trouvé aux Archivio di Stato de Gênes. Celui-ci rend compte d’une séance du conseil des anciens, daté du 20 septembre 1516, qui nous permet de connaître le nom du navire ayant coulé cinq jours auparavant en rade de Villefanche : il s’agit de la nave Lomellina. Ce nom signifie qu’un membre de la famille Lomellini en est le propriétaire ou au moins l’actionnaire principal. Et il y a de fortes chances que ce soit Agostino Lomellini, dont nous retrouvons la trace : en 1514 et en 1515, il est en possession d’une nave. Il exercera aussi de nombreuses charges officielles dans la République de Gênes.

Ce pichet symbolise donc à lui seul non seulement la ville de Gênes à une époque où elle est l’une des plus puissantes cités maritimes et commerciales de Méditerranée, mais également deux familles célèbres de la ville qui, tout en exerçant les métiers de négociants, d’armateurs ou de banquiers, assurent aussi, tour à tour, les plus hautes fonctions : doges, gouverneurs de province, ambassadeurs. Un tableau célèbre du peintre Cristoforo Grasso, daté de 1597, copie d’une fresque murale plus ancienne, représente un événement daté de 1481 : le retour devant Gênes de l’escadre armée par le doge et cardinal Paolo Fregoso (1430-1498) lors d’une expédition contre les Turcs qui assiégeaient Otrante. Cette peinture nous donne à voir une nave génoise qui, heureuse coïncidence, arbore à la fois les couleurs de la ville et celles de nos deux familles. L’aspect de la Lomellina est à coup sûr proche du navire représenté sur ce tableau qui, probablement, porte le même nom.

Pièces de monnaie trouvées sur l’épave. ©Philippe Foliot–CNRS

Dès lors que nous sommes en présence d’un type de bâtiment construit et armé à Gênes au tout début du XVIe siècle, dont l’iconographie de l’époque nous donne certes un aperçu, mais dont nous ignorons presque tout, l’objectif de notre travail est tout tracé : nous allons devoir nous consacrer en priorité à l’étude des caractéristiques architecturales du navire, sans toutefois, bien entendu, négliger tous les autres aspects.

L'exécution de la fouille

Devant la complexité du site, nous décidons de procéder par tranches transversales successives en commençant par la partie arrière de l’épave. L’une des conséquences de cette option est que nous ne pourrons mesurer la longueur exacte de la quille, l’une des données fondamentales du navire, que neuf ans plus tard, durée du chantier auquel près de 4 600 plongées seront consacrées…

Ce pichet découvert dans l’épave porte le blason de la famille Fregoso surmonté des armes de la ville de Gênes. ©Yves Rigoir

Entreprendre des fouilles sur un tel laps de temps impose de mettre en place un système de référence topographique suffisamment résistant pour pouvoir assurer la cohérence de nos mesures pendant toute la durée de l’opération. L’accumulation du mobilier archéologique exige aussi une gestion rigoureuse des objets, sur le fond et en surface, et impose des règles strictes concernant le prélèvement des artefacts nécessitant un traitement de conservation. Assez rapidement, plusieurs observations nous conduisent à estimer que la Lomellina était en cours de carénage au moment de son naufrage. L’observation d’un panier rempli de clous sur le premier pont, d’une varlope, de copeaux de bois et de sciure entre les membrures, sont les premiers signes, mais la découverte du sep de drisse du grand mât, démonté en trois tronçons, et du cabestan qui, de toute évidence, était en cours de réparation, confirment cette hypothèse, car il s’agit là d’équipements essentiels à la manœuvre d’un navire à la mer. Conséquence heureuse de cette situation : les trois éléments du sep de drisse réassemblés nous permettent de mesurer la hauteur du deuxième pont, dont ne subsiste aucun élément, et de comprendre sa relation avec le cabestan.

L’une des originalités de la fouille est aussi l’utilisation de charges explosives pour dégager une concrétion d’une surface d’environ 4 mètres sur 3, épaisse de 0,8 à 1 mètre, recouvrant un ensemble composé de boulets de canon en fer mélangé à des boulets en pierre. La tâche est confiée aux plongeurs démineurs de la Marine nationale qui mettent en place de petites charges d’une cinquantaine de grammes autour de la zone. L’opération parvient à dégager entre 1,5 et 2 mètres cubes de matériaux et libère sans dommage une pièce d’artillerie encore en place sur son affût. L’analyse dendrochronologique – datation des bois à partir de leurs cernes de croissance –, appliquée à divers échantillons, révèlera que la Lomellina aurait été construite vers 1504.

Les structures du navire

Compte tenu des contraintes financières, l’étude des structures est effectuée in situ, en limitant les démontages ou les prélèvements au strict nécessaire. Dans ces conditions, chaque élément visible de la charpente doit être mesuré et dessiné, et son assemblage avec les éléments voisins, analysé. Une couverture photographique calée sur le réseau de référence topographique permet de réaliser une série de vues en plan du site.

Vue des secteurs de fouilles en 1987 et 1988, dessinée par Max Guérout. ©Max Guérout

Lors de ce travail au long cours, nous découvrons un grand et robuste navire avec des charpentes de fort échantillonnage. La quille, façonnée dans du chêne à très forte texture, mesure 57 centimètres de haut pour 30 centimètres de large. Elle est constituée de quatre tronçons et mesure au total 33,38 mètres de longueur. Les tronçons des extrémités, taillées dans une fourche, amorcent l’étambot à l’arrière et l’étrave à l’avant.

La membrure s’appuie sur de fortes varangues épaisses d’environ 24 centimètres dont l’envergure mesure entre 3,60 et 5 mètres. Elle comporte successivement, du bas vers le haut : genou, première allonge et seconde allonge d’une section d’environ 20 centimètres sur 20, assemblés l’un à l’autre par des écarts en queues d’aronde assez rudimentaires. Le bordé à franc-bord est en pin pignon à l’exception de deux virures se trouvant au niveau des ponts qui sont en chêne. Les quinze virures les plus basses mesurent 12 centimètres d’épaisseur ; celles qui sont situées au-dessus, 10 centimètres d’épaisseur. La coque est doublée par des feuilles de plomb, dont le poids total avoisine 10,6 tonnes.
À l’intérieur de la coque, le vaigrage est cloué sur la membrure. Il est continu depuis les fonds jusqu’au niveau du premier pont. Les essences employées sont le chêne pour les vingt-trois vaigres du fond, puis le hêtre au-dessus. Leur épaisseur est d’environ 5 centimètres. Cinq serres en chêne à feuilles caduques sont intercalées entre les vaigres au niveau des ponts. D’une épaisseur d’environ 15 centimètres, elles sont encastrées dans la membrure.

Sep de drisse et cabestan. ©Max Guérout

Le faux-pont est constitué par une série de baux doubles fixés à la muraille par de fortes courbes. Dans la partie centrale, au niveau de l’emplanture du grand mât, le faux-pont est composé d’une série de baux qui renforcent une zone soumise en mer à de fortes contraintes statiques et dynamiques en raison du poids du grand mât. L’emplanture du grand mât est caractérisée par la présence de deux carlingots longs de 5,6 mètres, situés de part et d’autre de la carlingue et maintenus transversalement par deux clés comportant une queue d’aronde à chaque extrémité. Cette disposition est particulière aux chantiers méditerranéens et diffère des emplantures de tradition atlantique où le pied du grand mât s’encastre seulement dans une mortaise pratiquée dans un élargissement de la carlingue.

Deux compartiments, en partie conservés, ont été particulièrement étudiés : l’archipompe avec le système de pompage et d’évacuation des eaux de cale et la soute à poudre, située tout à l’avant, cette dernière contenant encore les restes de dix-neuf barils de poudre d’une contenance de 32 à 47 litres.
Parmi les éléments étudiés, il faut aussi citer le gouvernail, dont la partie basse est conservée, et un sabord d’artillerie trouvé en place au-dessus du premier pont. Il s’agit là de la première attestation d’un sabord d’artillerie, dont on considérait qu’il avait été inventé au tout début du XVIe siècle.

Jean-Marie Gassend est en train de relever un profil transversal à partir d’une règle horizontale. ©J-C. Hurteau–CNRS–IRAA

Afin de tenter de reconstituer les formes du navire, nous devons procéder au relevé et au dessin d’une série de quinze profils transversaux, répartis sur toute la longueur de l’épave. Les profils mesurés et dessinés sont aussitôt réunis, fournissant une restitution partielle de la forme de la coque. Lorsque la maîtresse section est localisée, il est également possible de réaliser un profil complet. Outre ces restitutions graphiques, plusieurs maquettes sont réalisées.

La restitution des formes

Plus de trente ans après la fin du chantier archéologique, la possibilité de disposer de logiciels permettant de traiter les données dans les trois dimensions nous fait faire un grand pas en avant. C’est ainsi qu’avec l’expérience du docteur Filipe Castro, de l’université de Coïmbra au Portugal, et avec celle de Béatrice Frabetti, une archéologue italienne maîtrisant parfaitement le logiciel Rhino 3D, nous pouvons examiner plus précisément les relevés effectués par Jean-Marie Gassend. Nous mettons alors en évidence les déformations subies par la carène au cours du long processus qui transforme un navire naufragé en site archéologique. Le fait qu’une partie des structures du faux-pont et du premier pont ait été conservée est d’un grand secours. Sur un peu moins de la moitié des profils dessinés, nous pouvons situer précisément le niveau du faux-pont et du premier pont, matérialisés par les serres ou les serres-bauquières qui les soutenaient.

La comparaison de ces niveaux, d’un profil à l’autre, fait apparaître des déformations qu’il faut tenter de corriger. Deux types de déformations sont identifiées : d’une part, un défaut d’orientation dans l’espace de l’ensemble d’un profil, sans doute dû à un défaut d’horizontalité du cadre de mesure ou à l’incertitude sur la planimétrie du dessus de la quille qui servait de base aux mesures ; d’autre part, les contraintes subies par la coque en fonction de la consistance du sol et de la destruction des structures résistantes internes. Il est donc parfois nécessaire de faire pivoter légèrement certains profils dans leur ensemble et, dans d’autres cas, de modifier leur courbure jusqu’à obtenir l’alignement des serres-bauquières, ce que le logiciel 3D permet de faire au terme d’un laborieux processus itératif. Au final, les résultats ayant été en permanence confrontés aux données historiques disponibles, un plan de formes peut être proposé par Béatrice Frabetti.

Vue axonométrique au niveau de l’emplanture du grand mât. ©j.-M. Gassend

Cette étape franchie, les caractéristiques de la Lomellina sont désormais connues : sa longueur hors-tout est de 46,13 mètres et sa largeur au maître-bau de 12,50 mètres – longueur de la quille : 33,38 mètres ; hauteur de l’étambot : 11,50 mètres ; élancement arrière : 2,50 mètres ; hauteur de l’étrave : 12 mètres ; élancement avant : 10,25 mètres ; creux au deuxième pont : 7,42 mètres ; hauteur entre les ponts : 2,45 + 2,45 + 2,52 mètres ; ligne de flottaison en charge : 4,26 mètres ; surface mouillée : 606 mètres carrés ; déplacement : 917 tonnes.

L’artillerie et le mobilier archéologique

Une quinzaine de pièces d’artillerie en fer forgé, dont quelques-unes avaient encore leur affût, ont été découvertes et une partie d’entre elles mises au jour. Il s’agit de pièces d’artillerie typiques de l’époque, dont la volée est formée d’un cylindre reconstitué par une série de « douves » longitudinales en fer, cerclées par ces manchons cylindriques. Une grande variété de projectiles a été retrouvée ; ils sont en pierre, fer ou plomb, cette dernière catégorie comprenant une variante lorsqu’un dé de fer y est inclus. Les diamètres des boulets en plomb n’excèdent pas 90 millimètres, ceux des boulets en pierre sont supérieurs à 80 millimètres et ceux des boulets en fer varient entre 70 et 175 millimètres. Outre l’artillerie équipant habituellement les navires de commerce génois, la Lomellina semble avoir aussi transporté de l’artillerie terrestre, comme l’indique la présence de roues d’affût avec un bandage en fer qui n’étaient pas utilisées à bord des navires mais à terre.

Le canon A 51 sur son affût en place sur le faux-pont. ©J.-C. Hurteau–CNRS–IRAA

Les milliers d’objets mis au jour illustrent l’ensemble des activités déployées à bord, celles de la conduite et de la manœuvre du navire, comme celles de la vie quotidienne. Ils constituent aujourd’hui une belle collection au sein du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) à Marseille. Il faut aussi souligner le bénéfice immense que l’on tire de la datation précise du naufrage de la Lomellina, qui fournit désormais un jalon chronologique pour l’étude du mobilier trouvé sur d’autres sites archéologiques non datés, terrestres ou sous-marins. De nombreuses pièces de gréement – calcet, poulies doubles et simples, poulies coupées, caps de mouton, moques – ont été mises au jour et, après le traitement de conservation réalisé par le laboratoire Arc Nucleart de Grenoble, forment un ensemble remarquable.

Quinze barriques, cerclées à l’aide de baguettes de noisetier ou de châtaigner refendues, ont été trouvées. D’une contenance comprise entre 320 et 580 litres, elles étaient destinées au stockage de l’eau. Des outils – maillet, pelle, écope, varlope, tarière, seaux – illustrent, quant à eux, les activités manuelles exercées à bord.

Un très grand nombre de céramiques a été mis au jour ; certaines, qui se distinguent par la qualité de leur décor, étaient sans doute destinées à l’état-major, d’autres, plus courantes, aux membres de l’équipage. Plusieurs d’entre elles étaient aussi destinées à un usage militaire, comme les grenades à main, qui ont précisément la forme du fruit dont elles portent le nom, et les pots à feu destinés à être jetés.

Les objets les plus émouvants sont souvent les plus modestes. Ils n’apparaissent ni dans les inventaires, ni sur les états du matériel d’armement, mais leur présence témoigne de la réalité des rapports humains quotidiens à bord du navire. C’est le cas de deux d’entre eux qui sont aussi des homonymes : le dé à jouer et le dé à coudre. Presque toujours présents sur les épaves, ils illustrent deux aspects de la vie du marin : jouer et recoudre ses vêtements.

Un autre objet modeste échappe lui aussi à toute nomenclature. Il s’agit d’un petit morceau de bois tendre, mesurant 81 millimètres de long et ayant une section de 16 x 15 millimètres. Taillé grossièrement, il présente sur l’une de ses faces une silhouette humaine, dont seule la tête est sculptée, sur la face opposée, une série d’entailles et, sur les arrêtes latérales, des encoches. Ce type d’objet, appelé « taille » par les ethnologues, est utilisé pour garder la mémoire d’un chiffre. On inscrit alors les signes de base d’un décompte en chiffres romains : I, V, X. Lorsque le nombre à mémoriser est grand, on ajoute des encoches dans la zone du X pour marquer le nombre de dizaines. L’originalité de la taille numérale de la Lomellina réside dans la sculpture de la face avant qui indique à l’évidence l’objet du décompte, en l’occurrence des hommes. À notre connaissance aucune taille conservée ne représente ainsi l’objet du décompte. Le chiffre inscrit semble être 59. À bord d’un navire, on imagine que cette taille était détenue sans doute par un officier marinier chargé de garder en mémoire le nombre d’une catégorie d’hommes présents à bord : fraction de l’équipage, soldats, passagers. En effet, le nombre indiqué est inférieur aux trois cents personnes qui étaient embarquées, selon les archives, sur la Lomellina au moment du naufrage.

Après plus de quarante ans, le travail réalisé à partir des données recueillies pendant les neuf ans de fouille de cette épave n’a pas cessé. La découverte de nouveaux documents, l’apparition de nouvelles technologies et la mise en œuvre de nouvelles méthodes d’étude permettent d’éclairer de mieux en mieux le savoir-faire des constructeurs de navires du XVIe siècle. Au-delà des résultats présentés dans cet article, nous continuons à avancer. Notre prochain objectif est de calculer la stabilité du navire puis, après avoir reconstitué mâture et voilure, d’évaluer ses performances nautiques. Dans ce domaine, la collaboration entre les archéologues et l’École nationale supérieure de techniques avancées (ENSTA Bretagne) à Brest, en la personne de Pierre-Michel Guilcher, l’un de ses professeurs, se révèle extrêmement fructueuse. Confronter les données contenues dans les mémoires de construction navale contemporains de la Lomellina et les méthodes de calcul actuelles est particulièrement intéressant. Mieux connaître les pratiques des chantiers italiens en général et génois en particulier, éclaire les savoir-faire transmis à leurs homologues espagnols et portugais au moment où s’ouvrait l’ère des grandes navigations transocéaniques. ◼

Encadré

Plongée de nuit

En 1988, nous avons organisé à Villefranche-sur-Mer un colloque avec les responsables des deux seuls chantiers archéologiques alors consacrés à l’étude d’une épave datée du xvie siècle, celui de la Mary Rose, naufragée en 1545 dans le Solent près de Portsmouth en Grande-Bretagne, et celui du San Juan, un baleinier basque naufragé à Red Bay au Canada en 1565.

Pour l’occasion, nous avons éclairé l’épave et organisé pour nos collègues archéologues une plongée de nuit. Électricité de France, l’un de nos solides soutiens, a fait installer un poste de raccordement électrique au pied de la citadelle de Villefranche-sur-Mer et à l’aide du Mérou, notre bâtiment-base, mis à notre disposition par la Direction des constructions navales de Toulon, nous avons déroulé des câbles électriques jusqu’au chantier distant d’environ 400 mètres. Une série de lampes ont ensuite été positionnées sur le cadre métallique surplombant le chantier.

La nuit venue, le 2 septembre 1988, les participants au colloque ont effectué une plongée dont ils ont tous gardé un souvenir inoubliable. Pendant les nuits suivantes, un halo vert a marqué la position de l’épave (ci-dessous) au centre de la rade, contribuant largement à faire connaître notre travail.