Cet article a été publié dans le hors-série numéro 1 du Chasse-Marée, publié en avril 2024
Par Balthazar Gibiat – De sa construction en 1896 à sa retraite du commerce en 1914, cet « Antillais » a traversé trente-trois fois l’Atlantique. Une jolie routine ponctuée tout de même de quelques frayeurs.
C’est la veille de Noël 1895 que l’armateur Fernand Crouan signe la commande de son nouveau cargo aux chantiers Dubigeon (lire plus bas). Six mois plus tard, le Belem est lancé et confié au capitaine Adolphe Lemerle, 50 ans, surnommé « le Merle Noir » pour son caractère sombre et colérique. Son second, Alphonse Rio, n’a lui que 23 ans. L’élève officier deviendra bien plus tard sous-secrétaire d’État à la marine marchande. Sa relation avec le rugueux commandant est d’emblée difficile. L’équipage se complète d’un bosco, d’un cuisinier, de huit matelots (quatre bâbordais et quatre tribordais) et d’un mousse. Les 1 200 m² de voiles du Belem doivent lui permettre de profiter au mieux des vents portants de l’Atlantique nord pour rallier l’Amérique du Sud et revenir par les Caraïbes, en évitant l’anticyclone des Açores. En juillet 1896, le Belem prend son envol, quittant Nantes les cales lestées de pierres. Au grand-mât flotte une étoile blanche sur fond rouge, l’emblème de son armateur. Et sur la proue sont peintes les armes et la devise de la jeune république brésilienne, Ordem e progresso empruntée au Français Auguste Comte, chantre du progrès.
Porté par les alizés, le navire file vite et droit jusqu’au continent sud-américain, qu’il touche après cinquante jours de mer. Sa première étape est Montevideo, la capitale uruguayenne, où l’on charge cent vingt et une mules destinées à tracter les tramways au Brésil. De quoi assombrir encore l’humeur du Merle Noir, qui peste devant le surcroit de travail (aménager les parcs dans la cale et s’occuper des animaux), et se méfie de ces bêtes rétives. Pour ne rien arranger, les formalités administratives s’éternisent, et l’équipage consigné à bord trépigne : deux matelots désertent, qu’il faut remplacer au pied levé. Les mules enfin chargées, le navire appareille. Mais le lendemain, les nuages noircissent l’estuaire du Rio de la Plata. Le Belem affronte son premier « coup de pampero », un vent puissant qui dévale depuis les Andes et agite sérieusement la mer. Le violent roulis fait paniquer les mules. Le calme revenu, on en découvre six mortes piétinées par leurs congénères, qui ne sont guère vaillantes. L’ambiance à bord se tend encore. À ses rapports houleux avec son second, Lemerle ajoute des empoignades avec le bosco et un conflit avec son fils de 18 ans, embarqué comme pilotin. Cloîtré dans sa cabine, il n’en sort plus que pour vilipender ses hommes.
Trente nouveaux jours de mer, au bon gré des alizés, et le navire touche pour la première fois le port qui lui a donné son nom. Édifié par les Portugais en 1616 au sud du delta de l’Amazone, Belém do Parà compte alors plus de 100 000 habitants. Le récent boom du caoutchouc en a fait l’une des cités les plus riches d’Amérique du Sud : électricité, tramways, banques, vice-consulats de pays américains et européens… et plusieurs lignes maritimes régulières qui la relient à l’Europe.
À bord, la tension retombe un peu. Les hommes ont hâte de découvrir la ville. En attendant l’inspection de la douane et des services vétérinaires, ils soignent les mules blessées. Mais, dans la nuit, ils sont réveillés par le vacarme.
Une campagne inaugurale désastreuse
Le feu a pris dans la cale, et il est vite hors de contrôle. Quand les pompiers interviennent enfin, les flammes ont dévoré le pont. À l’aube, des douaniers et des secouristes profitent de l’aubaine pour piller le navire dévasté. L’incendie enfin maîtrisé, les 115 mules survivantes du pampero sont retrouvées asphyxiées. Le capitaine accuse son fils, qui fuit sur un autre navire de Crouan, puis s’en prend au bosco, qui déserte, laissant l’équipage au bord de la mutinerie.
Et il y a pire : les dégâts sont tels qu’on ne peut pas charger le précieux cacao. Après quelques réparations de fortune, le Belem reprend donc sur lest la route du retour. Six mois après son départ, il retrouve son port d’attache nantais, la cale aussi vide que lorsqu’il l’avait quitté…
Au terme de cette campagne inaugurale désastreuse, Lemerle prend sa retraite. Le Belem, bien abîmé, doit déjà retrouver les chantiers Dubigeon pour une sérieuse remise en état. Les cales et le pont sont entièrement à refaire, et il faut remplacer plusieurs parties de la mâture. À la perte sèche du voyage, Fernand Crouan doit rajouter de très coûteuses réparations.
Car il faut repartir au plus vite ! Le nouveau capitaine, François Rioual, n’a que 26 ans et c’est son premier commandement, mais ce Breton a déjà un long passé en mer, ayant gravi tous les échelons de la marine marchande depuis son engagement, à 12 ans, comme mousse sur un trois-mâts. Il a choisi avec soin les hommes qui vont affronter l’Atlantique à ses côtés. Bien lui en a pris. Dès le lendemain du départ, le vent forcit, déchirant le grand foc. Les conditions vont rester difficiles pendant une bonne semaine. Mais, dans son journal de bord, Rioual préfère s’attarder sur la belle allure du Belem, qui tient la dragée haute aux navires rencontrés sur sa route. À la mi-avril, le passage de l’équateur est l’occasion du baptême rituel de cinq matelots – dont le jeune frère du capitaine, embarqué comme mousse. La suite est moins joyeuse.
Début mai, le pampero salue à nouveau l’arrivée au large de Montevideo, où les démarches portuaires trainent cinq jours, à cause d’une énième révolution secouant le pays. Comme la fois précédente, on embarque des mules, au nombre de 111, mais aussi 65 moutons et des brebis d’Argentine, plus les vivres pour les nourrir : 529 balles de foin, 704 de luzerne, 828 sacs de maïs, 18 pièces d’eau, etc. Et, pour la seconde fois, ça se passe mal. Le pampero toujours… vingt-huit jours de mer agitée jusqu’au Brésil… où le navire s’échoue, et doit attendre deux jours que la marée le dégage. Entre-temps, sous une « chaleur étouffante », note le capitaine, « les mules tombent comme des mouches ». On n’en débarque que 99. Mais, sa cale remise en état, le Belem peut enfin embarquer sa première cargaison de cacao brésilien : 4 210 sacs qu’il faut trois jours pour charger. Un mois de traversée, deux semaines d’escale, un seul jour de repos pour l’équipage, qui doit encore endurer trente-huit jours de mer avant de revoir l’estuaire de la Loire. Et patienter vingt-quatre heures avant de mettre enfin pied à terre : la fièvre jaune qui sévit au Brésil ayant fait des victimes sur d’autres navires de Crouan, le Belem est désinfecté au lazaret de Mindin.
Première visite à la Martinique
Sous les ordres du capitaine Dolu, un vétéran, la troisième campagne est la première à ne pas rencontrer d’écueils. Elle débute avec un détour par Cardiff, au pays de Galles, où l’on charge du charbon destiné à Buenos Aires, rallié deux mois plus tard. Là-bas, un mois supplémentaire est employé à nettoyer la cale, installer les parcs à bestiaux et embarquer 40 mulets et autant de moutons. Mais cette fois la remontée vers Belém est rapide et sans incident. Ayant fait son plein de cacao, le bateau regagne Nantes en quarante-cinq jours, avec seulement onze hommes à bord, prouvant ainsi sa grande maniabilité.
Le quatrième voyage dure cent soixante et un jours et suit le même parcours, l’escale galloise en moins. Aucun incident notable, hormis le traditionnel coup de pampero et du gros temps sur la route de retour. Mais alors qu’il mouille en rade de Saint-Nazaire, déjà prêt à repartir, le Belem est abordé par un vapeur anglais qui lui cause d’importantes avaries : quinze jours de réparations avant de pouvoir larguer les amarres.
Au retour de sa cinquième campagne, le navire aborde pour la première fois la Martinique, pour y prendre livraison de sucre et de tafia (rhum). Mais ce n’est pas une partie de plaisir. En guerre avec les États-Unis, l’Espagne a regroupé sa flotte à Fort-de-France, saturant le port. Le Belem doit rester trois jours en quarantaine à cause de l’épidémie de fièvre jaune au Brésil. Et attendre un mois pour que l’usine lui achemine sa production. Le trois-mâts ne retrouve le quai nantais des Salorges que six mois après son départ ! À son tour en âge de prendre sa retraite, Dolu cède sa place au capitaine Chauvelon, qui va rester à la barre jusqu’en 1914.
Des faillites en série
Après la faillite de Crouan, en 1906, le navire sera racheté par un autre armateur nantais, Demange Frères, exploitant une ligne régulière avec la Guyane. Le Belem ne verra plus le Brésil. Mais Chauvelon restera son commandant, transportant des cargaisons hétéroclites pour Cayenne et son bagne. Trois petites campagnes… puis une nouvelle faillite. En 1909, le Belem est cette fois revendu à la Société des Armateurs Coloniaux, un gros opérateur nantais qui conserve le capitaine et son équipage. Sous ce pavillon, le bateau boucle ses neuf dernières campagnes commerciales, toujours entre Nantes et Cayenne. Sans encombre, hormis une grosse frayeur. En juillet 1913, il échappe de justesse à l’abordage d’un des nouveaux monstres motorisés des mers. Dans une brume très dense, le Belem frôle le gigantesque transatlantique germanique Imperator. Un signe annonciateur : le choc avec l’Allemagne est imminent…
Les folles années anglaises
Début 1914, le capitaine Chauvelon prend pour la dernière fois la barre du trois-mâts qu’il entretient avec un soin maniaque depuis treize ans. Sa mission est inédite, et très émouvante : il doit traverser la Manche pour remettre le Belem à son nouveau propriétaire, le duc de Westminster himself. Après six jours de mer épicés par une tempête carabinée en Manche, le navire accoste à Southampton le 23 février. Le drapeau français est amené, et remplacé par l’Union Jack. Pour tenter de consoler le capitaine, le duc lui offre une montre en or. « Bendor », comme on le surnomme, sait ménager ses effets.
Lord Hugh Richard Arthur Grosvenor est un proche du roi, l’un des hommes les plus riches du Royaume-Uni, et une star de la jet-set. Le futur amant de Coco Chanel cultive ses passions aristocratiques : polo, course automobile… et yachting. Il possède déjà plusieurs yachts somptueux qu’il mène de l’île de Wight à la côte d’Azur pour les exhiber à Cannes et Monte-Carlo. Mais sa collection réclamait un nouveau joyau. Il a donc jeté son dévolu sur ce bel Antillais en parfait état de conservation, mélangeant bois et acier, vitesse et robustesse, dans des lignes exceptionnelles. Le duc a acquis son nouveau joujou pour une somme très raisonnable. Mais pour atteindre un confort digne de son nouvel emploi à la plaisance et des standards aristocratiques, il doit être transformé en profondeur. Le chantier démarre dès 1914 et va durer toute la guerre.
S’il conserve sa configuration de gréement, deux moteurs suédois de 250 chevaux sont ajoutés pour actionner deux hélices. Les bas-mâts en bois sont remplacés par des tubes en acier. Deux nouvelles superstructures apparaissent sur le pont, un petit et un grand rouf somptueusement aménagés. La dunette est surélevée d’un demi-mètre pour augmenter la hauteur sous barrots de quatre cabines, dont celle du capitaine, aménagées en-dessous et desservies par un escalier à double révolution qui rejoint le salon-fumoir vitré à l’avant du grand-mât, décoré en acajou de Cuba.
La cale accueille aussi de luxueuses cabines équipées de sanitaires. Une cuisine est aménagée sur le pont et le poste d’équipage s’installe sous le gaillard d’avant. Cerise post-victorienne sur ce gâteau flottant, une balustrade supportée par de blanches batayoles vient sertir le pont arrière. La plupart de ces éléments ont survécu jusqu’à nous.
Les travaux coûtent trente fois son prix d’achat
Alourdi, amputé d’une partie de ses puissantes basses voiles, le Belem perd près de 2 nœuds de vitesse. Mais ses moteurs l’autorisent à naviguer désormais par tous les temps et à manœuvrer seul dans tous les ports du monde. Et il peut accueillir avec faste quarante personnes, une transfiguration qui a coûté la bagatelle de 100 000 livres sterling : plus de trente fois le prix d’achat !
Le duc attendra la fin de la guerre pour jouir enfin de son bien, l’entraînant au cœur de ses mondanités retrouvées. Dès janvier 1919, il y embarquera amis de la cour, relations d’affaires de la City, et trente-deux marins, pour croiser en Méditerranée… Cigares et champagne, fox-trot et charleston, à chaque escale sa fête. Quant au Belem, ce luxueux renouveau lui offre la chance inespérée d’échapper aux bombes et à la casse, pour devenir l’un des très rares rescapés de son espèce.
Le yacht de Mister Guinness
À force de parader sur la Riviera, la merveille a tapé dans l’œil d’une autre grande fortune britannique. Arthur Ernest Guinness, rejeton du fondateur de la célèbre brasserie irlandaise, en est si mordu qu’il a réussi à convaincre en 1921 le duc de Westminster de lui céder son bijou pour 25 000 livres.
Lui aussi a fréquenté Eton, mais il est aussi discret que le duc est tapageur. Depuis dix ans, Sir Arthur est vice-président de la brasserie familiale. Second fils du fondateur, il a fait de brillantes études. C’est un érudit passionné par les progrès techniques. Mais aussi, depuis son enfance et les vacances sur le yacht paternel, un amoureux de la mer, qui ne manque jamais les régates annuelles de Cowes, la Mecque anglaise de la plaisance.
Pour son nouveau coursier, il rêve de voyages au long cours. Ce qui nécessite de nouveaux travaux : on rallonge le gaillard, on coiffe les mâts de barres de télégraphe, on crée un petit boudoir pour dames avec son piano (le petit rouf actuel), on fignole encore les cabines…
Au terme de ce nouveau chantier qui s’est déroulé à Belfast, le navire est rebaptisé Fantôme II, du nom de tous les bateaux de la famille. Après plusieurs mois à s’essayer sur la côte sud de l’Angleterre et en Méditerranée, il renoue avec la haute mer. De mars 1923 à mars 1924, l’ex-Belem va boucler un fantastique tour du monde via les canaux de Panama et de Suez. À bord, les Guinness, leurs trois filles, deux amis d’Arthur, son cousin, le médecin de bord, un valet, une femme de chambre… et l’équipage de trente-deux marins.
Le capitaine Chauvelon invité à bord
Une fois franchi Panama, les escales s’enchaînent : îles Galapagos, Salomon, Marquises, Tahiti, Cook, Tonga, Fidji et Nouvelles-Hébrides. Au Japon, le navire frôle encore la destruction quand un tremblement de terre dévaste le port de Yokohama, tuant plus de quarante mille personnes… La frayeur passée, le navire explore les côtes méridionales de Chine et atteint Ceylan, où l’on célèbre Noël à bord. Mer d’Oman, mer Rouge, Suez, Santorin, Le Pirée… Les passagers débarquent à Naples en février 1924 tandis que le bateau poursuit par Gibraltar avant de retrouver l’île de Wight en pleine tempête de neige. Il a parcouru près de 32 000 milles.
Pas de quoi rassasier son propriétaire, qui l’emmène dès l’année suivante longer les côtes norvégiennes et affronter les glaces de l’Arctique pour aller mouiller au Spitzberg. Guinness trouve ensuite de nouvelles destinations : Aden, Port-Saïd, la Crète, Gibraltar… Il l’amène aussi à Marseille, à Saint-Jean-de-Luz, remonte le Guadalquivir jusqu’à Séville…
Sir Arthur passe tant de temps sur son happy yacht qu’il y fait aménager un bureau et emploie six cuisiniers ! Fêtes, régates et rassemblements de prestige scandent la vie du trois-mâts, toujours en vue lors des grands rendez-vous de la plaisance, comme la Semaine de Cowes. À Spithead, juste en face, a lieu chaque année la revue de la Royal Navy par le souverain britannique, à laquelle le Fantôme II est convié en 1924 et 1935. Il y a aussi des événements plus inattendus, comme les retrouvailles avec le capitaine Chauvelon, invité à bord lors d’une escale à Nantes à l’été 1930, pour découvrir la fantastique transformation de son ancien navire.
En 1937, le Fantôme II part encore explorer les grands lacs de Chicago, remontant le Saint-Laurent jusqu’à Montréal pour y célébrer le couronnement du roi George VI, avant d’établir un record de vitesse sur le chemin du retour !
Mais cette vie de plaisance prend déjà fin. À nouveau, les grondements de la guerre poussent le navire à trouver refuge dans la rade de Cowes, d’où il ne va plus bouger pendant dix ans. Pendant quelques mois, il sert de QG aux Forces navales françaises libres. Et, dans la nuit du 5 au 6 mai 1942, il réchappe aux bombes allemandes. Son grand-mât et ses vergues sont sérieusement endommagés, et ses voiles, stockées dans des hangars, sont détruites par l’incendie. Mais la coque en acier a résisté. Et le Belem, une fois de plus, survit.
Guinness, lui, gravement blessé dans un accident de bateau à moteur, a cessé de naviguer. Quand il décède en 1949, sa fille Oonagh hérite du navire. Avant de le mettre en vente deux ans plus tard.
Escale à Venise
C’est un autre aristocrate, italien cette fois, qui va écrire le nouveau chapitre de la saga Belem. Sénateur, industriel (l’entreprise familiale, fondée en 1885, est spécialisée dans la construction de routes, de rails et d’infrastructures maritimes), grand collectionneur d’art, le comte Vittorio Cini est devenu mécène en créant une fondation à la mémoire de son fils, mort dans un accident d’avion en 1949. Ayant obtenu la concession de l’île de San Giorgio Maggiore, bijou dégradé de la lagune de Venise, son but initial est de la restaurer et d’en faire un centre culturel de renommée internationale. Mais il y ouvre aussi des foyers d’éducation. Premier créé, le Centro Marinaro propose à ses élèves une formation professionnelle.
Parmi eux, les marinaretti sont les internes de l’institut Scilla, qui accueille près de six cents orphelins de marins-pêcheurs ou de marins de commerce. Pour les initier aux métiers de la mer, la marine italienne a confié au comte un voilier, mais il s’avère trop vétuste pour une fonction de navire-école. Il lui cherche donc un remplaçant… et déniche bientôt la perle rare.
Dès son arrivée à Venise en 1952, le Fantôme II est réaménagé et reconverti en trois-mâts goélette, plus facile à manœuvrer pour des apprentis. Les luxueux compartiments de l’entrepont (grand salon et cabines privées) sont remplacés par une salle commune modulable qui servira à la fois de dortoir, de cantine et de salle d’étude. Sur le rouf, on édifie une grande timonerie. Sous la dunette, seuls les logements des officiers, du médecin et de l’aumônier conservent les caractéristiques de la période anglaise. Rebaptisé une fois de plus, le Giorgio Cini, du nom du fils du comte, vient s’amarrer face à la place Saint-Marc. La cinquantaine rayonnante, il peut entamer sa nouvelle vie.
Pendant treize ans, il va sillonner la Méditerranée, naviguant toute l’année, pour l’essentiel en Adriatique. Le premier appareillage a lieu en fin d’été pour une croisière de quinze jours. Bientôt, trois croisières d’instruction d’un mois se succèdent chaque été. Le navire accueille à son bord de soixante à quatre-vingts cadets, choisis parmi les dix-huit instituts professionnels navals que compte l’Italie.Parmi eux, les élèves les plus méritants de l’école de la fondation, et notamment les orphelins de l’institut Scilla. La discipline de bord s’inspire de la marine de guerre et, pendant plus d’une décennie, des milliers de jeunes vont découvrir la vie en mer au son du sifflet.
Ces croisières sont aussi l’occasion d’inviter de futurs capitaines au long cours à parfaire leurs connaissances de la navigation à voile. Aux yeux des Vénitiens, le bateau ressuscite la grande tradition navale de leur cité. Ils célèbrent donc avec faste chacun de ses départs et de ses arrivées dans la lagune, tandis que la fondation compte sur les croisières pour afficher le prestige du pays à l’international.
Mais cette troisième belle carrière du Belem s’arrête net en 1965. À son tour, le Giorgio Cini est jugé trop vieux pour remplir sa mission en toute sécurité. Sa mise aux normes coûtant bien trop cher, il est remisé au quai de San Giorgio, servant un temps de pensionnat flottant avant d’être cédé pour une lire symbolique aux carabiniers, en quête d’un navire d’apparat. Ces derniers entreprennent donc de le restaurer, lui rendent son gréement d’origine et font remplacer ses vieux moteurs par des Fiat neufs de 300 chevaux. Mais la facture s’avère vite bien trop salée. En 1976, très endettés auprès du chantier, les carabiniers lui cèdent le navire pour qu’il le revende afin de couvrir ses frais. Après une toilette sommaire, le Giorgio Cini est mis en vente sur le marché international fin 1977. Quelques rares initiés français sont aux aguets… ■
Encadrés
Les plans de forme et de voilure du Belem
Pour concevoir le Belem, son capitaine d’armement a suggéré à Fernand Crouan d’être ambitieux : « Si vous remplacez le Pará, je suis d’avis de faire construire un solide navire en fer ou acier de 700 à 750 tonneaux, avec toutes les améliorations récentes […], et d’exiger non pas le minimum des dimensions que le Veritas ou le Lloyd exigent eux-mêmes, mais le maximum, qu’en conscience un constructeur soucieux de ce qu’il fait doit donner aux barrots de pont, de faux pont, aux membrures, aux tôles et aux différents soutiens de la mâture. Quant aux formes, celles du Denis Crouan et Claire Menier sont jolies et il n’y a qu’à les suivre. » Quatre-vingt-sept couples en acier espacés de 55 centimètres, posés sur une quille de 7 centimètres d’épaisseur, prolongée d›une pièce d’étrave de même échantillonnage, forment la charpente du navire. Le bordé est constitué de plaques d’acier rivetées, de 10 à 12 millimètres d’épaisseur. Fermée à l’avant et à l’arrière par des cloisons étanches, la cale, longue d’environ 33 mètres, offre un volume de 1 150 mètres cubes. Le 10 juin 1896, le Belem est officiellement remis à son armateur.
Le « Cap’taine Peinture », premier amant du Belem
Fils de marin né à Rezé, Julien Chauvelon a déjà doublé le cap Horn en tant que premier lieutenant d’un puissant trois-mâts, mais il n’a que 24 ans quand Fernand Crouan l’engage comme capitaine du Belem. Il va dès lors multiplier les allers-retours aux « Indes Occidentales », pour en rapporter du sucre et du cacao. Et hormis une quatrième campagne qui faillit leur être à tous deux fatale, l’union entre l’homme et le bateau sera très douce.
Mais les plus belles idylles mettent parfois du temps à débuter. À peine arrivé au Brésil pour la première fois à la barre de son navire, le jeune homme se voit confier le commandement d’un autre voilier de son armateur, déjà chargé de cacao, mais dont le capitaine combat la fièvre jaune, qui a emporté une partie de l’équipage… Ce n’est qu’en 1900, un an et demi après leur première rencontre, que Julien peut enfin remonter à bord du Belem. Mais cette fois, il va y rester aussi longtemps qu’il naviguera sous pavillon français, enchaînant les rotations entre Nantes, l’Angleterre, le Brésil, la Guyane et les Antilles. Entre chaque embarquement, il passe quelques semaines auprès de sa fiancée… qu’il embarque en 1904 pour leur voyage de noces !
Sous sa férule, la vie à bord est rude, mais son caractère et sa rigueur lui valent le respect de ses hommes, qui l’ont vite surnommé « Cap’taine Peinture » tant il est soucieux de l’entretien de son bijou. La séparation n’en sera que plus déchirante. Le 6 septembre 1913, le Belem quitte Nantes, avec Mme Chauvelon et les enfants du couple. Le navire est sur le point d’être vendu, et le capitaine a réuni ses deux grands amours, sa famille et son bateau, pour son vingt-quatrième et dernier commandement. Un voyage qui sort forcément de l’ordinaire : Noël est fêté en mer avant le retour à Nantes début 1914. Le Belem va maintenant changer d’air et de destin. ■
Une traversée ordinaire…
Rapport de mer du commandant Chauvelon déposé au tribunal de commerce de Nantes le 2& février 1913.
Après avoir manqué son appareillage de Saint-Nicolas d’Aruba le 9 janvier 1913, à cause d’une brise trop fraîche, le Belem est remorqué sans encombre le lendemain matin. Jusqu’au 24, il affronte tranquillement météo changeante et mer agitée. Puis, ça se corse : « Le 29, coup de vent. En carguant la misaine, le maître d’équipage, dans un violent coup de roulis, tombe et se fait une fracture à la jambe droite, il est transporté immédiatement dans la cabane. Le même jour, aperçu un espar et une bouée. Le vent de SO saute brusquement au NE. Le navire masqué est le jouet d’une mer démontée, hachée, et l’on se demande si tout ne va pas arracher. Un paquet de mer énorme couvrant tout le navire casse un carreau de la claire-voie du poste. Tout est plein d’eau partout. Une légère accalmie avec vent du sud se fait le 31 janvier et le 1er février, mais le 2, la brise reprend avec force. La mer devient horrible. Une barrique, une vergue, des bordages et un arrière d’embarcation sans inscription visible ainsi qu’un aviron passent le long du bord lat. 41°99’ N, long. 41°11’ O. Il vente tempête. Les 3 et 4, temps s’embellit mais ne dure pas. Le 5, vente ouragan. Le grand perroquet et la grand-voile déchirent en les serrant. La mer est démontée, tellement grosse que l’on gouverne en fuite, le cul dans la lame. Le pont ne désemplit pas. Jusqu’au 8, il vente grand frais. Les 8 et 9, forte brise de SSE. Du 11 au 15, vent de NE à ENE. Beau temps, faible brise. Le 18, la mer est démontée, les coups de roulis très violents. La brise est très variable, nombreux grains de neige. Le 19, même temps, puis le temps devient beau, la mer tombe. Aperçu Groix à 1 heure de l’après-midi et pris le pilote à 2 heures et demie. […] Sur le point de mouiller aux Charpentiers, aperçu dans l’éclaircie le Y-Hély et pris sa remorque pour aller en rade de Saint-Nazaire. Mouillé à 8 heures 10 du soir. Reçu la libre pratique à 10 heures. À 11 heures et demie, appareillé pour arriver à Nantes, amarré à la Prairie-au-Duc à 6 heures du matin. » ■
Coup de chaud à la Montagne Pelée
Mettant une nouvelle fois le cap sur la Martinique en mars 1902, l’équipage s’est sans doute réjoui de retrouver cette île. Surnommée le « Petit Paris », la ville de Saint-Pierre est alors la plaque tournante de l’économie antillaise. Et le volcan qui la surplombe lui tient d’ordinaire lieu d’écrin paisible et majestueux. Mais, en février, il s’est réveillé, et crache depuis régulièrement des nuages de fumée qui retombent en averses de cendres sur la ville, la recouvrant d’une étrange neige tropicale. Les autorités tentent de rassurer la population, et font arrêter les fuyards. Mais dans la nuit du 4 au 5 mai, la Montagne Pelée se met à gronder, et son cratère en fusion rougit le ciel. Dans le port, on s’active pour charger au plus vite les bateaux tandis qu’une coulée de boue détruit une sucrerie proche et qu’un raz-de-marée secoue la rade.
À l’aube du 8, le capitaine de l’Orsolina, un trois-mâts italien, part sans demander son reste. Ce familier du Vésuve a compris avant tout le monde le péril imminent. Deux jours plus tôt, le Belem a eu la mauvaise surprise de trouver son poste habituel d’accostage à Saint-Pierre occupé par deux autres voiliers nantais, le Tamaya et le Biscaye. Il n’a eu d’autre choix que de contourner l’île pour aller jeter l’ancre dans l’anse Robert, une petite baie abritée au nord-est. C’est là qu’il patiente, le 8 au matin, lorsque la montagne explose soudain, projetant un torrent de lave qui noie la ville de Saint-Pierre en quelques secondes, incinérant ses trente mille habitants… Le port aussi est entièrement détruit : les quinze navires marchands présents dans la rade sont réduits en cendres, Tamaya et Biscaye compris…
Posté à 30 kilomètres de là, le Belem échappe à la catastrophe. Son capitaine aussi : Chauvelon s’apprêtait à rejoindre Saint-Pierre à cheval pour déjeuner avec un capitaine français.
Le pont du trois-mâts sera tout de même recouvert d’une couche épaisse de matière volcanique, transformée quelques heures plus tard par des pluies torrentielles en un véritable ciment qu’il faudra casser au marteau et au burin. Mais le navire et l’équipage ont survécu. Après une longue escale pour gratter le gréement et charger du sucre, le Belem retrouvera Nantes à la fin de l’été. Une assiette récupérée dans les ruines de Saint-Pierre orne aujourd’hui le bureau du commandant. ■