©Maud Lénée-Corrèze
Le pont de la barque de patron Marie-Thérèse vient d’être restauré. Il reste encore beaucoup à faire, mais la fin de cette première phase de travaux est l'occasion d'un petit rassemblement autour du bateau pour discuter de son avenir à Ventenac-en-Minervois. ©Maud Lénée-Corrèze

Par Maud Lénée-Corrèze – À Ventenac-en-Minervois, la barque de patron de 1855 Marie-Thérèse est en restauration pour encore trois ans, mais elle rassemble déjà des bénévoles enthousiastes à l’idée de lui construire un avenir. Parmi eux, ceux de l’association Aventure Pluriel, qui l’a reprise en 2020, et des habitants des communes riveraines du canal du Midi.

« Ici, on ne dit pas “péniche”, mais barque. » Ces mots roulent entre les sourires au cours de cette journée de juin à Ventenac-en-Minervois, dans l’Aude. Cette vérité fait référence aux barques de patron qui sillonnaient le canal du Midi, chargées de vin et d’autres marchandises, il y a encore une cinquantaine d’années. Aujourd’hui, on ne voit plus que des vedettes à moteur de tourisme sur la voie d’eau qui relie Toulouse à Sète. Sauf ici, à Ventenac-en-Minervois, où est amarrée depuis une petite dizaine d’années la Marie-Thérèse, une barque de patron de 1855, inscrite au titre des Monuments historiques. Récupérée en 2020 par l’association Aventure Pluriel, elle est en restauration. La première phase de travaux sur le pont étant achevée, l’association organise un temps fédérateur pour évoquer son avenir.

Cette journée marque le début d’une série de cinq rencontres mensuelles, jusqu’en octobre, avec les bénévoles d’Aventure Pluriel, bien sûr, mais aussi, et surtout, des gens du pays, acteurs économiques et culturels du canal et des communes « mouillées » par la voie d’eau. Parce qu’Aventure Pluriel, basée à Cagnes-sur-Mer, à plusieurs heures de route de Ventenac-en-Minervois, ne se voit pas gérer quotidiennement la barque : « Nous pouvons nous occuper de sa restauration et de son entretien annuel, assure Thierry Pons, responsable d’Aventure Pluriel, mais pas de son histoire. Les gens d’ici doivent s’en saisir, pour faire revivre le patrimoine qu’elle représente. » Rendre la barque aux gens du canal, tel est son objectif.

Il y a trois cents ans, les premières barques naviguaient sur le canal du Midi

Pas facile, puisque l’activité de transport de fret fluvial que la Marie-Thérèse a pratiquée pendant près d’un siècle est aujourd’hui réduite à peau de chagrin. Seul Jean-Marc Samuel exerce encore le métier depuis les années 1980 sur Le Tourmente. « Tout s’est arrêté assez brusquement dans les années 1970, raconte Marie-Josèphe Camboulive, dite Miette, issue d’une longue lignée de mariniers. En 1973, le canal réalise son meilleur chiffre, mais dès l’année suivante, tout s’effondre. » Elle est venue avec son mari, lui-même ancien marinier, pour participer à la discussion autour de la barque. S’ils avaient la vingtaine quand l’activité a cessé, ils gardent des souvenirs de la vie sur les barques et des éléments de charpente, telle l’avenbette des barques motorisées, une pièce de bois située sur entre le gouvernail et l’étambot, qui améliorait la manœuvrabilité de la barre, gênée par l’hélice.

« Après 1974, les mariniers envoyaient leurs barques à la ferraille, explique l’ancienne marinière, et nous avons choisi de vivre dedans. » Elle a d’abord travaillé comme éclusière puis a été embauchée par Voies navigables de France (VNF), tout en assistant à la fin de la batellerie : en 1989, les deux dernières barques, Bacchus et l’Espérance, cessent de travailler après l’annonce par le préfet de l’arrêt de la navigation sur le canal. Cela faisait trois cents ans que divers types de bateaux de transport de fret et de personnes naviguaient sur le canal du Midi, inauguré en 1681 par les fils de son constructeur, Pierre-Paul de Riquet.

Miette et son mari ne cachent pas leur scepticisme sur le projet de la Marie-Thérèse, bien qu’ils soient curieux et émus de l’existence de ce dernier témoin de leur activité passée, métier et mode de vie à part entière. Mais l’accueil qu’ils reçoivent, chaleureux et intéressé, les rassure. À la fin de la journée, ils sont intarissables et promettent de venir naviguer… « si une avenbette est installée », ajoute, en souriant, le mari de Miette.

Les barques de patron du type de la Marie-Thérèse sont issues des barques de mer de l’étang de Thau, qui viennent s’ajouter dès la fin du XVIIe siècle aux barques de voiture pour le fret et barquettes de poste pour les passagers, ainsi qu’à toute une batellerie venue de Dordogne, de Garonne ou du Rhône. Les barques de l’étang de Thau s’adaptent à leur nouvel environnement : elles perdent leurs voiles et leur quille au profit d’un fond plat, mais conservent l’arrière pointu. Les dimensions se stabilisent entre 21 et 28 mètres de long pour environ 5 mètres de large. Elles transportent principalement du vin, en demi-muids – fûts de chêne contenant 625 litres – et des sacs de chaux et de ciment, du maïs et de la farine.

La barque semble avoir cessé le transport de fret dans les années 1960

La Marie-Thérèse, de 25,80 mètres de long et 5,50 mètres de large, avec 1,40 mètre de tirant d’eau, est construite au chantier des Demoiselles à Toulouse. Elle peut embarquer jusqu’à 150 tonnes de marchandises. En 1930, elle est équipée d’un moteur Aster pour faire face à la concurrence du chemin de fer. L’arrière pointu est alors remplacé par un tableau. En 1950, le patron installe un moteur Baudouin de 72 cv, toujours à poste, et augmente sa capacité d’emport, jusqu’à 174 tonnes, en diminuant l’espace habitable situé à l’avant.

Si les premiers propriétaires de la Marie-Thérèse sont inconnus, les archives indiquent que Louis Marrot, de Béziers, l’exploite au moins depuis 1909. De 1915 à 1961, elle passe entre les mains de Jacques et Eugène Denty, père et fils, dont elle porte toujours les noms gravés sur la barre, comme le voulait la coutume. « Les mariniers avaient une certaine fierté de leur culture, ajoute André Mas, œnologue et passionné par l’histoire du canal, qui vit à Salelles-d’Aude, à quelques kilomètres en aval de Ventenac-en-Minervois. Souvent, les sculptures sur les boiseries des placards représentaient des scènes de leur vie quotidienne. Ils mettaient un point d’honneur à soigner leur intérieur, car c’était un signe de leur aisance financière. »

Les documents d’archives et les témoignages indiquent qu’après la famille Denty, la Marie-Thérèse appartient à Jean Jardel, entre 1961 et 1965, puis à un certain Durand, dont le prénom a été perdu, jusqu’en 1976 et, enfin, à Jean-Pierre Agli jusqu’en 1980. Il semblerait qu’elle ait cessé ses activités de fret dès les années 1960. « Elle a servi de restaurant et de boîte de nuit », précise André Mas. Au moment de l’arrêt complet du transport de marchandises, elle appartient à la société du Navire La Péniche, jusqu’à son naufrage dans le port de Sète en 1992.

Le Conservatoire maritime et fluvial des pays narbonnais renfloue la barque en 1995, et en devient propriétaire. En 1998, il confie à Yann Pajot sa restauration : dans son chantier d’insertion professionnelle basé à Mandirac, il travaillera cinq ans sur la Marie-Thérèse en menant des enquêtes ethnographiques et documentaires auprès des anciens barquiers. « Il n’y avait pas de plans, mais des dessins de François Beaudouin », précise Yann Pajot. La barque est remise à l’eau en 2003 et navigue jusqu’en 2012 sur le canal comme centre d’interprétation itinérant, passant entre-temps dans le giron du Parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée. Elle reste autour de Narbonne, ne pouvant remonter plus loin que l’écluse de Saint-Martin, car elle est trop large pour passer certaines écluses, peut-être à cause de documents erronés fournis par VNF.

En 2016, la barque est vendue à la cave coopérative du château de Ventenac-en-Minervois qui porte un projet d’œnotourisme. Mais elle reste clouée à quai, à cause de son entretien coûteux, jusqu’en 2019, lorsque Yann Pajot sollicite Aventure Pluriel. « Quand je l’ai vue, des pissenlits poussaient sur le pont, raconte Thierry Pons. Après des discussions au sein de l’association, nous avons accepté de la prendre en charge. » Aidé par Christian Kaemmerlen et l’équipe comptable, il va frapper aux portes des institutions publiques pour « sauvegarder la dernière barque de patron en bois du canal du Midi », et sans doute l’une des plus anciennes de France et d’Europe.

« En janvier 2020, nous avons fait une réunion avec tout le monde autour de la table, c’était une première ! La DRAC, la Fondation du patrimoine, VNF, la région Occitanie, le département de l’Aude, et la mairie de Ventenac-en-Minervois, tous étaient d’accord dès la fin de la réunion pour assurer environ 60 à 70 pour cent du budget de la première phase de travaux. » Qui est estimée à environ 186 000 euros… Dans la foulée, la Marie-Thérèse est inscrite au titre des Monuments historiques, et une souscription est créée via la Fondation du patrimoine. Le projet est de restaurer la barque pour la rendre navigable et lui redonner son aspect de 1930, « avec le tableau et le moteur, mais les emménagements de 1855 », précise Thierry Pons.

La barque doit perdre 18 centimètres en largeur

Mais un incident va retarder les travaux : en amont de Ventenac-en-Minervois, sur le chemin vers Castelnaudary, où se trouve une cale sèche adaptée à leurs besoins, le bateau reste coincé dans l’écluse de l’Aiguille… La barque mesure 5,68 mètres de large, soit 18 centimètres de trop pour passer ! « Nous savions qu’elle était un peu juste, mais pas forcément à ce point », ajoute Thierry Pons. Outre les soucis déjà constatés lors de la précédente restauration par le chantier de Mandirac, la barque a aussi pu s’affaisser au cours de son séjour prolongé à quai.

Il faut malgré tout commencer les travaux, « car la mérule avait envahi le pont, précise Thierry Pons. La barque devait être ouverte, ventilée, et les foyers de champignons supprimés. » L’équipe décide donc de commencer par refaire le pont, pour parer au plus urgent, un choix qui permettra en outre de retrouver de la rigidité par le haut, la barque étant plutôt « molle » en bas. Ces travaux peuvent aller de pair avec la suite de la restauration : la Marie-Thérèse étant frégatée, le nouveau pont pourra être conservé quand il s’agira de faire gagner 18 centimètres en largeur en intervenant sur la structure.
Mais où aller ? Il y a bien la cale sèche de l’écluse de Gailhousty, à 10 kilomètres en aval, mais elle ne permet de travailler que d’un côté, et avec très peu de place. « En plus, elle est située dans une zone inondable, donc c’est potentiellement dangereux sur une longue durée », précise Thierry Pons. Finalement, les travaux seront menés à quai, à Ventenac-en-Minervois. « Nous avons été bien aidés par la commune. Le maire nous a prêté la vieille maison de la poste et un hangar pour les charpentiers. Les habitants sont venus nous donner du mobilier. »

En novembre 2021, les charpentiers lancent la scie à ruban et autres rabots électriques. « J’ai été pris en 2019 à Cagnes-sur-Mer grâce aux emplois aidés, puis Thierry m’a proposé un contrat à durée indéterminé, raconte Paul Briaceau, qui sortait alors de Skol ar Mor. Comme je voulais créer mon auto-entreprise en charpenterie de marine près de Bordeaux, j’ai accepté de travailler dix jours par mois à Ventenac pour être référent sur la Marie-Thérèse avec Rémi Fennebresque venu d’Albaola. » Quelques charpentiers et charpentières, apprentis ou non, ainsi que les bénévoles du chantier associatif de la Campanette, basé à Cagnes-sur-Mer, viennent aider au cours de ces deux ans et demi de chantier, rejoints peu à peu par un équipage local motivé.

Tout au long de l’année 2022, après avoir brûlé les spores au sel et au chalumeau, l’équipe se concentre sur la fabrication du nouveau barrotage et de plats-bords arrière neufs, en chêne. En janvier 2023, nouveau revers : la Marie-Thérèse coule à quai. Mais les acteurs autour d’elle réagissent vite et, dès février, l’activité reprend bon train avec la pose des plats-bords centraux bâbord et tribord et des derniers barrots. Puis viennent au cours des mois suivants l’épine centrale – pièce de la structure axiale du pont –, les plats-bords avant et, enfin, les lattes de pont en mélèze, dont certaines mesurent 18 mètres de long.

Marie-Thérèse est un « lien », autant pour l’association que pour les locaux

Le pont est achevé à la fin de l’été. L’automne et l’hiver sont consacrés au calfatage des lattes de pont avec du bitord et un mélange de blanc de Meudon, d’huile de lin et d’essence de térébenthine, puis à la pose de la peinture d’imprégnation et des capots de descente, à plat pont. La seule superstructure, située à l’arrière, permet de ranger les outils. Le pont sera ensuite recouvert d’un enduit composé de sable et de peinture, pour le rendre anti-dérapant, « une méthode utilisée par les patrons de barque », assure Thierry Pons. À l’avant, les charpentiers ont reconstruit l’escalier quart tournant qui conduisait aux appartements d’avant 1930. Tout est prêt pour le carénage à l’écluse de Gailhousty en mai 2024.
Les formes de la Marie-Thérèse étant visibles, l’association Scanmar en profite pour relever ses lignes par photogrammétrie. « Ils nous ont fourni une modélisation en trois dimensions, précise Thierry Pons, ce qui nous aidera pour la deuxième phase de travaux, destinée à réduire la largeur de la barque. » Afin d’être sûrs des mesures, Scanmar a aussi photographié les portes des écluses de Saint-Martin et de l’Aiguille. « Évidemment, cela n’était pas obligatoire, mais ça donne une vue d’ensemble », précise Bernard Ficatier, architecte naval et président de Scanmar.

Grâce à cette opération, l’équipe de restauration constate que c’est au niveau du bouchain que la barque est trop large. « Ce sont peut-être les genoux qui étaient trop forts au début », reprend Bernard Ficatier. Comme il faut de toute façon remplacer une bonne cinquantaine de couples… « Nous reprendrons les autres, en les ajustant, ajoute Thierry Pons. Au préalable, nous déposerons les bordages qui devront juste être restaurés. » Ce chantier devra aussi s’effectuer sur la cale sèche de Gailhousty : « Nous travaillerons d’abord sur tribord. L’idée est de voir si on ne peut pas diminuer la largeur sur ce bord uniquement, pour gagner du temps et pouvoir l’amener dès l’année suivante à Castelnaudary, voire au chantier des Demoiselles, à Toulouse. »

Des curieux se rassemblent pendant le chantier autour de la Marie-Thérèse. Elle est « un lien », affirme Thierry Pons, entre les bénévoles d’Aventure Pluriel, qui viennent de temps à autre, et les Ventenacois ou autres gens du canal qui goûtent à l’animation créée autour de la barque. L’un d’eux, Robert Élix, retraité de VNF, s’est occupé du moteur Baudouin : « Ce sont des unités très spécifiques, mais j’avais déjà travaillé sur une similaire, un peu plus petite », raconte-t-il. Comme il s’agit d’un vieux moteur gasoil à air comprimé à six cylindres, Robert reste encore le seul aujourd’hui à savoir pleinement le prendre en main. « Mais les autres apprennent, affirme-t-il. Le seul souci, c’est que si on loupe le premier allumage, il faut attendre un moment avant de pouvoir retenter l’essai. » L’œil brillant, il explique qu’il faut d’abord ouvrir l’eau de refroidissement, puis le gasoil, et enfin allumer avec l’air comprimé en lançant le sixième cylindre en premier.

Elle sera un support pour faire renaître la vie le long du canal

Le Sallélois et amateur d’histoire locale André Mas s’est aussi investi dans la Marie-Thérèse. Depuis deux ans, il organise des balades œnologiques le long du canal du Midi, et s’intéresse au projet. Peut-être pourra-t-il associer son activité avec celle de la barque de patron, ancienne pinardière ? Lors de la table-ronde de l’après-midi qui réunit André Mas, Marie-Josèphe Camboulive, Jean-Marc Samuel et des représentants de la drac et de la Fondation du patrimoine, Thierry Pons réitère son appel à initiatives pour l’avenir de la Marie-Thérèse. Il rappelle toutefois sa « ligne rouge » : ne pas en faire une vedette à passagers. « Elle sera mise à disposition pour des événements, elle pourra descendre et remonter le canal. » S’il laisse ouverte la question de son usage futur, il a cependant déjà quelques idées : héberger des expositions itinérantes, par exemple sur la vie des mariniers, avec des témoignages sonores, des artistes contemporains, des conférences…

L’un des intervenants, issu de l’office du tourisme du pays narbonnais, propose de faire de la Marie-Thérèse une estrade pour des concerts. Jean-Marc Samuel évoque son activité : la barque pourrait-elle faire du transport de marchandises ? Pas forcément commercialement, mais éventuellement pour soutenir l’initiative grâce aux expositions ou en chargeant du vin comme à l’époque. Les idées ne manquent pas, mais quelques réserves sont émises, notamment d’un point de vue pratique : la Marie-Thérèse étant monument historique, elle ne peut être aménagée n’importe comment. Quid alors de l’accueil de publics tels que les scolaires ? Il faut des balustrades, des aménagements spécifiques. Thierry Pons se veut positif en assurant que les fûts de vin pourraient faire office de balustrade, tandis que Nicolas Bru, conservateur du patrimoine à la DRAC Occitanie, affirme : « Nous conservons des objets matériels patrimoniaux, mais aussi des usages, des savoir-faire, pour les transmettre aux générations futures. Car l’usage est aussi dépositaire d’une identité. Nous soutenons pleinement le projet autour de la Marie-Thérèse pour qu’elle ne reste pas à quai, tout en respectant ce qui fait d’elle un monument historique. »

La barque sera donc un support pour faire renaître la vie le long du canal, recréer du lien par le cours d’eau entre les différents bourgs. Elle n’aura plus de vocation commerciale, mais sera un élément mobile du paysage patrimonial, pour valoriser l’histoire du canal et soutenir l’attractivité du territoire.
Sur ces mots, la journée s’achève en douceur, sous un rayon de soleil, et en musique avec les mélodies de bénévoles qui ont sorti accordéon, violoncelle, harmonica et ukulélé. Joli prélude à une saison festive pour ceux qui navigueront sur la barque au cours de l’été. ◼