A bord de la Savoie un soir d'été, entre Genève et Nyon. Les roues à aubes du vapeur barattent le miroir du lac. Dans le salon de première classe quasi désert, quelques vieux couples attendent le dîner gastronomique proposé sur cette ligne par une grande toque genevoise. Sur la plage arrière, une jeune femme, tout droit sortie d'un roman de Scott Fitzgerald, sirote un verre de scotch. Pour immortaliser cet instant, la dame solitaire tend son Smartphone à Jean-Philippe Mayerat. Perplexe, celui-ci tient le portable à l'envers, comme pour se tailler un autoportrait... Éclat de rire général. «Mayu», c'est le convive idéal, même s'il préférera toujours une roborative fondue entre amis à un dîner mondain. Pour lui, les vapeurs de la Compagnie générale de navigation (CGN) sont surtout un mode de transport agréable et pratique, tout comme le train, qu'il emprunte toujours plus volontiers que sa voiture. Un bon conseil: si vous voulez apprendre la Suisse en général et le lac Léman en particulier, faites appel à lui. C'est un guide d'une grande culture, intarissable sur l'histoire, la géographie, l'architecture, les arts et lettres, sans parler de la navigation, bien entendu. Et il connaît tout le monde. À Genève, à Nyon, à Lausanne, partout où vous passez en sa compagnie des mains amies se tendent. À bord des vapeurs de la CGN, il est connu comme le loup blanc. Dans son sillage, vous serez invité au bar par le steward, à la passerelle par le capitaine, dans la fournaise des chaudières par le mécanicien. Un régal ! « Je voulais faire le tour du monde comme Moitessier, et j'ai fait le tour du lac », plaisante-t-il. Le lac, Mayu est tombé dedans tout petit, mais c'était celui de Neuchâtel. Il est né en 1955 à Yverdon-les-Bains, au Nord du canton de Vaud. Son père, dessinateur architecte de métier et photographe de coeur, se tourne bientôt vers le cinéma. Avec quelques collègues, il fonde l'association Plan fixe, dont l'objectif est de recueillir la mémoire de la Suisse romande par le biais de portraits de gens du cru tournés en 16 millimètres noir et blanc. Mayu a onze ans lorsque sa famille s'installe à Rolle, au bord du Léman, où sa mère, institutrice, vient d'être nommée. Enfant rêveur, il subit l'école comme une punition. À l'époque, la classe a lieu dans le château de la cité, dont les murailles grises se reflètent dans l'eau du lac. Hélas! les vitres sont en verre dépoli. Insupportable ! Élève passable, il aime surtout la botanique, bichonne son herbier et passe ses loisirs chez le jardinier du coin. Enfant malingre, il déteste le sport de compétition et désespère son prof de tennis. Après deux ans de leçons, il jette sa raquette aux orties. «Un jour, explique-t-il, j'étais sur le court derrière le grillage quand j'ai vu un copain arriver à vélo avec un sac à voile sur le porte-bagages. Il m'a dit: "Je vais faire du bateau". J'ai trouvé cette idée formidable. Du coup, j'ai commencé à faire du dériveur. Le père d'un ami m'a prêté un vieux Vaurien de 1957, c'était le premier Vaurien construit en Suisse... »

« JE NE VOULAIS PAS PASSER MA VIE À FAIRE DES TIROIRS »

Ainsi naissent les vocations de coureurs des mers. Mayu dévore Slocum et ses émules. À dix-sept ans, il se rêve en «globe-flotteur» et se cherche un métier compatible. Pourquoi pas constructeur naval? «À cet âge-là, tu as envie que la vie, ce soient des vacances perpétuelles. Je voulais tout plaquer, faire mon apprentissage. Je suis allé chez Oester, un chantier rollois. Mais il était sur la fin et ne prenait plus d'apprentis.» Moins enthousiastes, les parents s'étonnent que leur gamin, si peu bricoleur, s'entiche de charpente navale. Ils lui conseillent de faire d'abord son « gymnase » — version helvétique du lycée — à Lausanne; autrement dit: passe ton bac d'abord! « C'était encore pire que le collège, se plaint l'intéressé. Ça me courait sur le fil et je me suis laissé couler. » Têtu, le potache va proposer ses services chez Vouga, un chantier familial établi à Versoix depuis 1932. Mais en 1973, quand le jeune Mayu se présente, les commandes se font rares. «Le père Vouga m'a dit: "Tu ferais mieux d'apprendre à être menuisier". Mais je ne voulais pas passer ma vie à faire des tiroirs. J'y suis quand même retourné plus tard, et j'ai été engagé. Max Vouga venait du lac de Neuchâtel. Il avait soixante-cinq ans. Mais c'est surtout Madame Vouga, une Suisse-Allemande assez austère, qui nous faisait bosser. On était deux apprentis et il y avait aussi le fils Vouga, qui avait dix ans de plus que nous. On faisait toutes les corvées, le ponçage, le rangement, le ramonage, le ménage. "Tu nettoieras les gogues!" commandait la mère Vouga. Mais elle nous faisait aussi des tartes délicieuses avec les fruits du jardin. C'étaient des gens très gentils, et avec leur fils, Michel, on se bidonnait bien. J'ai adoré cette période de Versoix. Au printemps, c'était le sale boulot de carénage avant les mises à l'eau. Mais hors saison, cela devenait plus intéressant: on refaisait des ponts, on remplaçait des membrures et, de temps en temps, on construisait un canot neuf. Ça me plaisait bien, même si on travaillait quarante-cinq heures par semaine, sans compter le samedi matin, au printemps. » En 1977, après trois ans et demi d'apprentissage, son diplôme de charpentier de marine en poche, le jeune Helvète parcourt l'Europe en quête d'un emploi. «Je n'avais plus envie de faire le tour du monde, mais mon rêve restait tout de même maritime et j'espérais travailler au bord de la mer.» L'impétrant se rend d'abord en Bretagne, puis remonte jusqu'en Hollande et au Danemark, en vain. Partout la même antienne: le bois, c'est fini! Déçu, Mayu revient au pays. L'année suivante, il se fait embaucher par le chantier Sartorio, établi à Mies, qui s'est vu confier par les Pirates d'Ouchy la restauration de la Vaudoise, l'une des deux dernières barques du Léman. «C'était passionnant, se rappelle-t-il. On a bossé à deux ou trois sur ce chantier pendant deux ans [1980-1984 avec les conseils de Gérard Comaz, qui passait nous voir de temps à autre.»

LA FÊTE DES CANOTS, UN RASSEMBLEMENT AUSSI ALLÈGRE QU'ÉPICURIEN

Quelques années plus tôt (1976), Gérard Comaz avait publié Les Barques du Léman aux Éditions des 4 seigneurs, société grenobloise où vibrionnaient les pionniers de la défense du patrimoine maritime Cette monographie est la bible du jeune charpentier suisse, qui est aussi abonné au Petit Perroquet édité par la même équipe à Grenoble. Il se sent en phase avec ce noyau de militants. «Quand j'étais en apprentissage, raconte-t-il, j'avais récupéré la Marie-Robert, un vieux canot construit chez Vouga en 1946. Je lui avais fait un gouvernail et un puits de dérive. Il était gréé d'un mât de Snipe, mais la première fois que je suis sorti, ce mât a pété. Alors, le père Vouga m'a dit: "Tu devrais plutôt lui mettre une voile au tiers". C'est ce que j'ai fait et mon bateau marchait très bien ainsi.» De fil en aiguille, d'autres riverains ont fait de même. C'est ainsi qu'est née l'idée d'organiser une Fête des canots, à l'occasion du centenaire de la Société nautique rolloise. C'était en 1980. Depuis lors, ce rassemblement aussi allègre qu'épicurien a conquis bien des canotiers d'Helvétie et d'ailleurs, à commencer par les joyeux lurons de Sequana, amis très chers au coeur de Mayu, qui en compte beaucoup. Et la famille ne cesse de s'agrandir au gré des rencontres... partout où l'on fraternise au bord de l'eau, on peut être sûr de croiser Mayu. Les fêtes finistériennes, le lancement du Chasse-Marée, voilà qui met du baume au coeur du charpentier suisse : «On s'est sentis moins seuls », avoue-t-il. Ces années-là, Mayu est à la croisée des chemins. La restauration de la Vaudoise achevée, l'Institut Forel, chargé des sciences de l'environnement au sein de l'université de Genève, lui confie l'aménagement de son bateau-laboratoire. Après quoi il lui est proposé d'en devenir le pilote. «J'ai craint de m'ennuyer », lâche Mayu, qui décide finalement de s'établir à son compte. En 1983, il s'installe chez lui, à Rolle, dans un vieux hangar qui servait de remise à combustible après avoir accueilli un atelier de mécanique et, auparavant, une fabrique de skis. Ce local aux allures de chalet savoyard, dont une kyrielle d'hivers a grisé le bois, est promis à la démolition depuis vingt-sept ans dans le cadre d'un plan d'urbanisme. Mayu y est toujours ! «Je me vois mal travailler dans une zone industrielle, avoue-t-il. Je déprimerais. J'aime bien être au coeur de la ville, tout près du lac, avec mon bateau [Calliope, CM 227] mouillé à une encablure.» Les débuts du chantier sont encourageants. «Très vite, j'ai eu du boulot, précise l'artisan, et ça n'a jamais arrêté. » Mayu s'investit aussi dans la défense du patrimoine local. Au milieu des années quatre-vingt, il fait partie des fondateurs de l'Association patrimoine du Léman (APL), dont l'objectif est de restaurer le Phoebus, un 3 tonneaux de la jauge Godinet lancé en 1903. Cette unité se révélant finalement irrécupérable, c'est une réplique qui sera mise en chantier chez Sartorio. Après le lancement du Phoebus II, en 1991, l'APL décide de participer à la sauvegarde des huit derniers vapeurs Belle Époque du canton de Vaud, La Suisse II, Simplon, Rhône, Savoie, Montreux, Helvétie, Vevey et Italie. Entre-temps, Mayu poursuit son bonhomme de chemin. Artisan dans l'âme, il choisit d'exercer son métier modestement, sans trop de stress, avec l'aide d'un ou deux apprentis. L'atelier de Rolle tourne à plein régime au printemps pour préparer les bateaux. «L'entretien et les réparations constituent le plus gros de l'activité, explique le charpentier. Quant aux constructions que je fais en hiver, c'est un peu la vitrine du chantier, pour que les gens sachent ce que l'on est capable de faire. En profitant de la morte-saison, j'ai ainsi lancé vingt-cinq bateaux en vingt-sept ans.» On se souvient notamment de Barcarolle (CM 73), un canot de plaisance dessiné par le baron de Catus en 1881. Véritable chef-d'oeuvre du charpentier, cette gracieuse embarcation remportera plusieurs prix au concours Bateaux des côtes de France. «Cela fait dix ans qu'elle est au sec, regrette son constructeur, mais je la garde... On ne peut pas vendre des choses irremplaçables. » Et l'on en voit beaucoup, de ces «choses irremplaçables », chez Mayu. Autour du tracteur antédiluvien, non loin du grand cerisier qui trône au milieu du chantier, une véritable armada vogue sous les solives ou sur la terre battue : un Dinghy de 12 pieds de 1920 en robe blanche — indécente pour les puristes du bordé verni —, deux péniches de louage, une yole de 1930, une bette, un canoë... Tout ce petit monde endormi attend que le maître du lieu trouve le temps de venir l'éveiller. «Je ne risque pas de m'ennuyer pendant ma retraite !» ironise-t-il. Autre construction remarquable du charpentier rollois, Beau fort, une baleinière de sauvetage de 10,30 mètres commandée en 2005 par la station de Saint-Prex. «Ici, rappelle Mayu, le sauvetage, c'était le loisir des pauvres. La Société de sauvetage, qui réunit toutes les stations riveraines du Léman, quelle que soit leur nationalité, a été fondée à la fin du XIXe siècle. Une initiative motivée par plusieurs naufrages dramatiques, dont celui des deux vapeurs Rhône et Cygne. C'était en 1882. À l'époque, les gens ne savaient pas nager; il y a eu pas mal de morts. Une trentaine de stations ont été créées, avec chacune un canot à rames. Il y avait une grande émulation entre les équipages. Dès 1888, on a organisé des joutes. À Saint-Prex, les rameurs couraient sur une embarcation mixte un peu lourde et traînant une grosse hélice; ils ont donc souhaité disposer d'un vrai canot à rames. C'est ainsi que j'ai dessiné cette baleinière, conçue pour dix nageurs plus un barreur. On l'a lancée à l'ancienne, sur la grève, et depuis lors, elle a toujours gagné. »

UNE PIROGUE MONOXYLE: «LE TRUC LE PLUS FORMIDABLE QUE J'AIE FAIT! »

Pour élégantes que soient ses embarcations lémaniques, le meilleur souvenir du constructeur rollois reste la réalisation d'une pirogue monoxyle : «Le truc le plus formidable que j'aie jamais fait ». Comme souvent chez Mayu, le projet est né d'une rencontre, celle du sculpteur de marine Emmanuel Bourgeau, dit «Manu ». C'est lui qui mijotait cette idée de pirogue. Se procurer un chêne abattu dans la forêt voisine, en creuser le tronc, en épointer les extrémités, le chauffer au feu pour l'évaser et lui donner à la fois le volume intérieur et la tonture qui en feront un vrai bateau, voilà bien le programme commun idéal d'un sculpteur et d'un charpentier de marine. «Nous avons vécu des moments magiques, comme l'instant de l'ouverture, résumait Mayu dans un article consacré à cette réplique de pirogue scandinave du He siècle (CM 147). Nous avons découvert un domaine immense, passionnant et vieux comme le monde, celui de la forme la plus simple du bateau à l'état pur.» C'était en 1998. Carinne Bertola et Didier Zuchuat, membres du comité de l'APL, ont vu les deux hommes à l'ouvrage. Et ils se sont exclamés : «Voilà le tandem qu'il nous faut pour les décorations de La Suisse IL » À l'occasion de son vingtième anniversaire, l'APL a en effet décidé d'offrir à ce vapeur de 1910 les décors et le canot de bossoir qu'il avait perdus depuis des lustres (CM 166). Grâce aux plans d'origine et aux photos anciennes, Manu reconstitue la figure de proue et le décor de poupe orné de putti, sculptures plus tard dorées à la feuille par le Brestois André Miossec. Mayu construit un bijou de canot à clins et se chargera ensuite de la délicate adaptation des décors à la coque bosselée du navire. Un grand moment que ces trois semaines de travail en duo pendant l'hiver 2002 sur le chantier de la CGN, à Ouchy. Le temps de sympathiser avec les navigants de la compagnie, qui assurent l'entretien des bateaux pendant la morte-saison. Il est comme ça, Mayu, foncièrement partageur. De son savoir d'abord, qu'il n'a de cesse de transmettre aux générations suivantes. Ainsi, quand les propriétaires de Calliope lui ont proposé de lui céder leur yacht, il a d'abord pensé à ses apprentis, pour qui la restauration de ce 2 tonneaux centenaire serait une formidable opportunité. «J'ai fait huit ans tout seul, dit-il, et ensuite j'ai toujours eu au moins un apprenti. » Cette semaine-là, ils étaient trois à s'affairer dans le chantier de Rolle, l'un en fin de formation, un autre en première année, plus une stagiaire venue du lycée de Plouhinec, en Bretagne. La relève semble donc assurée, même si le charpentier de Rolle avoue ne pas trouver toujours chez ses jeunes mousses la braise qui le galvanisait à leur âge. Et il se fait du souci pour l'avenir d'un artisanat aux antipodes d'une société de consommation toujours plus pressée. « C'est sûr, lâche-t-il, le métier est menacé ! » Mais ne l'était-il pas déjà au temps où le doux rêveur qu'il était se présenta chez le père Vouga ?