Par Nathalie Couilloud – Le sculpteur Jean Lemonnier arpente la planète pour saisir la beauté de ses créatures. Sa sensibilité au monde vivant, alliée a une grande technique, donne vie à un bestiaire hors du commun, ou foisonnent animaux et oiseaux marins. Autodidacte, devenu peintre officiel de la marine en 2005, il vit à La Gacilly (Morbihan), ou il tient galerie à l’enseigne du chat noir. Une grande exposition réunissait cet été ses impressionnantes sculptures en pierre, bois ou bronze.
Normand d’origine, auvergnat et breton d’adoption. Si on resserre la focale, on aperçoit Saint-Aubin-sur-Mer, Saint-Paul-de-Salers, La Gacilly. Un point commun : la nature n’est jamais loin. À Saint-Aubin, où Jean Lemonnier naît en 1950, elle frappait même à la porte quand la tempête, dans sa rage, faisait rouler les galets jusqu’au seuil de la maison familiale. « La mer était à 100 mètres, j’adorais la tempête, quand les embruns passaient par-dessus la digue. J’étais toujours sur la plage à regarder les migrateurs, les canards, les oies, les vanneaux… Ça me faisait rêver ce monde sauvage, surtout quand il neigeait. » Avant de partir à l’école, le gamin des grèves pose des lignes de fond lestées de cailloux qu’il va relever le soir, ramenant à la maison carrelets, bars et cabillauds.
Il recueille aussi des canards ou de petits pingouins torda qui arrivent épuisés sur la grève. « Je les mettais dans le poulailler pour essayer de les sauver… le lendemain ils étaient morts, bien sûr. À l’époque, il y avait beaucoup de faune. » Souvent solitaire, il arpente les plages ou les bois, guette et observe les animaux qui les peuplent. À l’école, il aime les sciences naturelles, les sorties dans la nature, et le dessin, où il est toujours premier. Et, sur la « côte nacrée » où domine le calcaire, dès six, sept ans, il taille des têtes dans les galets, qui s’empilent sur le balcon de la maison. « Des passants, des Parisiens on disait, voulaient les acheter ! » L’enfance de l’art.
C’est pour aller voir de plus près la mer que Jean acquiert, avec un copain, un Flibustier, dériveur de 5,05 mètres, qui lui laisse un souvenir cuisant. Partis pour vivre une robinsonnade, les deux amis manquent y laisser leur peau. Dans la baie d’Isigny, le vent fraîchit, la dérive casse, l’eau embarque, la grand-voile affalée, seul le foc demeure… « Dans une éclaircie, j’ai aperçu les îles Saint-Marcouf. J’ai souqué tout ce que je pouvais, on s’est échoué sur l’île de Terre. On a fait naufrage en gros. » Avec le réconfort d’un pot de confiture, mais sans rien à boire. Le troisième jour, un chalutier, mouillé entre deux îles pour laisser passer le gros temps, recueille les naufragés et les ramène, affamés et dépités, à Saint-Vaast-la-Hougue. Jean avait dix-huit ans… l’expérience est restée gravée.
Les aventures continuent sur un Moth, acheté d’occasion. S’il a essayé les 420, Vaurien et 5O5 du club de voile de Saint-Aubin, la vitesse ne l’intéresse pas et c’est toujours pour se rapprocher de la nature que Jean navigue, et pêche en apnée, au fusil-harpon. Un jour, après avoir aligné six beaux carrelets l’un après l’autre, il prend conscience que cet instinct du « pêcheur-cueilleur » le mène trop loin. C’en est fini de la pêche.
Avec la Caravelle, qu’il récupère ensuite à l’arsenal de Cherbourg, où elle servait à l’entraînement des marins, il se contente de se promener. « Je partais le matin, je faisais des tours dans les rochers, je n’allais pas trop loin, car il y avait le raz Blanchard… »
Ce sera son dernier bateau. Car le jeune homme est déjà dans la vie active. Il a loupé le concours de l’École normale, au désespoir de sa mère qui rêvait d’un fils instituteur, mais obtenu un bac F1 – technicien en fabrication mécanique –, qui lui a permis d’étudier le dessin industriel, les métaux, les automatismes… Délaissant le BTS qu’on lui suggère, il intègre le bureau de méthode de l’usine Citroën à Caen, où il passe trois ans, avant de démissionner : « Je m’ennuyais. » Jean n’aime pas s’ennuyer. Trois ans plus tard, alors qu’il est sans doute promis à une carrière toute tracée dans le nucléaire – il est embauché comme technicien par le CEA à La Hague –, il démissionne pareillement. Outre l’ennui, et malgré le salaire attractif, il a développé au fil des années un malaise par rapport à cette énergie…
« J’ai mis une pancarte sculpteur en haut de mon chemin… »
Son énergie, il va la déployer ailleurs. Avec l’argent mis de côté, il achète en 1977 une grange en ruine dans le Cantal, à 1 200 mètres d’altitude. « Il n’y avait pas de chemin, pas d’eau, pas d’électricité… Un endroit invivable, à la limite des estives, mais d’une beauté incroyable. » Sabots, barbe et cheveux dans le dos, il transforme la grange en habitation et continue à sculpter comme il le faisait pendant ses loisirs à La Hague. « J’ai mis une pancarte sculpteur en haut de mon chemin… et les gens sont venus ! J’ai commencé à vendre des trucs, je me suis déclaré, c’est parti doucement. Je travaillais du bois glané dans la forêt ou celui que les forestiers laissaient parce qu’il était tordu. J’avais des complexes d’autodidacte, donc je suis tombé dans l’abstraction. Les courbes, contre-courbes, creux du bois m’ont aiguillé là-dedans. » If, buis, merisier, tilleul ou hêtre de montagne sont polis pour mettre en valeur les essences.
L’hiver, il se fait moniteur de ski de fond, façonne des tables de ferme et des bahuts, sculpte des coffres avec les motifs régionaux, restaure des armoires pour les gens du pays… Un mode de vie rustique, au contact d’un climat rude – « On avait parfois de la neige jusqu’en juin » –, dans une grange immense – « c’était comme une coque de bateau à l’envers » –, où la température ne dépasse pas 14 degrés malgré le chauffage. Il est aussi question de truffades, de salaisons qui pendent dans la cuisine quand le cochon a été tué avec les paysans, ces Auvergnats, réservés et pince sans rire. C’était bien, oui, mais c’était compliqué aussi, surtout quand on a une petite fille en âge d’aller maintenant au collège, et une femme peintre en décors qui se retrouve parfois bloquée par la neige au moment de partir vers ses chantiers.
Des amis bretons vont servir d’intermédiaires avec la prochaine tranche de vie, qui s’ouvre à La Gacilly en 1990. Elle a pour cadre une grande maison, rue du Relais Postal, qui préserve à l’arrière un espace sauvage sur lequel veille un imposant noyer, à deux pas de l’Aff, la rivière, cachée dans les roseaux. Avant de s’installer, le couple vit une parenthèse de six mois à Bruxelles, où sa femme suit l’école de peinture décorative Van Der Kelen, tandis qu’il s’inscrit à l’académie des Beaux-Arts, où il apprend la technique de la terre, un matériau nouveau.
Le coquet village de La Gacilly, dans le Morbihan, est le fief d’Yves Rocher – maire de 1962 à 2008. L’édile a du goût pour la sculpture et cherche à attirer artistes et artisans de qualité, en leur offrant des conditions très avantageuses. Il commande rapidement une sculpture à Jean Lemonnier. « Il voulait une femme, à cause des produits de beauté, et je lui ai proposé un bronze. » Son premier bronze, La Ronde, offre toujours sa plastique aux regards dans une rue du bourg. L’œuvre plaît au maire, qui commande quatre autres sculptures… ce qui va bien aider la galerie du Chat Noir à prendre son essor. « À l’époque, je ramais encore. J’ai donc ouvert l’atelier aussitôt et j’ai commencé à travailler avec des galeries, dont Gloux à Concarneau. »
Cette galerie est à l’origine d’une autre aubaine pour Jean Lemonnier : un amiral, qui y découvre un jour ses sculptures animalières, suggère au galeriste que « ce gars-là devrait présenter quelque chose au Salon de la marine ». L’artiste ignore jusqu’à l’existence d’un tel salon, mais après s’être renseigné, il y expose un phoque en granit. Deux ans plus tard, il récidive avec un autre phoque, en schiste mauve, qui lui vaut une médaille d’argent. « Là, ils m’ont proposé de me porter candidat pour être Peintre de la marine. J’ai découvert ça, je ne connaissais pas du tout. » Jean est nommé en 2005, puis titularisé en 2012, une rareté car les sculpteurs sont peu nombreux dans le prestigieux corps des POM.
« C’est ce que j’ai vu de plus beau, en fait, les Kerguelen. »
Son premier embarquement est pour les Kerguelen à bord du Floréal. « J’étais un peu intimidé. Heureusement, il y avait la nature, les albatros qui nous suivaient… Ça a été magnifique. » Une journée passée seul à observer les otaries, dans le cratère de Saint-Paul, lui laisse un souvenir impérissable. « J’ai fait la même chose après avec les manchots et les éléphants de mer. Les autres allaient visiter des trucs en groupe, moi je restais seul. C’est ce que j’ai vu de plus beau, en fait, les Kerguelen. » C’est aussi le seul voyage d’où il ne ramène aucune œuvre, et pour cause : « C’était une dépression tous les trois jours, on se prenait la queue de la dépression, le début de l’autre, la dépression, la queue, le début… comme ça pendant un mois et demi ! »
Quand il embarque sur un bateau gris, le sculpteur de marine est un peu désavantagé par rapport à ses collègues peintres : son art se paie en excédent de bagages. Jean Lemonnier se charge en matériel pondéreux pour travailler la terre ou le plâtre : « J’emporte toujours 10 à 12 kilos de terre, ce n’est pas beaucoup, mais je ne suis déjà plus dans les clous, avec le demi-sac de plâtre, les armatures, les spatules… Quand je reviens, ça se complique : je suis obligé de faire des coffres pour les protéger. Parfois, on me les confisque, ou ils restent à l’embarcadère. » Il a quand même réussi à ramener du Tonnerre un albatros d’1,50 mètre et, une autre fois, un pétrel tempête de 50 centimètres de haut… Ces premières sculptures servent ensuite souvent de modèles à des œuvres en pierre plus grandes.
Comme il essaie de partir tous les ans, les navigations s’enchaînent et le mènent au bout du monde, de New York avec la Jeanne à la mer Rouge sur le Dague, des îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie aux îles Éparses dans l’océan Indien ou à Wallis-et-Futuna avec le Jacques Cartier… Une liste non exhaustive, dont les voiliers de la Marine ne sont pas absents : avec le Mutin, il traverse l’Écosse par le canal Calédonien ; le confinement le trouve en Espagne sur la Belle Poule, d’où il est rapatrié en France. Cette Belle Poule avec laquelle il participe aussi à une Tall Ship jusqu’à Gênes, et sur laquelle il essuie un force 9, gui cassé, retour à Camaret…
Le dernier voyage, c’était avec l’Astrolabe et quatre Peintres de la marine, dont Anne Smith (CM 186), sa femme. « C’est bien d’être ensemble, de pouvoir échanger sur nos expériences communes. Elle a un vrai œil sur mes sculptures, et voit ce qui ne va pas. Moi aussi, je le sais, mais parfois je suis un peu paresseux ! Avec elle, je ne peux pas. »
Ce qu’il va chercher, du Venezuela au Kamtchatka, de l’Afrique noire au Bhoutan – avec, ou sans, les navires de la Marine –, c’est toujours ce contact avec la faune sauvage, animaux et oiseaux, dont il traque les attitudes, les expressions. C’est pour cela que ses sculptures semblent si vraies – vivantes ? Au milieu d’elles, on se sent observé comme des bêtes dans un zoo. « La beauté sauvage de l’animal, c’est une émotion. Je veux la montrer et j’ai besoin de la matière. Il y a une espèce de jouissance, de bonheur quand je chope le mouvement. C’est cette position que j’attrape dans la nature. Je garde la posture dans l’œil et, après, je me documente pour savoir par exemple si tel oiseau a trois ou quatre doigts – parce que ce n’est pas facile à photographier un albatros en vol ! Il faut que ce soit réaliste, même si j’interprète. Tout y est, mais j’exagère un peu, je leur donne un côté humain. »
Pour rendre ces hommages à la nature, Jean Lemonnier ne fait jamais une esquisse ni un dessin préparatoire, rarement une maquette. Il entre d’emblée dans le dur. « Ce qui m’intéresse, c’est la matière. Je n’ai pas la patience de dessiner, je ne suis pas satisfait de ce que je fais, donc j’attaque la matière, directement. » Lassé du bois pour l’avoir beaucoup travaillé, il préfère aujourd’hui la pierre qu’il sculpte en ronde bosse le plus souvent : granit, onyx, serpentine, marbre, travertin, albâtre et même schiste, une pierre à laquelle peu de sculpteurs se confrontent à cause de son aspect friable. Noir, mauve, vert, bleu, ces schistes proviennent de la région, tandis qu’il a acheté un stock de marbre et d’onyx à un ancien tourneur sur pierre.
« La pierre, c’est dur, tu peux taper fort, ça répond bien », dit-il sobrement. Car, pour lui, bien sûr, il n’y a rien de mystérieux dans ce processus de création. « C’est tellement simple pour moi. La nature et les matières, voilà, j’ai tout dit ! » Avant de parvenir à un tel résultat, on imagine les heures de tâtonnement, et parfois le découragement quand le travail qu’il trouvait beau la veille lui semble imparfait le lendemain. Mais ce parfait autodidacte n’est pas du genre à rester sur un échec : vingt-cinq œuvres environ naissent chaque année de ses mains, et la chair n’est toujours pas triste : « J’ai moins la surprise de créer, mais j’ai toujours la quête de réussir ou de faire mieux. Je retournerais dans l’ennui si je n’avais pas cette quête… »
Lui qui n’a jamais suivi un stage, se contentant parfois d’échanger avec d’autres artistes, ne cache pas ses admirations pour le Breton René Quillivic (1879-1969), le Normand Raymond Bigot (1872-1953), ou les deux sculpteurs animaliers suisses, Robert Hainard (1906-1999) et Édouard Marcel Sandoz (1881-1971), dont il apprécie la personnalité et le travail.
Dans le jardin, accueilli par une sauvageonne plantureuse, derrière un ours monumental en châtaignier et un manchot grimpé sur les épaules d’un autre, reposent des blocs de pierre, à moitié dissimulés dans la végétation. Le sol, couvert d’éclats, porte les stigmates d’anciens combats avec la roche au pied d’une table où attend un bloc d’albâtre : « Je vais sculpter une spatule [l’oiseau] dedans », précise placidement le démiurge. Dans l’atelier, un plâtre de babouin de Djibouti – un hamadryas – défend un fatras d’outils et de matériaux devant un groupe de matelots en terre…
Une ode tendre et poignante, à une faune souvent menacée
À quelques encablures de la maison, La Passerelle accueille une très belle exposition de l’artiste, « Créatures prodigieuses », où le public découvre de nombreuses et imposantes pièces qu’il n’est pas toujours facile de montrer. Un troupeau de bœufs musqués passe devant un tricot rayé sous les yeux d’une pieuvre aux tentacules emberlificotés non loin d’une sirène casquée en résine ; deux spatules en albâtre, pattes en fer et becs en manches de fourchette, voisinent avec un dauphin en bronze à patine bleue, tandis qu’un manchot empereur couve, qu’une ourse étreint son petit, que deux manchots mêlent leurs moustaches sur un gisant…
Ce bestiaire laisse médusé : faut-il avoir amadoué la pierre pour en tirer des lignes si épurées et si polies – moyennant un abrasif grain 1 000 pour lisser le schiste… qui finit par rappeler la peau des mammifères marins. Tous ces animaux, paisibles, amicaux, saisis sous leurs plus beaux atours, sont une ode admirable, tendre et poignante, à une faune souvent menacée. « Sculpter le vivant, les beautés naturelles est tout sauf un geste d’embaumeur, il n’y entre aucune sacralité mortifère, tout est question de connivence ingénue, de plain-pied, d’accord retrouvé. C’est en cela que ce bestiaire est magique parce qu’il fait entendre le chant du monde, la poésie des airs et des eaux », écrit l’écrivain Philippe Le Guillou à propos du travail du sculpteur.
Présents dans de nombreuses galeries – de Dinard à Honfleur, de Préfailles à Quiberon, d’Avranches à Paris… entre autres –, Jean Lemonnier y présente surtout de petites pièces en bronze, plus légères que la pierre. Les pieuvres, les oiseaux marins, les crustacés ont en ce moment la faveur du public. « L’autre jour, un visiteur m’a dit : “Votre homard, là, ça ne va pas, il a les deux pinces pareilles.” J’en avais pourtant fait une moins grosse, mais ça n’était pas suffisant pour lui… » Le héron gracile ou le rouge-gorge dodu, l’huîtrier pie ou le merle chantant, l’albatros en vol ou sur son nid, sont pourtant si criants de vérité qu’ils ne dépareraient pas les galeries du Muséum d’histoire naturelle…
Et les hommes dans tout ça ? Ne croyez pas qu’il s’en moque. Il a sculpté les noms des « Oubliés de Saint-Paul » (CM 315) dans le bronze : une plaque a été posée dans le square des Naufragés à Concarneau et une autre à Saint-Paul, ce confetti de l’océan Indien, où sept personnes œuvrant dans une conserverie de langoustes ont été abandonnées en 1930. Il a aussi composé une œuvre très puissante qui présente soixante personnages en terre cuite, femmes, hommes, enfants, entassés dans une barque de fortune, jetés au milieu des flots, pauvres migrants dans la main du diable…
La fragilité des hommes, si liés à celle de la nature, ne laisse pas indifférent Jean Lemonnier, qui se dit « très pessimiste » devant les atteintes que subit le monde sauvage. « Quand on est arrivé ici, je descendais la rivière avec mon canoë indien, je voyais des martins-pêcheurs, des hérons, des canards. Dans le jardin, il y avait encore des hérissons, des crapauds, des grenouilles ; il n’y en a plus depuis longtemps. On prend beaucoup de choses à la nature, et on ne sait pas si on pourra les rendre. »
Bientôt, le concert de gouges et de burins reprendra, faisant sursauter passants et voisins, signalant à l’encan que l’artiste s’est remis au travail. Pour faire retentir un chant vibrant a la diversité du vivant et jaillir les étincelles de beauté qu’il porte en lui. ◼