Par Gilles et Nicolas Millot – Dans cet archipel sauvage baigné de douces lumières, à quelques milles, au large de Granville et de Saint-Malo, le paysage marin, constitué d’ une multitude d’ îlots groupés autour de l’ île principale, est chaque jour métamorphosé par l’ amplitude de la marée. Goémoniers, carriers et pêcheurs y ont gagné leur vie pendant des siècles. Aujourd’hui, les touristes prennent la relève, mais Gilbert Hurel, à bord de son sloup à corne, le « Courrier des Iles » , perpétue la tradition des passeurs, pour le bonheur de tous.
Havre de solitude pour les moines du Mont-Saint-Michel dès le début du XIe siècle, l’archipel de Chausey ne semble réellement fréquenté que deux siècles plus tard. Les pêcheurs de Granville viennent alors y établir leurs quartiers à la belle saison. Ils y construisent quelques cabanes sommaires faites de galets empilés, de bois flotté et de végétaux. Un peu plus tard, cet univers minéral deviendra également une source d’approvisionne ment pour les bâtisseurs, car le granit y est de bonne qualité. Ce matériau servira aux nombreux édifices religieux érigés dans la région, et notamment au chantier permanent qu’est le Mont-Saint-Michel. Plusieurs carrières à ciel ouvert sont ainsi exploitées dans l’archipel, toujours à proximité de petits havres naturels susceptibles d’accueillir les bateaux de charge.
Au début du XVIIIe siècle, des nouveaux venus rejoignent pêcheurs et carriers : les brûleurs de varech, ou barilleurs. Ceux-ci doivent leur nom aux cendres de goémon (les barilles) dont la combustion produit la soude employée pour la fabrication du savon et du verre. En 1738, le ministre de Maurepas écrit à l’intendant de Caen que ‘ »les maîtres de verreries pourraient avoir à bon compte des soudes de la meilleure qualité s’il leur était permis de faire cueillir et brûler librement le varech qui croît en abondance sus les isles et les rochers de Chausey ». Dès lors, la population de l’archipel ne cesse d’augmenter.
En 1825, trente-sept des cinquante-trois îles et îlots sont habités et l’on y dénombre notamment quatre cents carriers originaires d’Ille-et-Vilaine et du Nord Cotentin. A la même époque, le propriétaire de l’archipel, M. Harasse, fait venir sur la Grande-Ile des habitants de Blainville, un petit port proche de Coutances, pour y produire la soude. Ils seront logés dans plusieurs cabanes construites à leur intention près d’une anse abritée. Ainsi naît le village des Blainvillais. Le varech récolté à marée basse est mis en tas puis acheminé jusqu’en haut de la grève avec l’aide du flot. Etalé pour sécher au soleil, il est ensuite brûlé et fourgonné à l’aide d’un bâton ferré (le pifon) dans des fours aménagés à même le sol. En 1840, la production de l’archipel atteint trois cent cinquante tonnes de soude.
Des générations de carriers et de barilleurs vont ainsi se succéder durant tout le XIXe siècle. Les techniques d’exploitation évoluent, en particulier pour ce qui concerne l’exploitation du granit et son acheminement. Les blocs pesant parfois plusieurs tonnes sont taillés aux dimensions voulues, puis roulés à basse mer sur les fonds sableux des havres jouxtant les carrières. Avec le premier flot, une forte chaloupe d’environ 8 mètres de longueur- le coucou -, dotée d’un puits central et d’un treuil, vient alors se placer à l’a plomb du bloc. Celui-ci, saisi par des chaînes, est soulagé à la faveur de la ma rée et peut ainsi être transporté jusqu’au caboteur mouillé à proximité.
Un vivier extraordinaire
L’archipel constituant une formidable zone de frai pour les poissons et les crustacés, la plupart des carriers et barilleurs s’adonnent également à la pêche pour améliorer leur ordinaire. Durant l’été, les poissons plats, tels que soles, carrelets et turbots, sont pêchés à la foëne sur les bancs de sable. Bars, lieus et maquereaux se capturent au filet ou à la ligne. Un simple croc métallique permet d’extraire de leurs trous pieuvres, congres et homards. D’après les observations du naturaliste Armand de Quatre fages, au milieu du siècle dernier, une famille de Blainvillais capture ainsi chaque année entre mil le et mille deux cents homards. Quant aux lançons, également très abondants, ils sont pêchés à l’aide d’une senne rudimentaire, simple bande de toile munie d’une poche en son milieu. Jusqu’au dé but du siècle, les équipages des bisquines granvillaises viennent ainsi s’approvisionner en boëtte pour leurs lignes à raies. « Sans même descendre les voiles, précise le comte de Gibon en 1919, car cette pêche rie les retiendra guère plus d’une demi-heure, [ils jettent] simplement l’ancre à l’abri d’un îlot [et] s’en vont en barque senner en quelque coin plus particulièrement fréquenté par le lançon. »
Parmi les nombreuses pêches pratiquées à Chausey, c’est sans nul doute celle du bouquet qui prédomine. Un simple haveneau (la bichette) en forme de triangle ou de demi-cercle, poussé au milieu des prairies d’herbiers et de laminaires suffit à remplir en peu de temps le panier d’osier (la hotte). Un autre haveneau (le bouquetou), plus petit et de forme circulai re, est utilisé à basse mer dans les mares et au pied des roches. Ajoutons enfin que les différentes variétés de coquillages, tels les ormeaux, bigorneaux, palourdes, praires et autres bivalves, constituent aussi une véritable manne pour les habitants. La pêche à pied, pratiquée de longue date, demeure aujourd’hui encore une véritable institution dans l’archipel chausiais.
Pêcheurs chausiais
Jusqu’aux années 1950, cent vingt habitants résident en permanence sur la Grande-Ile où le curé maintient ferme ment la cohésion de la communauté. La plupart des hommes sont pêcheurs. Le métier se transmet d’une génération à l’autre et de grandes familles comme les Lapie, les Marie, les Thévenin, ou encore les Leperchois sont indissociables de l’histoire de la pêche dans l’archipel. Après la fermeture de l’école, en 1972, les pêcheurs quittent l’île et s’installent à Granville, mais la plupart d’entre eux y conservent leur maison. Ils forment au sein de la flottille granvillaise un groupe à part : les « Chausiais ». De nos jours, moins de dix personnes vivent à l’année sur la Grande-Ile, qui appartient, ainsi que le reste de l’archipel, à plusieurs fa milles regroupées en Société civile immobilière. En revanche, des centaines de touristes viennent y passer la journée à la belle saison, et leur nombre dépasse par fois les deux mille au plus fort de l’été.
Au début du siècle, un simple canot ou un doris, gréé d’une misaine, armé d’une bonne paire d’avirons et de quelques douzaines de casiers, suffisait à faire vivre une famille. Il en va tout autrement aujourd’hui. En effet, la motorisation des bateaux et la multiplication des engins de pêche – corollaire de la rentabilité – ont entraîné une diminution de la ressource. Les pêcheurs sont désormais contraints d’élargir leur champ d’investigation ; la plupart d’entre eux vont maintenant exploiter le plateau des Minquiers, à neuf milles dans le Nord Ouest de l’archipel chausiais. C’est là qu’ils mouillent leurs centaines de casiers à crustacés, ou calent leurs kilomètres de filets à soles, raies ou araignées – le métier des cordes, naguère dominant dans ces parages, est moins pratiqué de nos jours.
Les crustacés, et plus particulièrement le homard, constituent encore l’une des principales ressources des Minquiers. Toutefois, quand arrive la fin de l’été, les caseyeurs arment au bouquet. Et au cœur de l’hiver, certains se rabattent sur l’intérieur de l’archipel chausiais, moins exposé aux coups de vent. Les casiers à homard et araignée, de forme pyramidale avec une seule entrée sur le dessus, sont immergés sur le fond à proximité des anfractuosités et des amas de roches. En revanche, ceux destinés au bouquet, des cylindres à deux entrées, doivent être mouillés au-dessus des hauts-fonds rocheux, le plus près possible de la surface des basses eaux. Grâce à son faible tirant d’eau et à sa maniabilité, le doris est l’embarcation idéale pour ce type de pêche. Certains patrons se sont ainsi fait construire de grandes unités à fond plat pouvant atteindre 7,50 mètres de longueur, puissamment motorisées et appelées « double doris » ou doris à cul carré, capables d’ embarquer cent à cent vingt casiers.
Les retraités d’Aneret
A la belle saison, l’archipel est le lieu d’élection des pêcheurs retraités semi-professionnels. La plupart ont fait toute leur carrière à bord d’unités polyvalentes tra vaillant le long des côtes de la Manche. Ceux-là ne sauraient envisager de vivre les meilleurs mois de l’année ailleurs qu’à Chausey, car ils peuvent s’y adonner à leur activité favorite : la pêche. Ainsi, à partir de mars, Louis Lapie, son frère Georges et Jean-Louis Lallemand établissent-ils leurs quartiers sur Aneret. Dans les années 1920, le grand-père Edouard Lapie avait fait de cet îlot de deux hectares son territoire de pêche. A l’époque, il dormait sous son do ris retourné sur la plage. Mais douze ans plus tard, afin d’offrir à sa jeune épouse un gîte moins spartiate, il s’est construit une petite maison au bord de la plage. Depuis lors, sa descendance élit domicile huit mois de l’année dans ce petit paradis marin peuplé de goélands et de cormorans huppés.
Chaque jour, Louis, Georges et Jean Louis prennent leurs doris pour aller le ver les trente ou quarante casiers qu’ils mouillent un par un au pied des roches connues de la famille depuis plusieurs générations. En ce début de saison, la pêche est plutôt maigre, surtout avec ces vents d’amont qui font les eaux trop claires, mais leur moral ne s’en trouve aucunement altéré. Au retour, la femme de Georges montrera fièrement sa hotte emplie de palourdes, des coquillages récoltés dans le sable des grèves, en des en droits connus d’elle seule, après que la mer ait suffisamment « déhalé ».
A partir de septembre, les casiers à homard seront remisés derrière la maison et remplacés par ceux à crevette, trente à quarante engins mouillés en filières de cinq sur les têtes de roches. Quand en fin l’hiver pointe son nez, la famille La pie regagne le continent dans l’attente du printemps. « On est amoureux de Chausey, avoue Georges, ici on vit comme on en a envie… » Que demander de plus ?
Bébert et la Fée des Grèves
C’est un solide petit canot en bois de 6,40 mètres, construit en 1964 par le chantier Lanier de Saint-Malo. La Fée des Grèves appartient à Albert Marie, dit « Bébert », soixante-dix printemps, figure indissociable du patrimoine local. Descendant d’une grande famille chausiaise, Bébert est arrivé sur Grande-Ile alors qu’il marchait à peine. C’est le plus ancien pêcheur de l’archipel.
A quatorze ans, il embarque comme mousse à bord du Saint-Edouard, un ligneur spécialisé dans la pêche des hâs (chiens de mer). Avant même son servi ce militaire, le voici déjà patron du bateau de son père, appelé A Nous Deux, un huit mètres construit en 1946 par Roger Servain. »J’ai dû mettre un moteur neuf de dans, se souvient-il; à l’époque ça m’avait coûté plus d’un million et je venais juste de me marier, alors le soir, le repas c’était souvent du café au lait I » Douze ans plus tard, il fait construire, toujours chez Servain, le Stella Maris. « Il a été baptisé à Chausey et le lendemain on était en mer avec sept kilomètres de lignes et un hameçon toutes les trois brasses ; ce jour-là, on a levé cinquante hâs. » Bébert achève ra enfin sa carrière avec le Notre-Dame du Cap Lhiou, un caseyeur de treize mètres sorti du chantier de Claude Anfray. « Une année, au début de juin 62 ou 63, v’là que je me souviens plus, on avait cent vingt six casiers à l’eau et on a fait cent vingt et un homards dans une levée ! »
Comme chaque matin, Bébert, le panier sous le bras, descend jusqu’à la cale où l’attend son annexe. A quelques encablures, la Fée des Grèves tire sur son « tangon » (corps-mort) au beau milieu du Sound. Aussitôt à bord, il range son cas se-croûte dans sa bijute (rouf). A peine le moteur a-t-il crachoté ses premiers spasmes que Bébert branche sa Vhf afin d’écouter ceux qui, au large, fréquentent ses anciens lieux de pêche. Tangon largué, le canot fait route et le pêcheur en file un grand tablier de toile cirée verte qui lui descend jusqu’aux pieds. Sous la visière de sa casquette bleue délavée, il scrute l’horizon. « Tu vois la balise là-bas, dit-il en montrant du menton la direction du Sud, on va mettre le caillou-là juste dedans, et c’est là qu’on va voir! » Bébert réduit les gaz et sort de son panier sa ligne de traîne empanachée de plumes multicolores et lestée d’un gros plomb pyramidal. Ce dernier est provisoirement calé dans un support de bois fixé sur le pont à l’arrière du cockpit.
A petite vitesse, la Fée des Grèves décrit de larges cercles tandis que notre pêcheur, d’un geste mesuré et répété, tire lentement sur sa ligne. Le temps s’écoule avec une sérénité que seul vient troubler le bruit du petit diesel. Le soleil est déjà haut au-dessus du fort de Grande Ile. Ses rayons viennent le long du bord pénétrer la surface de la mer sans ride, comme pour nous laisser entrevoir la tête de roche au-dessus de laquelle la Fée tour ne depuis un quart d’heure. D’un geste vif, Bébert met la barre en grand sur tri bord et la cale à l’aide d’un vieux tire fond fiché dans un astucieux tasseau de bois perforé. Les deux mains libérées, il hale rapidement la ligne qui s’étale en larges boucles sur le plancher. Suspendu à un hameçon emplumé, un beau lieu aux reflets d’argent s’agite quelques instants avant de choir dans un bac.
Le temps passe, et le bac se remplit de beaux poissons qu’on jurerait sortis du même moule. « On pêche le lieu pendant deux heures et demie de baissée et une demi-heure de flot », explique le pêcheur. Quelques bateaux s’approchent … là où se trouve Bébert, le poisson n’est jamais loin ! Passant à portée de voix, l’un de ces plaisanciers lance : « Hier, j’en ai fait trente-deux ! » Levant à peine la tête, Bébert répond : « Moi, hier, j’ai rien fait ! » Pourtant, la veille au soir, quand il a débarqué à la Cale à Vergne, son panier semblait loin d’être vide. Un bon pêcheur ne se vante pas… mais il n’en pense pas moins. Tandis qu’une petite vedette armée par trois amateurs visiblement bredouilles vient tournicoter autour de nous, Bébert me souffle, goguenard : « Regarde-moi ceux-là qui vont trop vite, ils doivent pêcher le poisson volant ! »
Le soleil a maintenant dépassé le zénith. Il est temps de mettre le cap sur la Grande-Ile. Après un solide casse croûte arrosé d’un bon coup de rouge, Bébert se met en devoir de vider son poisson. En mer, ce n’est pas un grand causeur, mais tandis que la Fée des Grèves emprunte les chenaux du retour, les langues se délient. Nous lui demandons s’il va ainsi à la pêche tous les jours. La visière de sa casquette s’est alors redressée, dévoilant un regard où se lit l’étonnement: « Ben oui, qu’est-ce que tu veux que je fasse sur l’herbe ? »
Cultiver la mer
Si les stocks de poissons et de crustacés de l’archipel se sont appauvris, d’autres formes d’exploitation de la mer ont pris le relais. Ainsi, des concessions ont-elles été attribuées pour l’élevage des huîtres en poches, qui donne de bons résultats. Edouard, l’un des cinq frères La pie, et ses deux fils Cyril et Ronan ont été les premiers à se lancer dans l’aven ture, en 1993. Marc, un autre frère, leur emboîtera bientôt le pas. Sur le banc du Lézard, entre l’île du même nom et la roche Hamon, ils exploitent environ huit hectares de parcs. Le naissain, en provenance du bassin d’Arcachon, est mis en place sur les tables à partir de mars ou avril. Les jeunes huîtres sont élevées jus qu’à l’âge de dix-huit mois, puis revendues aux ostréiculteurs continentaux qui les mèneront à maturité.
Les mytiliculteurs du Vivier-sur-Mer (voir Le Chasse-marée n°69) et quelques établissements normands apprécient également la richesse des eaux chausiaises. La Société civile des moulières de Chausey gère neuf kilomètres de bouchots au Nord-Est de l’archipel, principalement à proximité de La Canue. Cinq mille pieux de chêne ont été plantés sur la concession cette année. Les cordes pourvues de naissain sont mises en place fin juin pour une récolte en septembre de l’année suivante. « C’est plus compliqué pour nous de travailler à Chausey, avoue Gérard Salardaine, le directeur de la société, nous avons deux heures de traversée depuis Le Vivier et nous ne pouvons pas amener nos engins amphibies. En outre, le site est beaucoup moins protégé qu’en baie. Mais nous obtenons des moules de très belle taille et d’un joli aspect extérieur, car elles n’ont pas de parasites. » L’ensemble des concessions mytilicoles implantées à Chausey produit six à sept cents tonnes de moules chaque année.
La vénériculture n’est pas en reste. En effet, depuis 1989, la société Satmar élève la palourde à Chausey. Il s’agit ici d’une véritable activité de cultivateur, pratiquée à l’aide de machines agricoles sur une surface de plus de vingt hectares, entre le Grand Romont et Plate-Ile. Les jeunes palourdes, originaires des nurseries de Marennes, arrivent à Chausey quand leur taille atteint 6 à 8 millimètres. De mars à la fin juin, elles sont semées sous des filets en plastique larges de 1,50 mètre et longs de 250 mètres protégeant le coquillage de ses prédateurs.
On sème ainsi environ trois cent cinquante palourdes au mètre carré. Les filets, maintenus par enfouissage des bordures, sont régulièrement nettoyés du sable et des algues qui s’y accumulent à l’aide d’une balayeuse ressemblant aux engins de voierie. Les jeunes palourdes grandissent ainsi à l’abri des crabes verts et autres poissons plats durant six à douze mois, jusqu’à ce qu’elles puissent résister à leurs prédateurs. Elles demeurent encore sur la zone de semis pendant un ou deux ans, avant d’atteindre leur maturité. La récolte s’effectue principale ment l’hiver, à l’aide d’une sorte d’arracheuse de pommes de terre. « Nous ne sommes pas autre chose que des cultivateurs de la mer », précise Jean-François Toulorge, le directeur de la Satmar.
Le Coumer des Iles
L’archipel de Chausey, Gilbert Hurel est « tombé dedans » dès sa plus tendre enfance. Quant à la mer, elle lui coulait littéralement dans les veines. Léon Ernouf, son arrière-grand-père maternel avait commencé sa carrière à Saint-Pierre et Miquelon en qualité de « géreur » de la Compagnie générale maritime, à l’origine un important armement terre-neuvier. Il avait eu cinq fils dont trois devinrent ca pitaines au long cours. L’un d’eux, Lucien Ernouf, ayant pris sa retraite, s’installa à Chausey peu après la Grande guerre. Il y créa la première compagnie de vedettes à passagers faisant le service entre Granville et l’archipel. Puis, un soir de fête, Lucien Ernouf acheta sur l’île l’hôtel Mou lin, qui deviendra l’hôtel du Fort.
Chausey et rien d’autre !
Les années s’égrènent, les générations se succèdent. Le jeune Gilbert, qui a passé de nombreuses vacances scolaires chez ses cousins chausiais, commence déjà à bien connaître l’archipel. Il y développe son sens marin en usant ses fonds de culotte sur les bancs des plates, des doris et des petits canots à bord desquels il apprend à border une voile et à godiller. Au sortir de l’adolescence, il sait déjà jouer des courants et des marées qui métamorphosent chaque jour l’archipel. Mais la vie suit son cours, et Gilbert regarde bientôt avec amertume le fossé qui sépare les bancs de nage des canots chausiais de ceux de la faculté de Droit. De ses an nées d’études, il retiendra surtout cette maxime du XVIIIe siècle : « Il n’y a que la passion qui soit raison nable ». Aussitôt décrochée, la licence est remisée au fond d’un placard. Gilbert ne sera jamais avocat !
D’autant qu’à Chausey son cousin, devenu gérant de l’hôtel, lui pro pose de prendre en charge la vedette qu’il vient d’acquérir pour faire le service de sa clientèle. Durant deux saisons consécutives, Gilbert assure ainsi le transport et le ravitaillement des clients de l’hôtel. Mais sa passion pour la voile prend bien tôt le dessus. En 1977, il fait construire, à parts égales avec son cousin, un canot creux de 8,20 mètres gréé en sloup : La Mauve (voir Le Chasse-marée n°9). Le chantier est confié à Roger Servain, le charpentier granvillais qui avait déjà construit les vedettes à passagers du grand-onde. Outre les liaisons entre Chausey et le continent, La Mauve assure aussi des flâneries dans l’archipel. Découverte des îlets et roches caractéristiques, approche des colonies d’oiseaux et pêche à pied sont au programme.
De cette activité, Gilbert décide de faire un métier à part entière. Il rachète les parts de son cousin et s’efforce d’exploiter à plein temps son outil de travail. Les navigations estivales ne suffisant pas à faire bouillir la marmite, il se lance dans le transport en tout genre durant la morte saison. Matériaux de construction, alimentation, plants, équipes d’ouvriers ou de scientifiques sont alors régulièrement acheminés par ses soins vers l’archipel. « Au début des années 1980, se souvient le patron de La Mauve, j’étais devenu in dépendant et je commençais à bien tourner. Bien sûr, le bateau était petit, et puis c’était tout de même un canot creux. Il n’avait qu’un moteur de 15 chevaux et parfois, l’hiver, pour traverser j’étais pas clair ! Mais le métier me passionnait et je commençais à penser à une plus grande unité, un bateau de service mixte, en bois, toujours avec un gréement à corne. »
Sous la houlette de Marin Marie
Au cours de l’hiver 1983-84, d’importants travaux d’abattage et de reboise ment sont entrepris à Chausey. Les nombreux ormes, victimes de maladie, doivent être remplacés et La Mauve transporte régulièrement l’outillage, les plants et le personnel de l’Office national des forêts. A la demande des propriétaires de l’île, Gilbert participe à ces travaux et assure le suivi des chantiers. Dès lors, il prend ses quartiers à Chausey où un logement de fonction a été mis à sa disposition dans le château Renault. Si les journées sont largement occupées, les soirées sont parfois bien longues. A peine une douzaine de personnes vivent sur l’île en dehors de la période estivale. Parmi celles-ci, le peintre Marin Marie qui séjourne dans la maison familiale jusqu’à la fin de l’automne avant de rejoindre sa résidence de Saint-Hilaire.
« Marin était un homme très chaleureux et très accueillant, se rappelle Gilbert. J’al lais souvent manger chez lui le soir. Un jour, je lui ai parlé de mon projet de construire un bateau plus grand pour mieux gagner ma vie. Et le père Marin m’a dit: « Je sais ce qu’il te faut, je vais te le dessiner». C’est comme ça que l’aventure a commencé. Le lendemain, je suis allé chez lui avec du papier et un crayon. Il m’a vu arriver et s’est mis à rigoler. Puis il a commencé à tracer. Je voulais un bateau de 10 à 12 mètres, pouvant être manœuvré par un homme seul, capable de transporter une quinzaine de passagers et de porter trois ou quatre tonnes de marchandises. Marin dessinait à main levée et il s’amusait beaucoup; on y a passé des soirées et des nuits entières. Il racontait des histoires, faisait des comparaisons avec d’autres bateaux, c’était passionnant. Il a tracé quelques lignes d’eau, une vue en élévation et les couples. Il avait une vision de la carène en trois dimensions assez extraordinaire. »
A partir de ces premières ébauches, Gilbert trace un plan de formes. La traduction d’un ouvrage anglo-saxon d’architecture navale durant son service militaire, et la réalisation de plusieurs demi-coques lui ont donné les bases. Quelques semaines plus tard, il se rend chez Marin Marie avec un plan au 1/20e déjà bien lissé. « C’est à ce moment-là qu’il a pris con science que j’avais vraiment l’intention d’aller au bout de mon projet, affirme Gilbert. Il m’a dit : « Alors voilà ce que ça donne ? Ah ! c’est du sérieux ! » Puis il a rajouté : « Mais c’est beaucoup trop lourd ! c’est un bateau de 20 tonnes, tu n’arriveras jamais à le manœuvrer tout seul ! » Il a repris ses croquis et a écrit dessus : «A retracer complètement ! » En trois coups de crayon il m’a anéanti plus d’une semaine de travail ! »
Plusieurs mois sont nécessaires pour mettre au point un plan définitif. Un projet de bateau à dérive relevable est même étudié, puis abandonné. Finale ment, on en revient au projet initial : un voilier de 11 mètres à quille longue ne dépassant pas douze tonnes. Le grée ment sera encore affaire de spécialistes. A cette époque, Yvon Le Corre séjour ne à Chausey avec sa compagne Azou sur leur chaloupe sardinière Eliboubane. Ami de Gilbert, il participe activement aux conversations avec Marin Marie au tour du plan de voilure. « Devant de tels niveaux de compétence, se souvient Gilbert, je voyais le plan se dessiner avec une grande sérénité. Je tenais absolument au gréement à corne mais avec une grand voile à bordure libre. C’est une question d’esthétique mais aussi de commodité : avec un bateau à déplacement lourd, il faut nécessairement porter une bonne surface de toile, ce que je n’aurais peut être pas obtenu avec un gréement marconi. Beaucoup de gens pensent qu’une grande voile à corne est difficile à manœuvrer. En fait, je trouve que c’est un gréement merveilleux, et puis j’en avais déjà l’habitude avec La Mauve. De plus, pouvoir utiliser le pic pour manutentionner des charges lourdes à partir d’un quai était indispensable pour l’utilisation future du bateau. »
Quant au tirant d’eau, Gilbert le souhaitait le plus réduit possible pour évoluer dans l’archipel. « Les formes de carène donnaient un tirant d’eau de 1,60 mètre, précise-t-il, et cela m’inquiétait un peu. Mais le père Marin m’a dit : « Ça, c’est un voilier ! Ça va marcher ! Et pour le reste, tu te débrouilleras toujours ! » »
Bonheur et galère
Roger Servain ayant tiré sa révérence, c’est l’un de ses anciens ouvriers, installé à son compte depuis plus de vingt ans, qui sera chargé de la construction. « Je suis allé trouver Claude Anfray, raconte Gilbert, et je lui ai dit que j’avais un plan. Il m’a répondu : « Ah ! vous avez fait le plan… vous savez, j’ai pour habitude de tracer mes plans moi-même. » Mais quand je lui ai précisé que c’était un plan de Marin Marie et que j’y tenais, il m’a rétorqué:« Si c’est Marin Marie qui a fait le plan, ça peut se regarder alors ! » et il a accepté la commande. »
Pour autant, le concepteur et le réalisateur auront quelques discussions. Marin Marie viendra ainsi au chantier défendre ses lignes avant tendues, le charpentier souhaitant de son côté augmenter le franc-bord et la quête d’étambot afin que cette pièce puisse descendre d’un seul tenant jusqu’à la quille, un change ment qui suppose aussi de modifier la cage d’hélice. « Comme le bateau était destiné à naviguer dans peu d’eau et à échouer tous les jours, précise Gilbert, l’idée du père Marin était que le talon de quille soit un peu relevé. En fait, le plus fort tirant d’eau se trouve sous le bâti moteur, c’est-à-dire à l’endroit le plus solide de la coque, là où les massifs ajoutent à la robustesse. »
Claude Anfray débite la quille d’un seul tenant dans une pièce de chêne de 20 cm sur 40 cm (voir encadré). Elle est entaillée dans sa partie basse afin de recevoir un profil métallique en forme de U. « Etant donné mon programme, explique Gilbert, je devais m’attendre à talonner de temps en temps. Evidemment il ne faut pas s’y amuser, mais le bateau a été construit dans cette éventualité : il est exceptionnellement solide. Quoi qu’il en soit, c’est ainsi que Claude Anfray est habitué à faire ses bateaux de pêche ; il ne sait pas travailler autrement. Pour lui, le Courrier des li es est même une construction allégée ! Pourtant, le bordé est en iroko de 30 millimètres d’épaisseur, et la préceinte en 40. Bref, le Courrier est construit comme un vrai bateau de travail, et c’est ce que je voulais, qu’il dure jusqu’à ma retraite. Croyez-moi, dans cinquante ans, il sera en meilleur état que nous ! »
Le rêve de Gilbert se concrétise peu à peu… mais à quel prix ! « Cette année de construction aurait dû être une période de grand bonheur, rapporte Gilbert, et finalement ça a été une année de galère. J’étais trop juste financièrement, j’ avais vendu Li Mauve, fait un petit emprunt, mais j’avais dépassé le budget et je me retrouvais avec des dettes jusqu’au cou. Je passais des nuits blanches, je travaillais comme un fou. Car, par mesure d’économie, j’ai fait moi-même toutes les peintures et participé à certains emménagements intérieurs, sans parler du gréement. En même temps, . je continuais à assurer les chantiers fores tiers à Chausey. Mais c’était réconfortant de voir les gars de chez Anfray monter le bateau ; ce sont des gens vraiment passionnés par leur métier, et d’une compétence impressionnante ! »
Toutes les voiles sont coupées chez Jean-Paul Labrosse, alors installé à Gran ville, Gilbert se chargeant de les coudre. « Jean-Paul m’a montré comment utiliser sa machine à coudre, raconte l’intéressé. J’ai passé des jours et des nuits sur cette p… de machine ! J’ai commencé par un foc, puis j’ai fait la trinquette. Ensuite, pour la grand voile, j’avais un peu plus ‘habitude, sans être toutefois devenu un professionnel de la voilerie. » ’empêche, toute la garde-robe du Courrier des Iles a été confectionnée dans les règles de l’art.
Enfin, en juillet 1986, le bateau est mis à l’eau. Tous les amis sont là, dont Ma rin Marie qui aura le plaisir de voir le fruit de ses cogitations tomber parfaitement dans ses lignes, ravivant ainsi ses· souvenirs de jeunesse, à l’époque d’un certain Winibelle. Ce sera sans doute l’un des derniers bonheurs du peintre-navigateur ; au printemps suivant, il larguait définitive ment les amarres, ‘Vent dessus »…
Claude Anfray, charpentier de marine
Comme la plupart des anciens charpentiers, Claude Anfray est né dans les copeaux. A Noël, son père menuisier lui offrait un rabot un vilebrequin ou une égoïne. Tout jeune il passait son temps entre l’atelier paternel et ce lui de Roger Servain, constructeur de navires et ami de la famille. C’est dans ce dernier chantier, qui avait lancé nombre de bisquines et de « chloups » à tapecul, que le jeune Claude entre comme apprenti dès l’âge de 14 ans. Chalutiers, caseyeurs, mais aussi voiliers de plaisance et canots chausiais constituent l’essentiel du carnet de commande du chantier Servain. « A Chausey, les marins retraités nous commandaient ces petits canots à misaine avec lesquels ils manœuvraient au ras des cailloux pour y mouiller leurs casiers », se sou vient Claude Anfray. En 1960, il a tout juste 30 ans et connaît parfaitement son métier lorsqu’il crée son propre chantier à la jetée Ouest de Granville. De ses mains vont ainsi naître de nombreuses unités de pêche, dont il trace lui-même les plans, et quantité de do ris de toutes tailles.
La construction de la bisquine La Granvillaise, lancée en 1990, sera la consécration de sa carrière, et la soixante-dixième unité d’importance réalisée par le chantier. « C’est sur tout son arrière, sa voûte, qui m’a le plus intéressé, raconte le constructeur. C’était un travail de charpente passionnant avec ce tableau arrondi dans les deux sens. » Le charpentier garde également un excellent souvenir de la construction du Courrier des Iles. « Faire un bateau pour un gars comme Gilbert, c’était déjà un plaisir, précise t-il. Le plan de construction, nous l’avons tracé tous les deux à partir des croquis de Marin Marie. Je l’ai juste rehaussé légèrement car il me paraissait un peu bas, mais au niveau des lignes d’eau rien n’a été changé. Marin Marie avait l’œil et un sacré coup de crayon. Quand j’ai vu ses croquis, j’ai tout de suite compris que ce serait un très joli bateau. Pendant la construction, on avait souvent la visite du père Marin; il venait jeter son coup d’œil et donner ses idées. »
Claude Anfray a toujours attaché beau coup d’importance au choix de ses bois ; il avait été pour cela à bonne école. « Du temps du père Servain, on allait abattre nous-mêmes nos arbres. Tous les vieux charpentiers faisaient cela, la connaissance du métier partait de l’achat d’un bois sur pied. On allait en campagne et on traitait avec les paysans . On abattait l’arbre à la hache et au cran, on l’émondait et on le dé bardait avec l’aide de charretiers qui avaient des équipages de trois chevaux. Ils nous les amenaient jusqu’à la scierie la plus proche. On allait du côté de Saint -Plancher, Saint Michel-des-Loups, des fois on remontait un peu plus haut, jusqu’à Cuve ou Tirepieds. C’étaient des chênes champêtres, ronceux et durs, de sacrés chênes !
« La première scie circulaire portative que j’ai vue, j’avais déjà dix ans de métier, sinon c’était la hache et l’herminette. Lorsque je me suis mis à mon compte, j’ai continué à aller choisir mon chêne sur place, dans une scie rie de la Mayenne avec laquelle travaillait mon père. Quand je faisais débiter une quille, j’al lais avec eux près du banc de scie. Il faut absolument que le cœur de l’arbre passe dans l’axe de la quille. Quand vous avez besoin d’une quille de 20 centimètres d’épaisseur sur 45 de haut, et que vous devez filer ça jusqu’à l’étrave, pas besoin de vous dire que vous ne pouvez pas trouver un chêne comme ça n’im porte où ! Si vous débitez la pièce en dehors du cœur, automatiquement elle va se cintrer. Il ne faut en aucun cas que le cœur sorte d’un côté ou de l’autre de la pièce, sinon c’est une voie d’eau à peu près assurée pour le bateau. C’est pourquoi jamais un scieur ne débitait avant que je sois là.
»En regardant l’écorce d’un chêne, on peut vo1.r si le cœur est dans l’axe du fût ou non. Je tend s un cordeau ]?Our balancer ma pièce et voir si on pouvait scier suivant les dimensions de la quille que je devais réaliser. On peut couper à un ou deux centimètres de l’axe du cœur, mais il faut absolument éviter qu’il sorte. Pour l’étrave et l’étambot, c’est la même chose : chaque pièce maîtresse doit être débitée dans l’axe. En bout du talon de quille, j’ajuste une pièce que je colle, j’enfer me comme cela le cœur et je n’ai aucun problème ‘entrée d’eau. Bien sûr, il arrive que les entailles dans la quille pour recevoir les membrures fassent découvrir le cœur mais c’est pas grave si l’assemblage est correct et bien ajusté. C’est au bout de quelques années de métier, et quelques pièces débitées, que vous arrivez à décrocher ça hein ! »
Cloode Anfray est intarissable sur son métier, qu’il exerce sans concessions. « Les qua lités d’un charpentier, c’est d’être passionné et surtout d’avoir l’œil. Un bateau vous devez pouvoir le regarder sous n’importe quel angle sans voir une bosse. Un bordé doit tomber impeccable . Vous êtes évidemment obligé de le forcer dans le sens du plat, et s’il est trop dur vous lui mettez un coup de va peur, mais dans l’autre sens il doit tomber sans une bosse, sinon vous ne fermez pas votre bateau comme il faut. »
Et le charpentier de conclure: « Toute ma vie j’ai été passionné par ce métier, il n’y en a pas de plus beau. Vous commencez par tracer un plan, puis vous découpez les gabarits et après vous débitez la membrure et la quille. Vous as semblez tout ça et au fur et à mesure que les côtes se montent, là vous regardez ; ça a de la gueule, ça vit un bateau hein ! » Il se fait tard. Claude referme la porte de son atelier et nous nous quittons sur ces derniers mots, désenchantés: « Oui, c’est un super métier, mais main tenant on ne fait plus que l’entretien. C’est fini! »
Seul à la manœuvre
Le bateau à l’eau, reste à le gréer. Gilbert va ainsi passer plusieurs semaines à réaliser lui-même épissures et surliures. « La seule chose que je n’ai pas faite, avoue-t-il, ce sont les épissures des câbles du haubanage. C’est un copain pêcheur qui s’en est chargé. » Le bateau étant destiné à être manœuvré seul, plusieurs systèmes sont adoptés pour faciliter la tâche du patron. Celui-ci dispose notamment d’une barre d’écoute de grand voile faisant presque la largeur du tableau, ainsi que d’un enrouleur de trinquette. En, outre, la grand voile peut être serrée rapidement le long du mât et du pic à l’aide de deux cargues épissées l’une sur l’autre et ramenées en pied de mât sur une Cette dernière comporte des taquets sur lesquels sont égale- ment tournés le palan et l’écoute de flèche, ainsi que l’amure de grand voile. L’adoption des cargues facilite vraiment la vie du patron.
« C’est très commode, dit ce dernier, sur tout quand il faut débarquer des pêcheurs à pied dans les îles deux ou trois fois dans la journée. Je viens bout au vent, je roule la trinquette, je mouille, et avec les cargues je serre la toile d’un coup. Lorsque j’ai quinze passagers occupés à chercher leur bichette, leur hotte et tout le reste, je n’ai rien à demander à personne et j’évite la descente du pic avec tous les risques que cela comporte pour la tête des gens. »
Quant aux écoutes de foc et de trin quette, elles reviennent dans le cockpit sur des winches à portée de main du patron. ‘1e peux ainsi assurer tout seul les virements de bord, commente Gilbert. Ça évite de manquer à virer et de se foutre au tas ! Il est vrai que pour rater un virement de bord avec·1e Courrier, il faut vraiment se donner du mal. Le filoir d’écoute de trinquette est fixé tout à fait à l’extérieur au maître-bau, de sorte que cette voile bordée plat commence déjà à prendre à contre alors que le bateau n’est pas encore dans le lit du vent. Du coup, lorsque j’envoie le virement de bord, je laisse la trinquette faire son travail à contre, je ne m ‘ occupe pas non plus de la grand voile – elle passe toute seule sur la barre d’écoute -, et je borde tranquillement mon foc sur l’autre bord. Ce qui m’importe surtout, c’est que dans des chenaux étroits, je puisse tirer mon bord le plus loin possible. Je connais assez bien les roches et, en règle générale, je sais si elles sont franches ou pas. Il m’arrive de virer à dix mètres des cailloux; ça c’est l’école des canots chausiais !Je n’ai rien inventé, mais sur le Courrier ça marche très bien. Il a un avant en cuillère avec brion peu profond, c’est un bateau q· vire comme un « taupin ». Tout cela tient surtout au génie de Marin Marie qui a fait un plan idéal pour les conditions de navigation que j’allais rencontrer. »
En effet, le Courrier des Iles a vraiment été dessiné pour cet archipel. Le tirant d’eau, les formes avant très fines, le relevé de varangues assez prononcé et le bouchain peu marqué font qu’il passe bien dans le clapot et ne fait pratiquement pas de sillage. En revanche, ces caractéristiques architecturales nuisent un peu à la raideur à la toile. « La meilleure allure, avoue Gilbert, c’est le petit largue. Au près il faut réduire assez vite et amener le flèche, si non le bateau se vautre. De toute façon, ce n’est pas un voilier de près, même s’il remonte tout de même jusqu’à 55° du vent, ce qui reste honorable. Si je serre davantage, la dérive devient trop importante. Quand le vent forcit, je commence par rouler la trinquette – avec l’enrouleur, c’est facile ! Après je prends un ris. Si je suis obligé d’en prendre deux, c’est qu’il y a jolie brise, parce qu’avec ses quarante mètres carrés, la grand voile n’est pas très importante. Sous grand voile à un ris et foc, le bateau est magnifiquement équilibré. En fin, quand le temps est vraiment trop mauvais, j’amène grand voile et foc, je rentre le bout-dehors et je marche sous trinquette avec le diesel pour appuyer. »
Un outil de travail
Le Courrier des Iles est doté d’un rouf conséquent et propulsé par un moteur de 80 chevaux. Il est en outre équipé d’un pilote automatique, d’un radar et d’un decca. Ce n’est pas à proprement parler un bateau traditionnel, mais aux puristes qui le lui reprocheraient Gilbert Burel répondra simplement que le Courrier est son outil de travail. « Avec la puissance du moteur, dit-il, même quand il y a de la mer et quarante nœuds de vent, comme cela arrive tout de même assez souvent, je peux faire mon programme en tenant une bonne allure. Quant à la bijute, c’est moi qui suis dessous en hiver, et les passagers aussi. Par mauvais temps ou lors qu’il fait froid, je peux transporter du monde dans de bonnes conditions, ce qui serait tout à fait impossible avec un bateau ouvert comme l’était La Mauve. Je trouve tout à fait légitime que l’on navigue sur des reconstitutions parfaites comme les bisquines, par exemple, et j’applaudis à deux mains ! Mais ce n’est pas ce type de bateau qu’il me fallait pour faire seul mon travail en toutes saisons. »
Outre le transport de matériaux et d’ouvriers, l’activité principale du Courrier des Iles reste les sorties de loisirs à la jour née. L’essentiel de la clientèle de Gilbert est constitué de particuliers, comités d’entreprises ou groupes scolaires désireux de découvrir l’archipel de Chausey à bord d’un voilier, ou de débarquer sur les bancs de sable et les grèves afin d’y pratiquer la pêche à pied lors des grandes marées. Suivant la demande, le bateau peut aussi se rendre aux Minquiers ou en baie du Mont-Saint-Michel. « Le Courrier a été fait pour un service à la journée, affirme Gilbert, d’ailleurs les emménagements sont sommaires, avec juste un petit gaz et deux bannettes entre lesquelles je peux embarquer deux tonnes de fret. Mon travail de taxi maritime n’a rien à voir avec le charter de croisière et j’ai toujours attaché beaucoup d’importance à la polyvalence des activités qui m’est indispensable pour gagner ma vie. »
Une journée aux îles
Dimanche 9 mars, c’est le « jour du grand », comme on dit ici, une sacrée bel le journée pour les pêcheurs à pied. La grande marée a attiré du monde sur les quais de Granville, pensez donc, un coefficient de 116, ça ne se manque pas! Une foule armée de bichettes, de crocs, de hottes et d’outils bizarres dignes d’une panoplie de gladiateur, se presse à l’embarquement sur la Jolie France, la vedette qui dessert Chausey. Le Courrier des lies a quitté son tangon de l’avant-port pour venir s’amarrer à l’escalier du Feu Vert. Une douzaine de joyeux lurons, équipés de pied en cap, prennent place à bord. Les provisions de bouche et les paniers hérissés de goulots sont prestement embarqués. Cap sur Chausey, la marée n’attend pas !
Ut1e heure et demie plus tard, le Courrier embouque l’entrée du Sound – prononcez « son » – qui donne accès à la grande cale de Chausey. Au passage, Gilbert récupère son doris puis met le cap sur Aneret en empruntant le chenal des Ilets. Une fois mouillé au pied de la Roche Cardin, au Sud-Est de l’île, il reste encore deux heures de baissant, que l’on met à profit pour ouvrir les paniers du pique-nique. Plusieurs coups de tire bouchon plus tard, l’ambiance est plutôt délurée et les estomacs satisfaits. Chacun jure que plusieurs kilos de crevettes vivent leurs derniers instants. D’ailleurs certains fourbissent déjà leurs armes. Bichettes et râteaux sont dessaisis ; on capelle vestes de ciré et bottes de caoutchouc, voire les cuissardes. Gilbert s’acquitte de toute l’organisation et embarque son monde dans le doris. Les spécialistes de la praire et de la palourde sont déposés sur les bancs de sable, tandis que les pêcheurs de crevettes débarquent à proximité des rochers. Là encore, Gilbert joue les bons offices pour indiquer les meilleurs coins. Les heures passent, rythmées par le crissement des engins qui fouillent le sable et mettent à jour les bivalves tant convoités.
Et puis la mer reprend possession de son territoire. Tout le monde réembarque dans le doris pour regagner le Courrier qui tire sur sa chaîne sous l’effet du courant. Encore quelques coups de tire-bouchon pour se requinquer et le cap est mis sur le Sound. Entre-temps, Gilbert aura fait un aller-retour jusqu’à la Cale à Vergne, au pied du village des Blainvillais, afin d’embarquer quelques amis qui seront du voyage retour. Parmi ceux-ci, une jeune femme aux yeux clairs dont les boucles brunes s’échappent du bonnet de mer. En toute modestie, elle évoque son »Vendée Globe », achevé depuis quelques semaines. Isabelle Autissier fait partie des inconditionnels amoureux de ce coin de paradis. C’est cela Chausey, un paysage étonnant et merveilleux avec des gens simples et attachants, comme celui par qui tout est arrivé, Gilbert Hure!, désormais un ami.
Bibliographie : Comte de Gibon, Un archipel normand, les iles Chausey et leur histoire, réédition l’Ancre de marine, Saint-Malo, 198, 8 Claude et Gilbert Hure!, Les îles Chausey, inventaire et histoire des toponymes, seconde édition, 1997. Edouard Marie, Souvenirs d’un marin pêcheur de Chausey, Editions Formats, Granville, 1995 J.C Tordai et Gilbert Hure!, Chausey, photographies, Editions Formats, Granville, 1995. Jean-Loup Eve, préface Gilbert Hure!, lies Chausey, aquarelles (chez l’auteur, La Haute Yvrande, 50750 Saint-Ebremond-de-Bonfossé). Yves de Saint-Front, Chausey, Imago Mundi, peintures, édrions Octave,1996.