Par George Auzépy-Brenneur – Durant ses trente-cinq années de carrière, François Camatte s’est passionné pour les bateaux de jauge, qui représentent plus des trois quarts de sa production. Georges Auzépy-Brenneur, à qui l’on doit déjà un remarquable portrait d’Eugène Cornu (CM 173), revient ici sur l’œuvre de cet architecte naval discret et talentueux, concepteur de nombreux 6 m JI et 8 m JI, dont le célèbre France, qui remporta la Coupe du même nom en 1937.
L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie.
François Camatte est né à Cannes le 29mai 1893. Sept mois avant sa naissance, son père décède, laissant seule sa veuve âgée de 33 ans pour s’occuper de leur commerce de tissus, de leurs quatre filles dont l’aînée a 7 ans et du futur bébé. Très tôt, le jeune garçon se passionne pour la pêche et les bateaux traditionnels, comme en témoignent des plans de pointus datés de 1911, retrouvés dans ses archives. Durant ses études secondaires, l’adolescent se fait surtout remarquer par ses aptitudes pour le dessin plutôt que par son goût pour les équations et les versions latines. En 1912, sans doute pour ne plus être à la charge de sa mère, il choisit de s’engager pour trois ans. Blessé en 1916 à Verdun, il repart en 1917 dans l’Armée d’Orient avant d’être démobilisé en août 1919.
La série méridionale 5 mètres MOCAT lance la carrière du jeune architecte naval cannois
De 1920 à 1924, François Camatte travaille comme dessinateur chez Despujols à Arcachon, un chantier spécialisé dans la construction de yachts à moteur. C’est là qu’il commence sa formation de futur architecte ; il est fort probable que le jeune homme ait profité de sa présence dans cette région pour visiter les chantiers locaux les plus renommés, en particulier Bonnin et Barrière, tout comme il est vraisemblable qu’il a pu y rencontrer le grand architecte naval Joseph Guédon. En 1925, François Camatte entre au chantier d’Antibes, dirigé par l’architecte naval Henri Rambaud, qui a succédé à son confrère Joseph Quernel, auteur de plusieurs plans de bateaux très réussis construits dans ces chantiers. Le jeune homme, qui perdra un œil lors d’un accident d’atelier, y rencontre souvent ce dernier. C’est également là qu’il dessine Queen Mary, une vedette d’une dizaine de mètres entièrement vernie qui, dans les années 30, servait à la promenade dans les parages de la rade de Cannes. François Camatte commence à dessiner pour son propre compte en 1925. Ses premiers bateaux sont des 5 mètres MOCAT, une série à restrictions qui tire son nom des initiales Méditerranée, Ouest, Corse, Algérie, Tunisie. Quatre ans plus tôt, il avait déjà étudié un projet de dériveur monotype national dont les formes préfiguraient celles de ses futurs MOCAT.
Le 27 juin 1925, Le Yacht publie un compte-rendu de la Coupe Fiferlin, le challenge annuel, disputé à Menton, de cette série alors très active sur la Côte d’Azur. “Sur neuf bateaux, cinq étaient nouveaux et construits spécialement pour la Coupe. Il a fallu sept épreuves pour que Dahlia à M. Givernand (yachtsman américain fixé à Cannes) s’adjuge la Coupe. Ce joli racer s’affirme comme un concurrent de tout premier ordre, et ses propriétaires, architecte – Camatte – et constructeur – Chiesa – sont chaudement félicités de leur beau succès obtenu face à un lot remarquable d’anciens, tel le glorieux Sarah II vainqueur en 1924, et de nouveaux bateaux. Parmi ces derniers, les trois créations du jeune architecte cannois François Camatte sont de vraies révélations. Sur quatre unités conçues par lui cette année, trois sont désignées pour participer à la Coupe. S’inspirant tour à tour des conceptions américaines et anglaises pour ses dériveurs Dahlia et Bouscarlette et pour le fin keel Mimosa, Camatte a dessiné d’excellents bateaux, rapides, très marins, fort agréables à voir et qui ne manqueront pas de contribuer grandement à l’engouement qui se manifeste de plus en plus en faveur de cette intéressante série.”
François Camatte nourrit très tôt une véritable passion pour la Jauge internationale
François Camatte acquiert une bonne réputation grâce aux succès de ses petits MOCAT. C’est ainsi qu’en 1925, M. Crestin, de la Société des régates de Cannes, lui commande Pampero II, son premier 6 m JI. Dès lors, le jeune architecte, certainement inspiré par la beauté des coques conçues selon les règles de la Jauge internationale, montrera une véritable prédilection pour cette classe. En 25 ans, il dessinera ainsi plus de soixante 6 m JI – quarante-trois ont pu être répertoriés par sa fille et son gendre –, dont la plupart seront de bons, voire de très bons bateaux.
En 1926, deux nouveaux 6 m JI succèdent à Pampero II, puis deux autres en 1927, dont le fameux Bellis II à Claude Renoir. En 1928, sept bateaux voient le jour, dont Tilda, vainqueur de la Coupe du Roi d’Espagne. Un an plus tard, six 6 m JI sont lancés, dont Cupidon Fou au baron de Rothschild et Ponant à M. Vermorel, qui sera acquis en 1930 par Virginie Hériot et rebaptisé Petite Aile IV. Cinq nouveaux voiliers sont construits en 1930, puis deux autres en 1931 et trois en 1932, dont Petite Aile V pour Virginie Hériot. Et durant les trois années qui suivent, François Camatte conçoit encore sept 6 m JI, avant de dessiner Thelma en 1936. Ce 6 mètres obtient cette année-là le meilleur classement de la série, avec quatorze premiers prix.
Entre 1937 et 1950, l’architecte conçoit sept nouveaux bateaux, dont le fameux Elghi pour M. Meunier du Houssoy, qui fait l’objet d’une description flatteuse dans Le Yacht du 1er octobre 1938. “Ce bateau ravissant, aux lignes puissantes, faisait sur son ber grande impression. Sa quille très longue, ses formes très en V et sa voûte fuyante sont vraiment remarquables.” Dix années durant, Elghi se trouve aux avant-postes des régates à la lutte avec Astrée, mais jamais loin derrière!
Si les bons résultats des 6 m JI dessinés par François Camatte témoignent de la qualité de ses plans, la fidélité de leurs propriétaires est également là pour en attester. Plusieurs de ces armateurs ont eu successivement deux, voire trois plans Camatte, construits par les meilleurs chantiers, tels que Bonnin (18 bateaux), Chiesa (10), Collignon (5), ou Hamel (3). Chaque plan est unique, et bien sûr enrichi de l’expérience des précédents.
François Camatte a également conçu une dizaine de 8 m JI entre 1929 et 1950, à commencer par Zip II, construit à Lormont par Bonnin pour Frederic Prince, d’une famille de yachtsmen américains alors bien connue. Dès sa première saison, à Nice, ce bateau bat Sirena, un 8 m JI dessiné par William Fife… Autant dire que l’événement ne passe pas inaperçu! “Sur neuf concurrents, peut-on lire dans Le Yacht du 30 mars 1929 qui relate ces compétitions, Zip II fut troisième le 18 mars, deuxième le 20, premier le 21. Le 21, il remporte sur Sirena, le si remarquable racer (dessiné par Fife) du capitaine Arthur Paget que barrait M. Gore, une indiscutable victoire. Aussi lui fit-on à l’arrivée une formidable ovation. […] Ajoutons que Zip II était barré par Jean Féat [CM 143], l’actuel doyen de nos skippers français.”
Leslie Richardson, un yachtsman britannique résidant sur la Côte d’Azur, après avoir longtemps navigué en Bretagne-Sud, et dont les compétences sont unanimement reconnues, donne également ses impressions sur ces régates dans Le Yacht du 11 mai 1929. « L’année dernière, le général Sir Arthur Paget, peiné de voir son nouveau 8 m dessiné par Morgan Giles, Siris II, battu par des bateaux italiens, avait donné pleins pouvoirs à Fife pour lui dessiner un 8 mètres qui devait être le champion de la Méditerranée. Le yacht fut construit à Cannes sous la surveillance de M. Camatte. Admirablement barré par Sir Ralph Gore, Sirena a débuté à Monaco, gagnant sa première course.
“Sirena a pris trente et un départs ; il a été dix-neuf fois 1er, six fois 2e, quatre fois 3e, une fois 6e, disqualifié une fois pour erreur de parcours… On doit féliciter M. Charles Prince, conseiller, je crois, de son frère en matière de yachting, d’avoir donné à François Camatte l’occasion de dessiner un 8 m JI. Zip II a mal débuté, retardé par une grève de charpentiers à Bordeaux ; il a eu une avarie pendant son transport et est arrivé pour les régates de Nice avec une voilure encore à faire. Barré par le vétéran breton Jean Féat, il a débuté à Nice le 18 mars et a fait 3e ; la régate suivante, il était 2e et a gagné la 3e avec 2 minutes 35 secondes sur Sirena. Mais, depuis Nice, Zip II n’a remporté qu’une autre victoire (autour des îles de Lérins). Sur dix-neuf départs, Zip II compte deux places de 1er, quatre de 3e, trois de 4e et deux abandons.
“Ce yacht est très vite au largue et au vent arrière, mais, comme tous les bateaux de son jeune architecte, il ne peut pas faire le près aussi bien que les yachts sortant des chantiers des pays du Nord. Il est vrai que la plupart des parcours de la Méditerranée sont disposés pour que le spectacle se déroule sous les yeux du public devant le port et la ville. En conséquence il n’y a pas beaucoup de louvoyage, exception faite pour le triangle de Cannes. Zip s’est fait battre par Sirena dans le louvoyage; néanmoins, c’est le meilleur bateau que Camatte ait tracé depuis Bellis. Il est même rare de voir un jeune architecte aussi bien réussir le premier bateau qu’il étudie pour une série nouvelle pour lui.”
Le plus célèbre 8 m JI dessiné par François Camatte reste sans doute France, construit par Chiesa à Cannes en 1935, pour M. Rey. Deux ans plus tard, les 12 et 13 juillet, à Ryde, ce bateau bat le plan Fife Felma, ramenant ainsi la Coupe de France que les Anglais détenaient depuis 1930! En 1931, Aile VII construit par Chiesa sur plans Camatte pour Virginie Hériot n’avait pas réussi à la reprendre à Severn, dessiné par William Fife. A la suite de cette victoire, le Yacht Club de France adressera, le 20 juillet 1937, ses “félicitations avec médaille de bronze” à l’architecte, “pour les plans si réussis du 8 m JI France”. Si France perd la coupe en 1938 au profit de l’italien Bona, elle est reprise en 1949 par Gaulois, dessiné en 1937 par Camatte et vainqueur de l’italien Miranda III. Après cela, cette coupe sera courue par des 5,50 m JI.
François Camatte dessine les premiers 5 m JI français ainsi que d’excellents 5,50 m JI et 6,50 m SI
Si “François Camatte a été, durant toutes les années 30, le meilleur architecte naval français pour les yachts de la Jauge internationale de 6 et 8 mètres”, comme l’écrit André Mauric, il s’intéresse également aux 5 m JI, une classe en vogue dans les années 30 qui s’est surtout développée dans les pays nordiques. La fille et le gendre de François Camatte ont répertorié cinq 5 m JI conçus par l’architecte cannois à cette époque, dont Va et El Golea, dessinés en 1930, qui sont vraisemblablement les deux premiers yachts de cette série construits en France si l’on se réfère à leur numéro de voile, F1 et F2. L’architecte s’intéressera également aux 5,50 m JI – avec Eugène Cornu, il sera le seul architecte français à dessiner de bons bateaux pour cette classe internationale créée en 1950 et qui sera série olympique jusqu’en 1972. Les plans de cinq unités ont été retrouvés dans les archives de François Camatte, dont Damoiselle III au docteur Roux-Delimal en 1953 et Sévigné III à M. Rouzaud en 1954, ainsi que le fameux Phérousa à M. Michel en 1955, certainement l’un des meilleurs 5,50 m français à son époque.
Dans Le Yacht du 28 juillet 1956, Frantz Beaumaine relate les cinq régates de la Coupe de France, disputées à Genève par les 5,50 m. “Le fameux et redouté champion suisse Noverraz à la barre de Ylliam XI dessiné par Copponex, l’italien Twins VII de Baglietto, barré par son propriétaire Max Oberti, et le français Phérousa dessiné par Camatte et barré par André Garnier. Trois bateaux seulement pour une telle Coupe! Il est probable que la crainte de se battre contre Noverraz sur son propre terrain avait incité d’autres concurrents à éviter prudemment ce déplacement! C’est cependant Twins, particulièrement à l’aise dans les petits airs locaux, qui remporte la Coupe avec trois places de 1er et deux places de 3e, devant Phérousa, meilleur dans la brise et très rapide au portant (une place de 1er, trois places de 2e).”
Entre 1926 et 1946, François Camatte dessine également de nombreux et réputés 6m50 SI – une série pour laquelle Joseph Quernel avait déjà tracé de très bons bateaux. Cette classe, créée en 1906 à l’initiative du Cercle de la Voile de Paris, a très vite été surnommée la «série chemins de fer». Ses créateurs tenaient en effet à ce que ces petits yachts puissent être transportés sur les plate- formes ferroviaires en usage à l’époque, qui étaient longues de 6,50 m. Ces bateaux, qui ont suscité les enthousiasmes les plus fous et des passions durables, ont été conçus par de nombreux architectes navals renommés, comme les Anglais Nicholson et Uffa Fox, les Français Bertrand, Boucard, Camatte, Guédon, le Norvégien Anker et le Suédois Holme… En 1929, le premier bateau mis sur cale sur un plan d’Eugène Cornu est un 6m50 , Goleron III.
Cette jauge révèle ainsi le grand intérêt qu’elle pouvait présenter, comme l’atteste M. Faure-Dujarric dans Le Yacht du 13 novembre 1948: “Elle est certainement la plus élégante et la plus libérale des formules de jauge passées, présentes et à venir…”. C’est sans doute ce qui a permis son exceptionnelle longévité, une soixantaine d’années. “Une bonne partie des 6m50 de Camatte naviguant sur le Léman ont reçu dès leur construction un gréement marconi, écrit Noël Charmillot dans Bateaux et batellerie du Léman. Les carènes dessinées par cet architecte ont des lignes particulièrement fines et pures pour des coques de cette longueur. Grâce à cela peut-être, ces bateaux sont parmi les plus agréables à mener, leur barre restant efficace et douce en toutes circonstances, ou presque.” (ndlr: les 6m50 SI feront prochainement l’objet, dans ces colonnes, d’un article très complet de Noël Charmillot.)
Enfin, six ans après son premier 6m50 SI, François Camatte présente en 1932 son monotype As Côte d’Azur. Il répond ainsi à la demande de l’Union des sociétés nautiques françaises, qui est à la recherche d’un dériveur monotype pour courir les championnats de France. Son projet est retenu. Le dessin de cette coque évoque celle du Snipe, ou celle du Caneton Brix (également conçu en 1932). A cette époque, on privilégie le plus souvent des étraves longues et courbes, plutôt que courtes et verticales, sans doute au détriment de la longueur en flottaison, mais au bénéfice de la surface mouillée. Jusqu’en 1961, près de deux cents exemplaires de cet excellent petit bateau de mer seront construits, dont une bonne partie à Cannes par Chiesa ou en Tunisie, “ce qui était presque exceptionnel à cette époque de début de vulgarisation du yachting léger”, comme l’écrira l’architecte naval Maurice Amiet.
Seuls une dizaine de voiliers de croisière sont nés sur sa planche à dessin
Si François Camatte a également dessiné des dériveurs – plusieurs unités de 5 mètres entre 1924 et 1926, et un bateau de 3,50 mètres en 1941, sans oublier un projet de dériveur en aluminium en 1946 –, il n’a conçu qu’une dizaine de voiliers de croisière en 35 ans de carrière… et on peut le regretter, quand on voit que ces bateaux portent incontestablement la marque de leur créateur : ils sont particulièrement beaux et ce sont de redoutables marcheurs. Leur élégante coque est élancée, fine et basse sur l’eau, au point que l’on pourrait critiquer leur rouf un peu haut, mais dont, fort heureusement, les hiloires en acajou verni allongent la silhouette.
L’Odyssée, l’un de ses voiliers au caractère “course-croisière” affirmé, compte au nombre des plus connus. Dessiné en 1934 pour M. Rey (le propriétaire du 8 m JI France), ce ketch de 22,50 mètres de long, construit par le chantier Lemaître à Fécamp, se distingue d’emblée dans toutes les régates auxquelles il participe. En 1972, sa restauration s’accompagnera d’une modernisation du gréement, réalisée par André Mauric, le célèbre architecte naval marseillais.
Parmi les autres yachts réussis de François Camatte, il faut également citer Antarès, un bateau de 12,50 m de long qui, il y a encore peu de temps, était l’un des fleurons de la Société nautique de Marseille, sans oublier Elan, un joli sloup de 10,80 mètres dessiné en 1950 et construit par le chantier Chiesa à Cannes. L’architecte est également l’auteur de Nagaïna, un superbe cotre de 16,50 mètres construit également par Chiesa. Le 11 novembre 1950, André-Pierre Boison évoque sa mise à l’eau dans un article du Yacht: “Le vendredi 20 octobre au matin, on a lancé dans les eaux du port de Cannes le racer-cruiser de vingt tonnes Nagaïna. Cette splendide et élégante unité a été construite pour de jeunes et fervents pratiquants de la voile, Messieurs Aubergé, Combastet et Lafargue. La fine coque aux lignes harmonieuses et très marines fait honneur au crayon de Camatte, non seulement pour la beauté de ses formes, mais aussi pour la modernité de sa conception. Nous y reconnaissons l’empreinte de l’architecte qui a dessiné la grande famille de plus de soixante coques de Jauge internationale, pour des armateurs français et étrangers.”
En 1948, François Camatte dessine Morwak, un cotre de 14,50 mètres de long qui sera construit à Bénodet par le chantier Craff pour M. Lepage. Maurice Amiet, qui a rencontré François Camatte au milieu des années 50 au chantier Chiesa, à l’occasion de la construction du yacht mixte Vap qu’il a lui-même dessiné, s’intéresse à ce cruiser pour son livre Bateaux de l’Aventure. «[Lors de la construction de Vap], je pensais qu’il m’avait fait ses compliments par politesse, car ce puissant
bateau était loin de ses conceptions en général, et de ses rares cruisers en particulier. […] François Camatte était largement mon aîné et, comme il s’était plutôt spécialisé dans les voiliers de la Jauge internationale et que ce genre de bateau ne m’intéressait pas, j’ignorais un peu ce confrère, sa route étant bien différente de la mienne. Quand j’ai retracé les
plans de formes de Morwak au 1/20, je suis tombé en extase! Comme tous les autres cruisers de cet architecte, je constatais que Morwak avait une allure, une envolée, une gueule, un je ne sais quoi qui est le propre des grands architectes. Jusqu’à ce moment, en effet, j’avais un peu considéré François Camatte comme un amateur, un architecte marginal, et que sais-je encore! Je venais de découvrir que c’était un «grand patron». […] François Camatte était aussi à l’aise pour dessiner un «crack» de la Jauge internationale, qu’une vedette rapide, qu’un cruiser rapide et majestueux, ou qu’un simple dériveur. […] Ses plans sont aussi rares qu’admirables et efficaces.”
Un architecte naval passionné de régate et féru de pêche en mer sur un bateau traditionnel
François Camatte est un homme agréable et très discret. Jamais il ne parle de sa vie privée, au point que la plupart des gens qui le fréquentent le croient célibataire! Passionné par la pêche et expert en la matière – une activité qu’il pratique à bord d’un petit pointu non motorisé, le seul bateau qu’il a possédé –, François Camatte est également un excellent barreur et un fin régatier quand il est à bord des voiliers de ses clients, ce qui n’est pourtant pas très fréquent. Les jours de régates, lorsqu’il n’est pas sur l’eau, on l’aperçoit souvent posté à l’extrémité de la jetée du port de Cannes, monoculaire à la main, discutant âprement les options et les manœuvres des concurrents qui évoluent sur un triangle – les parcours olympiques n’existent pas encore – entre la Croisette (départ et arrivée), une bouée à l’Ouest des îles de Lérins, et une devant La Bocca.
François Camatte a toujours travaillé seul. Son bureau est établi dans une pièce de son appartement près de la gare de Cannes, avant qu’il ne déménage en 1948 dans une petite villa de la pointe de la Croisette. L’architecte trace ses plans sur une planche à dessin dépourvue de tout perfectionnement. Ainsi, alors que de nos jours la conception d’un bateau ne se fait plus guère sans l’aide d’ordinateurs, il est intéressant de rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, un homme aux connaissances mathématiques réduites, muni seulement d’un jeu de pistolets et de lattes à dessiner, pouvait créer d’excellents bateaux tombant exactement dans leurs lignes. Tous les calculs – déplacement, centre de carène, etc. – étaient faits avec l’aide d’un planimètre, d’une règle à calcul et, parfois, de papier millimétré. Edouard Ramoger, son gendre, pense ainsi que l’on peut ranger François Camatte dans la catégorie de ceux qu’André Mauric qualifie de “créateurs intuitifs purs, guidés par leur sens esthétique tenant lieu de technique”, une famille d’architectes navals qu’illustra si bien le grand Joseph Guédon. Si François Camatte conçoit juste, il dessine aussi fort bien. Ses plans sont très complets et d’une grande précision, notamment ceux de charpente qui montrent sa parfaite maîtrise de la construction classique en bois. A une époque où il n’existe pas de pièces d’accastillage standardisées – une offre qui, en France, date du début des années 1970 –, ses dossiers de plans comprennent, à l’instar de tous ceux de ses meilleurs confrères, les études détaillées des diverses ferrures de pont et de gréement. Ce souci du détail l’amène à surveiller de très près la construction de ses bateaux. Et, comme plus tard Eugène Cornu, ainsi que sans doute bien des architectes navals de renom, François Camatte garde jalousement ses plans, en particulier ceux de formes. Il semble qu’aucun n’ait jamais été publié dans une revue ou même communiqué aux propriétaires du bateau, qui ont peut-être pu les voir chez lui.
François Camatte est un homme rigoureux
André Mauric se souvenait ainsi que, en 1929, alors qu’il était jaugeur officiel de l’Union des sociétés nautiques françaises pour les régates de Cannes, “tous trichaient un peu, sauf Camatte”. Rompu aux règlements des sociétés de classification (Lloyds et Veritas) auxquels étaient soumis les yachts de la Jauge internationale, François Camatte sait écouter avec attention les barreurs et prendre l’avis des équipages. Pourtant, si la recherche des performances est pour lui très importante, l’élégance de ses voiliers l’est tout autant à ses yeux. Coquetterie d’architecte ou réminiscence du fameux capian des bateaux méditerranéens ? On remarque, sur tous ses bateaux de la Jauge internationale, ainsi que sur l’As Côte d’Azur, le dépassement, au-dessus du pont, de la tête d’étrave et son élégante double courbure, une référence à la tradition que les exigences de la construction ne justifiaient pas, mais qui le rend plus sympathique encore aux amateurs de bateaux.
Le style d’un architecte naval féru des bateaux de jauge
L’oeuvre de François Camatte compte seulement une centaine d’études répertoriées en trente-cinq ans de carrière, dont au moins quatre-vingt consacrées à des yachts de course, parmi lesquels soixante-trois plans pour la Jauge internationale (5 m, 6 m, 8 m et 5,50 m), et plus d’une vingtaine de bateaux selon des jauges à restriction (5m MOCAT et, surtout, 6m50 SI).
Les meilleurs architectes navals se sont attachés à l’étude de ces prestigieux coursiers conçus selon la Jauge internationale, créée en 1906; chez les Français, Pierre Arbaut, Talma Bertrand et Joseph Guédon, ainsi qu’Eugène Cornu, certainement aussi attiré que Camatte, son aîné, par l’exigence de perfection nécessaire à l’étude de ces voiliers. L’objectif de la Jauge internationale étant de pouvoir confronter des bateaux différents en temps réel, et sachant que la vitesse maximum d’un voilier dépend de sa longueur “utile”, ses règles définissent précisément les différentes mesures de la coque pour obtenir la longueur mesurée “utile”, corrigée par le volume des élancements. D’autres limites sont également fixées, telles celles des franc-bords. Il en résulte que – à l’exception de quelques-uns des derniers 12 m JI aux formes parfois peu harmonieuses –, la silhouette d’un voilier conçu selon la Jauge internationale ne peut être qu’élégante. Et ceux de Camatte le sont tout particulièrement!
Le talent de l’architecte naval cannois s’exprime dans l’harmonie des formes de carène qu’il dessine, et le choix des caractéristiques qui seront déterminantes pour les qualités nautiques et les performances de ses bateaux. A cet égard, il convient de remarquer la forme puissante des arrières des yachts de la Jauge internationale de Camatte, qui présente une section en U et des longitudinales très tendues. Ces caractéristiques contribuent à accroître la stabilité d’une coque, donc sa capacité à porter la toile et à allonger sa flottaison à la gîte, ce qui engendre une bonne aptitude à la vitesse. C’est d’ailleurs ce qui ressort des comptes rendus de régates de Zip II en 1929 et de ceux de Phérousa en 1956, publiés dans Le Yacht, qui évoquent les remarquables qualités de ces bateaux dans la brise et au portant, ainsi que leur supériorité dans ces conditions sur leurs adversaires, même les plus réputés.
La jauge des 5,50 m JI est différente de celle qui régit les autres classes métriques. Le règlement de ces dernières impose un déplacement minimum calculé en fonction de la longueur à la flottaison, alors que la jauge des 5,50 m fixe les limites du déplacement (1,7 au minimum et 2 tonnes au maximum), au demeurant beaucoup plus faible que celui des autres classes. Pour celles-ci, en effet, le coefficient de finesse globale (L / D ^3) ne peut être inférieur à 4,64, tandis que pour les 5,50 m sa valeur est comprise entre 5,2 et 5,4. La jauge fixant aussi une limite de largeur et de tirant d’eau, le pourcentage de lest est par conséquent limité, et la seule façon d’augmenter la stabilité sous voiles est d’opter pour une carène assez plate, avec un bouchain dur. Le plan de Phérousa illustre parfaitement ce choix d’un bateau puissant taillé pour la brise.
On remarque aussi dans les plans de François Camatte les grandes différences de formes qui existent entre le 6 m JI de M. Mirabaud, dessiné en 1928, et Elghi II, dessiné en 1938. Particulièrement créatif, ce grand architecte naval n’hésite pas à reprendre entièrement ce qui ne le satisfait pas. Elghi II a ainsi fait l’objet de plusieurs études préalables, mais complètes, qui montrent que l’architecte a finalement opté pour un bateau radical, plus étroit, plus lourd, aux fonds plus en V, tendant vers le U aux extrémités de la flottaison et dans les élancements; une carène à l’évidence plus typée pour le près et les petites brises que celle de son prédécesseur conçu dix ans plus tôt. On constate cette même évolution dans le dessin du 8 m JI France, plus long et plus lourd que ne l’était Hantise cinq ans plus tôt.
Dans les jauges à restrictions, on retrouve le plus souvent une limitation de la longueur hors tout. Dès lors, l’architecte cherche à exploiter au maximum cette longueur, et comme la surface de voilure est elle aussi limitée – dans la jauge des 6m50 SI par exemple –, il cherche à réduire la surface mouillée de sa carène. Il en résulte, comme le montre bien le plan du bateau de M. Brusson dessiné par Camatte en 1946, une flottaison plutôt courte (84 % de la longueur hors tout) et fine (longueur / largeur = 3,3), avec des formes très pleines aux extrémités, afin d’accroître au maximum la longueur à la gîte. Ce type de formes génère un excellent équilibre de la carène gîtée, dont l’axe reste parallèle à sa ligne de foi, gage d’une bonne marche au près. Certes, on sait que ce genre d’étrave n’aime guère le clapot, mais elle s’accommode en revanche fort bien d’une mer formée. La comparaison des 6m50 SI de Camatte avec ses 5 m MOCAT s’impose, et il n’est pas douteux que ces bateaux, dont les qualités avaient révélé le talent du jeune architecte en 1925, l’ont inspiré pour étudier ses premiers 6m50 SI dès 1926.
A côté de cette brillante production d’excellents yachts de course, l’oeuvre de Camatte ne compte guère plus d’une dizaine de bateaux de croisière, dont la production ne s’étale que sur une quinzaine d’années. Or, c’est dans ce domaine que, libéré de toute contrainte de jauge, l’architecte peut donner libre cours à son inspiration. Et, quand on a la chance de contempler les plans de l’un des yachts de croisière signés François Camatte, lequel les intitule “racing cruisers”, on est frappé par leur élégance et l’harmonie de leurs formes.
Celles-ci se caractérisent par d’importants élancements, qui atteignent 30 % de la longueur hors tout, une largeur très modérée – nettement plus faible que celle des voiliers de ce genre à la même époque –, un bouchain très doux, une tonture accusée avec un franc-bord moindre, inférieur à 8 % de la longueur de flottaison et situé entre le quart et le cinquième de celle-ci. Les entrées d’eau sont fines (22 à 24°) avec des sections plus en V que sur ses bateaux de jauge. L’arrière est fessu, les longitudinales sont tendues avec une pente de voûte souvent inférieure à 20°. L’angle des fonds varie selon les bateaux de 28 à 35° sur l’horizontale, les plus creux correspondant à un déplacement un peu plus lourd. A l’évidence, François Camatte préfère augmenter le creux que la largeur (sans doute par référence à la Jauge internationale qu’il connaît si bien). Avec leur tirant d’eau modéré (20 % de la longueur en flottaison), ces voiliers de course-croisière sont fortement lestés (40 % du déplacement). Enfin, on remarque que leur gréement, en sloup ou en cotre, reste, comme pour les bateaux de jauge, “fractionné” à 80%. Il apparaît donc, et c’est tout à fait naturel, que la conception des voiliers de course-croisière de François Camatte a été influencée par sa longue et fructueuse expérience des bateaux de course.
“La carrière de François Camatte peut être considérée comme une grande réussite”
François Camatte a été un des meilleurs architectes navals de sa génération, comme en témoigne la confiance, souvent réitérée, dont l’honoraient ses clients, mais également la reconnaissance que lui ont manifestée ses plus réputés confrères et les meilleurs constructeurs contemporains. Au chantier Jouët où j’ai appris mes premières notions d’architecture navale, j’ai souvent entendu Eugène Cornu, son cadet de dix ans, dire toute l’estime qu’il avait pour lui. “Je me considère comme l’héritier du vieil esprit qui guidait des hommes comme Joseph Guédon, Talma Bertrand et François Camatte, confiait-il en 1965 à un journaliste de la revue Nautisme-Les Cahiers du Yachting. Ils étaient peut-être des concurrents, mais c’étaient avant tout des amis.”
“Sa carrière peut être considérée comme une grande réussite”, déclarait également André Mauric dans Mémoires marines, l’ouvrage que Maurice Dessemond lui a consacré. Et de poursuivre: “Lorsque, en 1947, Messieurs Jolly et Aulanier, ingénieurs fondateurs des Chantiers de l’Esterel, eurent besoin d’un architecte pour dessiner des vedettes pour les Affaires maritimes, à Cannes, il y en avait bien un, et non des moindres, François Camatte, dont les 8 m JI ont montré dans les années 1930 leur supériorité sur les concurrents anglais de William Fife. Alors consulté par ces messieurs, François Camatte, homme de métier plein de sagesse, déclina l’offre. « Ce genre de bateau n’est pas de mon ressort, voyez donc Mauric », déclara-t-il aux deux ingénieurs.”
Une grande amitié entre Camatte et Mauric était née et, celui-ci, qui avait un profond respect pour son aîné, disait : “Je lui serai toujours reconnaissant de cette preuve de confraternité qui me valut une longue collaboration avec les Chantiers de l’Esterel”. Il confiait même à François Ramoger, petit-fils de son éminent confrère, qu’il lui devait le succès commercial de son bureau d’étude, grâce à la longue lignée de vedettes qui avait suivi, sachant bien que le dessin des voiliers prenait plus de temps et était rarement rentable ! Une confiance réciproque unissait aussi ces deux hommes. François Camatte fit surveiller par André Mauric la fabrication du mât de Nagaïna aux Chantiers de l’Esterel; et il aurait sûrement apprécié que ce soit lui qui soit chargé, en 1972, du changement du gréement de L’Odyssée.
François Camatte est mort le 9 juillet 1960, emporté en trois mois par une grave maladie. Près de cinquante ans plus tard, Nagaïna navigue toujours sous pavillon français, très proche de l’état de son neuvage. Elle retrouve régulièrement, dans les rassemblements de voiliers de tradition, d’autres bateaux dessinés par Camatte, tels que le ketch L’Illiade (ex- L’Odyssée), le 8 m JI France, ou le 6 m JI Bihannic. Car ils sont encore nombreux à naviguer, ces prestigieux yachts de la Jauge internationale dessinés par François Camatte: citons le 8 m JI Silk de 1947, le 6 m JI Dinorah II de 1931 – rebaptisé Cerf-Volant en 1996 –, ou le 6 m JI Fou de 1939, devenu Mandragore et restauré en 2000. En croisière ou en régate, ces magnifiques voiliers rendent ainsi hommage à leur talentueux concepteur.