Propos recueillis par Nathalie Couilloud
On n’a plus de quais, plus de grues, plus de hangars, plus d’eau… et on nous dit : “Faites du fluvial !”
Depuis 2019, une dynamique de relance s’est amorcée dans le transport fluvial, qui ne représente à ce jour qu’un peu plus de 2 pour cent des marchandises acheminées en France. Si le trafic commercial transite essentiellement sur les axes du grand gabarit du Nord, de l’Est et de la Seine, la majorité des voies Freycinet et petit gabarit, utilisées pour le fret et la plaisance, sont dégradées. Jean-Marc Samuel, président de la fédération Agir pour le fluvial, convaincu que toutes les voies d’eau navigables sont nécessaires pour garder de l’activité dans les territoires et répondre aux enjeux de la transition écologique, milite pour sauver ces canaux et prône une politique ambitieuse en faveur de ce mode de transport vertueux.
Vous n’êtes pas d’une famille de mariniers. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a amené à choisir ce métier, puis à prendre fait et cause pour lui ?
Je suis entré dans le milieu par la menuiserie, parce qu’on m’a demandé d’aménager un premier bateau en 1982, puis un deuxième en 1995, à Saint-Jean-de-Losne. Je suis venu pour quinze jours et je suis resté sept ans ! J’ai connu le monde des mariniers à une époque où ça n’allait pas très bien pour lui. C’est là que je me suis rendu compte qu’il n’y aurait bientôt plus de bateaux et qu’on était en train d’abandonner le réseau des petits gabarits au moment même où on parlait beaucoup d’écologie. J’ai acheté un premier bateau pour installer mon atelier de menuiserie, le Willy, et en 2000, on a racheté avec ma compagne le Tourmente pour faire du transport fluvial. Au début, la péniche, c’était un peu comme un rêve, comme les « babas cool » qui voulaient revenir à la terre… Mais je me suis engagé parce que j’en avais marre d’entendre qu’il fallait agir pour l’écologie et de constater qu’on faisait exactement l’inverse.
Aujourd’hui, je travaille sur le plus petit canal géré par Voies navigables de France (VNF), le canal du Midi, et plus globalement sur le canal des Deux Mers. J’essaie d’explorer des domaines un peu particuliers, comme le transport exceptionnel ou le transport de palettes.
La voie d’eau a été utilisée massivement en France, avant d’être délaissée à partir des années 1980. Pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé ?
Le pic du transport dans la batellerie, c’est les années 1970. Sur le canal du Midi, par exemple, on a transporté 600 000 tonnes en 1973 et le trafic s’est effondré en cinq ans. En 1989, il n’y avait plus un bateau de fret. Entre Sète et Bordeaux, le canal des Deux Mers, qui comprend le canal du Midi et celui de la Garonne, est resté à l’écart quand on a fait passer les écluses au gabarit Freycinet à la fin du XIXe siècle [limitant la taille des bateaux à moins de 39 mètres de long sur 5,20 mètres de large, pour 300 à 350 tonnes de déplacement environ, NDLR]. Comme il n’a pas été normalisé, c’est resté un monde fermé.
Parallèlement, la capacité des camions a augmenté et on a décidé de créer des autoroutes. Alors que les bateaux étaient compétitifs, on n’a plus travaillé que sur le développement du transport routier et on n’a plus investi sur le réseau fluvial. On a abandonné la réflexion sur la logistique fluviale en se contentant de mettre sur les bateaux des chargements de 200 tonnes de charbon, de minerai ou de divers produits industriels… alors que le pays était en passe de se désindustrialiser.
Les besoins de transport ont changé aussi : avec la gestion à flux tendu et le « zéro stock », tout un nouveau schéma a émergé, qui ne correspondait pas au transport fluvial, moins rapide et orienté vers le transport de fret pondéreux, en plus grandes quantités. Certains mettent aussi en cause une incapacité de la profession à évoluer, à s’adapter.
En quoi la donne a-t-elle changé à partir du milieu des années 1990 ?
À cette époque, le trafic arrête de s’effondrer et il commence à remonter. Mais dans l’intervalle, on a perdu beaucoup de bateaux au gabarit Freycinet. Il y a à peu près le même volume de cale, mais avec un report vers les grands gabarits, sans doute sous l’influence des grands ports maritimes. Pourtant, 60 pour cent du trafic reste interne, c’est-à-dire qu’il n’est pas lié au transport maritime. Nous militons pour que l’ensemble du réseau soit régénéré.
Le retard qui a été pris dans les années 1980 et suivantes peut-il être récupéré et, si oui, sur quels atouts s’appuie la batellerie pour le reconquérir ?
On a 8 500 kilomètres de voies navigables, dont 6 700 gérées par VNF… Le fluvial a des atouts indéniables, sinon on ne serait pas là ! Depuis le début de l’année, onze mille bateaux ont traversé Paris et je crois qu’il y a plus d’un million de tonnes de marchandises qui y entrent chaque année, or personne ne les voit. Le bateau circule sans bruit, sans congestion sur les routes, sans accident. C’est l’un des modes les moins polluants, c’est le plus silencieux et le plus fiable. Il est donc parfaitement adapté au monde urbain très dense.
Par ailleurs, une étude sur le « potentiel de l’interbassin » qui a été réalisée sur le réseau Freycinet démontre que des entreprises sont prêtes à repartir vers le fluvial pour le transport de granulats, de produits agricoles, de colis lourds, de produits recyclés…
Des villes comme Lyon et Strasbourg remettent d’ailleurs le fleuve au cœur du transport, et testent des systèmes avec des vélos électriques pour le « dernier kilomètre » jusqu’à destination. Pensez-vous que ces actions ont vocation à se multiplier ?
Oui, c’est encourageant. Ce qui se passe à Bordeaux est aussi extrêmement positif, même si ici on est à la marge du réseau fluvial. Le port autonome défend depuis toujours le fluvial, il y a maintenant une équipe municipale écologiste, et à Toulouse VNF travaille sur le sujet… J’entends dire aujourd’hui que le canal sera sauvé par le transport, alors que quand on a commencé en 2000, ils n’y croyaient pas. Le tourisme semblait être un recours, mais comme il ne se développe plus, l’idée du transport revient sur un réseau mineur. Le collectif Garonne fertile (lire p. 18) démontre qu’il y a une convergence entre les chargeurs, la métropole et la collectivités, même si on en parle peu, parce que la communication sur le transport fluvial est centrée sur les grands axes et le lien avec le trafic maritime.
Il y a une prise de conscience réelle dans les métropoles de la nécessité de redéployer la logistique fluviale urbaine pour des raisons de surcharge routière. Les entreprises et les chargeurs, de plus en plus contraints par la réglementation sur le co2, commencent aussi à regarder du côté de la voie d’eau, comme les transporteurs routiers qui ont du mal à entrer dans les villes.
Quelles sont les faiblesses du réseau français, le plus important d’Europe, mais dont le trafic commercial est essentiellement concentré sur la Seine, le Nord et l’Est ?
Hormis ces grands axes, les voies navigables sont sous-entretenues. Le transport fluvial est complètement tributaire des politiques publiques qui imposent leurs normes à travers les choix d’investissement. Elles n’ont pas mis les budgets nécessaires sur le fluvial, et surtout sur le petit gabarit, alors que, parallèlement, l’investissement s’est massivement porté sur les réseaux ferroviaire et routier. Cela dit, les infrastructures routières et ferroviaires sont aussi en mauvais état. On en est encore à se battre pour que le mot fluvial apparaisse quand on parle de « report modal ». Même les écologistes, dont la majorité des électeurs sont des citadins qui défendent les transports en commun et le vélo, ne connaissent pas le monde fluvial…
Le premier frein, c’est l’état de l’infrastructure en termes de dragage sur les canaux. Il faut pouvoir charger au maximum pour arriver à une meilleure compétitivité avec le camion : à l’époque où le réseau fluvial français était couramment utilisé, on pouvait transporter 250 tonnes de marchandises par bateau sur un grand itinéraire, du Nord au Sud par exemple, en empruntant plusieurs canaux à plus ou moins grand gabarit. Aujourd’hui, il y a encore un trafic régulier entre bassins, entre Sète et Amsterdam par exemple pour des engrais, mais on ne met que 220 tonnes parce que les canaux moins importants ne sont pas assez dragués.
Le deuxième frein, c’est le « service », c’est-à-dire l’amplitude horaire de navigation, car on ne navigue pas 24 heures sur vingt-quatre.
Un autre handicap, c’est qu’on a perdu des aménagements : les quais qui existent sont occupés par la plaisance, professionnelle ou privée, une composante aujourd’hui très importante, ou bien ils sont réservés aux grands gabarits. On dit que les villes se réapproprient le fleuve, mais c’est faux : les villes volent ce qui appartient au fleuve, ce qui lui est nécessaire pour exister ! Le transporteur ne peut plus s’arrêter et ne sait plus où décharger. On n’a plus de quais, plus de grues, plus de hangars, plus d’eau… et on nous dit : faites du fluvial !
Pourtant le bilan du transport fluvial pour les émissions de co2 est très bon par rapport à la route. Ce levier pourrait-il vous aider ?
Les émissions de co2, c’est très compliqué, parce que ça dépend du volume transporté, de la distance, du courant… Un organisme missionné par l’Agence de la transition écologique (ADEME) a fait un tableur pour aider les entreprises à déclarer leurs émissions de co2 et, là, on est en train de travailler ensemble pour le fluvial. Chez VNF, ils ont surtout regardé le trafic sur les grands axes et ils ont conclu que le fluvial émettait entre quatre et sept fois moins que les camions. Les émissions du transport fluvial se situent en moyenne entre 8,8 et 37,4 grammes de co2 par tonne -kilomètre, alors qu’un poids lourd émet en moyenne 70 grammes de co2 par tonne-kilomètre. Je me suis fait mon propre tableur : par exemple, si je charge 150 tonnes sur mon bateau, je suis à 1,58 gramme de co2, alors que le camion est à 4,52. Avec un petit bateau, on est très compétitifs en termes de co2… mais on l’est moins sur le coût. Ce qu’il faut voir aussi, c’est qu’un bateau peut naviguer quatre-vingt ans ou plus, alors que la durée de vie d’un camion, c’est quatre ans.
Quel est l’état des lieux de la flotte fluviale française aujourd’hui ?
Pour le fret, on comptait 1 100 bateaux en 2017 : 1 000 automoteurs et 100 pousseurs. La majorité, 364 unités, transportent entre 400 et 999 tonnes. Il y a 300 bateaux qui chargent moins de 400 tonnes et on compte 234 unités de 1 500 tonnes et plus. Sur le gros gabarit, la flotte est plus récente. Au total, avec ces bateaux, on a une capacité de cale d’un million de tonnes de port en lourd. Mais il faut travailler sur de nouveaux bateaux, parce qu’on en a tellement détruits qu’il n’y en a plus assez. L’un des adhérents d’Agir pour le fluvial, une coopérative de transporteurs néerlandais dont la moitié de la flotte est française, me disait que maintenant ils envisagent de faire patienter les clients parce qu’il n’y a plus assez de bateaux !
L’agroalimentaire, les minéraux bruts et les matériaux de constructions sont les frets aux volumes les plus importants. Mais est-ce qu’on peut tout transporter dans un bateau ?
Rien n’empêche de charger des palettes, du froid, du liquide… Le problème, c’est comment on amène les marchandises au bord de la voie d’eau, comment on les sort et comment on les distribue. Si on intégrait vraiment le fluvial dans la réflexion sur le transport de marchandises, on pourrait tout prendre. C’est une question d’organisation. J’ai bien transporté un transformateur pour la centrale nucléaire de Golfech ! Il faut convaincre les pouvoirs publics que l’infrastructure qu’ils financent est nécessaire, avec des arguments économiques et écologiques.
Après, d’un point de vue logistique, il y a des choses qui n’ont pas d’intérêt. Je ne suis pas spécialement partisan d’un transport fluvial entre Bordeaux et Paris : quand on regarde une carte de France, on voit bien que c’est plus cohérent de passer par la route ou le chemin de fer. Il faut réfléchir à la meilleure marchandise avec le meilleur mode.
Comment comparer le prix de la tonne de fret transportée sur une péniche, un camion, un train ?
Alors ça, c’est complexe ! Ce qu’on peut dire, c’est que le fluvial doit supporter l’acheminement jusqu’au bateau puis du bateau jusqu’à la destination – des coûts de manutention et de rupture de charge que le routier n’a pas. Aujourd’hui, pour le transport, le seul critère qui entre en ligne de compte, c’est le prix. Pourtant, parfois, des chargeurs privilégient le transport fluvial même s’il est un peu plus cher, parce qu’il leur apporte une garantie de sécurité et de ponctualité, ou que pendant la durée du transport de ce « stock flottant », ils économisent des frais de stockage à terre. La société de transport ULS, à Strasbourg, annonce qu’elle va proposer de l’« iso-coût » : le fluvial au même prix que la route. L’iso-coût on peut l’offrir sur du transport massifié, mais sur des petites liaisons interbassins, ce sera plus dur.
Où en est la complémentarité avec le ferroviaire, un secteur qui ne cesse de décliner avec 9 pour cent des marchandises transportées contre 40 pour cent en 1974 ?
C’est une alternative au transport routier, plus conséquente en termes de volume que le fluvial, d’abord parce que la France est dotée de 28 000 kilomètres de réseau ferroviaire. Il ne faut pas imaginer transporter autant que le chemin de fer, soyons modestes. Sauf qu’aujourd’hui, le ferroviaire c’est 9 pour cent du transport des marchandises et qu’il n’a pas du tout la place qu’il devrait avoir dans le cadre du report modal. Ensuite, on peut dire que le fluvial et le rail peuvent travailler ensemble, mais on est plutôt des modes concurrentiels. Beaucoup de frets fluviaux ont été reportés sur le ferroviaire, comme ceux de la brasserie Kronenbourg par exemple.
Malgré ces éléments négatifs, quelle est la marge de progression du transport fluvial ?
Elle est très importante ! D’autant que les obstacles liés à l’infrastructure et aux services ne sont pas insurmontables : quelques millions, un changement de fonctionnement, revoir l’organisation interne de VNF avec plus de services sur le terrain… Par exemple, quand un bateau à 250 tonnes ne peut transporter que 220 tonnes sur un canal mal dragué, on peut instaurer des compensations financières équivalentes au manque à gagner. Ça permettrait de gagner des parts de marché, d’avoir un prix un peu plus bas, et VNF comprendrait qu’il faut investir dans l’infrastructure. Mais ce qui est impressionnant, dans le domaine fluvial, c’est l’immobilisme. Toutes ces problématiques, la génération d’avant les connaissait déjà.
Ce qui a changé, c’est la transition écologique…
Oui, et je pense que ce serait criminel d’ignorer le transport fluvial dans ce cadre. Si on considère qu’on vit une crise climatique, qui va avoir des conséquences mortelles, ne pas faire ce qu’il faut pour renouer avec des solutions écologiques comme le fluvial, c’est de la non-assistance à personne en danger ! Plus on mettra de marchandises sur l’eau, mieux on respirera.
Vous travaillez sur un projet de bateau au gabarit Freycinet, pouvant transporter 300 tonnes de fret, propulsé à l’hydrogène « vert ». Vous pouvez nous en dire plus ?
Ce projet, HyBarge, a germé en 2017 lors d’une rencontre au ministère de l’Écologie où les acteurs du fluvial étaient réunis pour établir la feuille de route de décarbonation des transports à l’objectif 2040. On a balayé les solutions : les batteries électriques, le moteur à explosion alimenté au gaz ou au carburant bio, et puis le moteur alimenté par une pile à combustible. C’est peut-être une des solutions d’avenir. Je suis convaincu depuis longtemps qu’il faut relocaliser l’énergie, et l’actualité l’a confirmé cette année.
La propulsion à hydrogène c’est génial, parce que ça ne rejette que de l’eau. Nous allons créer un modèle sur lequel on pourrait décliner plusieurs tailles et puissances de bateaux, une fois qu’on aura passé les caps administratifs, et les études de sécurité et techniques. J’ai choisi le gabarit Freycinet, parce que presque tout le réseau européen lui est accessible.
J’ai reçu le financement de VNF et de l’ADEME dans le cadre du Plan d’aide à la modernisation et à l’innovation, et un prêt innovation de la Banque publique d’investissement. On a le soutien de la région Occitanie, et on passera sans doute par les plateformes de financement participatif. Le fournisseur de la pile, c’est Hélion Hydrogen Power, et l’unité de production d’hydrogène vert, c’est Qair à Port-La-Nouvelle. On est en train de finaliser l’étude, qui doit déboucher sur la création d’une société et la construction.
Les sécheresses, comme cette année, ont des impacts sur l’étiage et obligent à réduire les capacités d’emport. Cela vous inquiète ?
Oui, c’est une grosse inquiétude pour l’avenir. Là aussi, on parle de sobriété et il va falloir mettre en place une gestion de l’eau beaucoup plus fine, que ce soit pour les canaux en prise directe sur les rivières, ou pour les canaux à bief de partage, qui fonctionnent avec des réservoirs. Pour éviter les fuites dans les écluses et dans les berges, il faut là encore que les canaux soient bien entretenus, et il faut surveiller les réservoirs, dont beaucoup doivent être remis en état. La question de créer de nouveaux réservoirs est plus délicate. Aujourd’hui, si la Seine a de l’eau c’est qu’il y a un bassin de rétention qui sert à équilibrer les flux et à l’alimenter. Il y a aussi la question des débits réservés sur les cours d’eau, qui ont été remontés dans la loi sur l’eau de 2006 : on peut ponctionner de l’eau jusqu’à un certain point. Aujourd’hui, on est obligé de couper l’alimentation des canaux plus tôt dans la saison, comme ça a été le cas cet été. VNF négocie alors avec les préfets pour avoir des dérogations.
L’eau des rivières est pompée pour de multiples usages, y compris pour arroser les champs de maïs… Le canal est aussi une réserve d’eau qui peut être utile à tout le monde, à condition de ne pas faire n’importe quoi. Il y aura des arbitrages à faire : est-ce qu’il vaut mieux continuer à mettre des camions sur les routes, ou mettre plus de bateaux sur l’eau, quitte à enlever un peu d’eau aux agriculteurs ? Ce sont des réflexions à mener…
Vous êtes aussi confrontés au fléau des algues invasives ?
C’est une catastrophe… VNF dépense des sommes considérables pour s’en débarrasser et n’y arrive pas. La relance du transport, avec des bateaux lourds, sur le réseau Freycinet aurait aussi l’intérêt de diminuer les coûts d’entretien et de réduire la prolifération de ces algues exotiques. Le canal du Midi, par exemple, a perdu 20 centimètres en vingt ans, parce qu’il n’est pas dragué et pas assez fréquenté par des bateaux chargés.
En France, le dragage pose problème, parce que les boues qu’on retire sont considérées comme des déchets, soumis à une réglementation très contraignante. Sur les canaux envasés ou envahis par les algues, le manque d’eau allonge la durée des voyages. Ça implique en moyenne des trajets 1,25 fois plus long, et aussi une consommation de carburant d’autant plus élevée, avec des conséquences directes sur la compétitivité.
Dans beaucoup de métiers aux rythmes atypiques, on peine aujourd’hui à recruter, et l’on est confronté à un manque de personnel. Est-ce le cas dans le transport fluvial en France ?
Le fret on l’a, il y en a plein les camions, il faut seulement trouver les moyens de le sortir de la route, et en face, il nous faut des bateaux et des pilotes. Pour ça, on a besoin de promouvoir le métier auprès des jeunes, mais la nouvelle directive européenne sur la formation ne va pas dans ce sens-là : elle exige désormais une expérience de cinq cent quarante jours sur un bateau de commerce avant de pouvoir passer l’examen pour obtenir un titre de conduite. Cette nouvelle directive, qui s’aligne sur les conditions de navigation sur les grands axes avec des bateaux de 1 500 à 3 000 tonnes, est hors du cadre de la conduite sur les voies d’eau avec des petits gabarits. C’est un coup dur pour les petits exploitants professionnels du tourisme et du transport.
Quel est le pays de Cocagne pour les mariniers ?
Les Pays-Bas, bien sûr ! Le trafic fluvial y est quatre fois plus important qu’en France, avec un réseau deux fois moins long. Mais on n’est pas dans le même contexte : c’est tout plat, il n’y a presque pas d’écluse, il y a plein d’eau et une forte densité de population… En Allemagne, le réseau est comparable au nôtre, mais le transport y est six fois plus important.
Est-ce que vous avez un rêve pour le fluvial, outre, on l’a bien compris, la régénération du réseau à petit gabarit ?
Je rêve de connections fluvio-véliques ! Avec des entreprises comme Grain de Sail par exemple : des marchandises arrivant à la voile dans un port seraient transférées sur la voie d’eau pour aller plus loin. Parce que c’est bien beau de leur faire traverser l’Atlantique à la voile, mais si elles repartent ensuite par la route… J’imagine bien amener du vin du Minervois à Bordeaux, par exemple, où il serait chargé sur un voilier pour aller en Bretagne…
Pour 2021 et 2022, le gouvernement a alloué 175 millions d’euros à la régénération des voies navigables. Une lettre de mission indique qu’il faudrait tripler en dix ans la part du fluvial et multiplier par deux et demi le nombre de conteneurs transportés par ce biais. Cela vous semble réaliste, utopiste ?
Encore une fois, le fluvial est perçu comme un sous-produit du transport maritime. Les conteneurs ne représentent qu’une petite partie du trafic fluvial. Il est tout à fait réaliste de se donner comme objectif de doubler ou tripler la part du fluvial, mais pour ça il faudra des mesures réglementaires et fiscales. Sans évolution du cadre réglementaire en faveur des modes de transports vertueux, la route restera le moyen privilégié pour le transport de marchandises.
Il y a eu un bon coup de pouce sur le transport fluvial, mais il est largement insuffisant pour la régénération du réseau. VNF a calculé qu’il fallait 28 millions d’euros pour remettre en état le canal du Centre et dit dans le même temps que le trafic est trop réduit pour justifier les travaux ! Mais si on ne les fait pas, il n’y aura jamais plus de bateaux sur le canal…
Une politique ambitieuse de développement, ça passe par des investissements lourds pour permettre le déploiement de l’activité. On a mis des milliards sur les autoroutes à un moment donné et si on ne les avait pas mis, on ne roulerait pas dessus. Nous, on demande seulement quelques millions. L’argument budgétaire n’est pas valable, pas plus que le fait de raisonner en regardant les statistiques actuelles et d’investir seulement là où il y a déjà du trafic.
EN SAVOIR PLUS
Les voies navigables françaises
Si la géographie a gratifié la France d’une importante façade maritime, elle l’a aussi généreusement dotée en cours d’eau, jusqu’à lui offrir le plus grand réseau de voies navigables d’Europe – qui en compte 38 000 kilomètres au total. Le territoire français possède à lui seul environ 18 000 kilomètres de voies d’eau, dont 8 500 sont navigables.
Voies Navigables de France (VNF), l’établissement public à caractère administratif chargé par l’État d’assurer l’entretien, l’exploitation et la modernisation du réseau, emploie cinq mille salariés pour gérer 6 700 kilomètres de canaux, fleuves et rivières, 40 000 hectares de domaine public fluvial le long de ces voies et plus de quatre mille ouvrages. Environ 1 000 kilomètres de réseau ont été transférés aux collectivités territoriales et 700 kilomètres sont directement gérés par l’État, tandis que quelques kilomètres de voies le sont par des ports maritimes.
Le réseau est divisé en trois types de gabarit : le grand gabarit (1 868 kilomètres de voies) peut accueillir des bateaux chargeant jusqu’à 5 000 tonnes de fret ; le gabarit intermédiaire (705 kilomètres), des unités de 400 à 1 000 tonnes de capacité et le petit gabarit (5 928 kilomètres), des bateaux chargeant de 250 à 400 tonnes. Si une péniche Freycinet, de petit gabarit donc, transporte déjà l’équivalent de quatorze camions, un convoi fluvial de 5 000 tonnes équivaut à cent vingt-cinq wagons, ou deux cent cinquante camions… Malgré ce fort potentiel, le fret fluvial ne représente qu’un peu plus de 2 pour cent des marchandises transportées en France, très loin derrière la route, 87 pour cent, et le chemin de fer, autour de 10 pour cent. À titre de comparaison, la part du transport fluvial est de 10 pour cent en Allemagne et de 40 pour cent aux Pays-Bas.
Garonne fertile
L’expérience de Garonne fertile, initiée par Jean-Marc Samuel, a permis de transporter des denrées alimentaires entre Damazan, au bord
du canal latéral à la Garonne, et Bordeaux, du 3 au 5 octobre derniers. Elle faisait suite à un premier essai effectué en mai 2021 avec 5 tonnes
de marchandises. Cette fois, le bateau a emporté trente-huit palettes d’épicerie et de produits secs, pour un regroupement de magasins Biocoop et le restaurant Casa Gaïa. Un conteneur frigorifique, renfermant produits laitiers, légumes et viande, était aussi embarqué.
Cette opération avait aussi pour but de tester les techniques de conditionnement et de manutention des palettes au moyen de grues, positionnées à bord, sur le quai et sur le ponton d’honneur. Les marchandises, débarquées quai de Richelieu, ont été prises en charge
par des vélos-cargos, pouvant transporter 200 kilogrammes chacun. « Tout le monde nous a félicités sur le trajet. Les gens sont prêts, ils trouvent ça formidable. Alors, où est le verrou ? », demande Jean-Marc Samuel, qui espère que cette expérimentation prendra bientôt
la forme de voyages réguliers.
Tourisme fluvial et bateaux-bus
Avec près de 11,3 millions de passagers transportés, 1,4 milliard d’euros de retombées économiques et six mille cent emplois directs en France, le tourisme fluvial représente l’autre volet de l’activité sur la voie d’eau. Il a enregistré des résultats positifs en 2019, avec une hausse de 2,1 pour cent par rapport à 2018. La clientèle du tourisme fluvial est composée à 65 pour cent d’étrangers et 42 pour cent de l’activité se fait hors des grandes métropoles. La flotte compte 89 péniches-hôtels, 188 paquebots fluviaux (sur le Rhône, la Seine, la Garonne, la Loire et le Rhin), 326 bateaux de promenade, 12 900 bateaux de plaisance privée et 1 603 bateaux de location.
Par ailleurs, pour améliorer la mobilité dans les centres-villes congestionnés, plusieurs municipalités ont renforcé les flottes publiques, ou privées, pour le transport de passagers. Ainsi, dès 2005, la ville de Nantes a mis en route le réseau Navibus, qui compte aujourd’hui trois lignes fluviales sur l’Erdre (photo) et la Loire. L’une d’elle, lancée en 2018, fonctionnait avec de l’hydrogène vert, mais cette navette est à l’arrêt depuis 2021. Les bateaux-bus de Nantes ont transporté sept cent cinquante mille passagers en 2019 et de nouvelles lignes devraient être opérationnelles d’ici 2023.
Jean-Marc Samuel
Jean-Marc Samuel achète en 1995 un premier bateau, le Willy, construit en 1923 en Belgique, et le transforme en menuiserie itinérante entre Toulouse et Dijon. Labellisé Bateau d’intérêt patrimonial (bip), le Willy est basé à Ramonville, en Haute-Garonne. En 2000, il achète l’Oô, ex-Coaltar, qu’il rebaptise Tourmente, un automoteur construit aux Pays-Bas en 1934, au gabarit du canal du Midi ; long de 29,50 mètres et large de 5,32 mètres, il est plus court et plus large que les bateaux Freycinet. En 2012, il crée avec sa compagne Catherine Jauffred, l’association Vivre le canal, avec laquelle il collecte la mémoire des mariniers et organise expositions, conférences, animations, pour sensibiliser le public à la culture fluviale. Depuis 2011, il réalise également des transports de fret à bord avec la société L’Équipage. Il a par ailleurs été élu administrateur de la Chambre nationale de la batellerie artisanale (CNBA), dissoute en 2019, et a créé la fédération Agir pour le fluvial (aplf) en 2017, regroupant mariniers, chargeurs, associations et collectivités locales.
La question du dernier kilomètre
L’une des solutions pour décongestionner les villes qui ont la chance d’être traversées par une voie d’eau consiste… à l’utiliser ! À Paris, la société Franprix fait figure de pionnière en la matière : depuis 2012, cette enseigne utilise la Marne et la Seine pour ravitailler ses magasins. D’abord lancé à titre expérimental, le dispositif a été étendu en 2016 : depuis lors, six jours sur sept, ses trois cents magasins parisiens sont livrés par une barge qui charge à Bonneuil-sur-Marne, dans le Val de Marne, des caisses de produits secs et les achemine jusqu’au port de la Bourdonnais, au centre de la capitale. Même si cette solution reste plus chère que la route, l’enseigne a choisi de réduire ainsi son empreinte carbone tout en contournant le problème des embouteillages. Ikea expérimente aussi la livraison par le fleuve des commandes passées sur Internet : depuis le port de Gennevilliers, près de son entrepôt, un bateau à propulsion électrique livre quatre sites à Paris, d’où les colis repartent sur des vélos-cargos pour être livrés aux clients.
Les initiatives se multiplient : en 2019 et 2020, une déchetterie fluviale, installée quai de Bercy, a collecté 15, puis 19 tonnes de déchets, un succès qui augure de sa pérennisation. En 2020, l’État et trois opérateurs se sont accordés sur le transport par bateau des déblais et des matériaux de construction liés au chantier des jeux Olympiques de 2024 en bord de Seine.
À Strasbourg, Urban logistic solutions (ULS) a installé en 2019 un entrepôt de 20 000 mètres carrés en périphérie de la ville, où elle centralise des colis, qui sont ensuite pris en charge par une barge de 112 tonnes, propulsée au gaz liquéfié, jusqu’à une plateforme de 400 mètres carrés dans le centre ; de là, les paquets sont livrés à domicile en vélo-cargo électrique. Forte de ce premier succès, uls étend cette gestion du « dernier kilomètre » à la ville de Lyon où, à terme, ce sont 40 000 tonnes de marchandises qui devraient transiter chaque année par les fleuves. « La rotation d’un bateau et de quinze vélos permettra de remplacer cent cinquante camionnettes et de réduire les émissions de co2 de plus de 92 pour cent par rapport au “tout routier” diesel », estime Thomas Castan, le fondateur d’ULS.
À consulter :
Le site de VNF, <vnf.fr> et celui d’Entreprises fluviales de France (e2f), <entreprises-fluviales.fr>
La table ronde sur le transport fluvial du 6 mars 2019, à la commission du développement durable du Sénat : <dailymotion.com/video/x73np2b>