Par Louis-Marie Tattevin et dessins de Jean-Pierre Arcile - La vedette Île aux Moines, avec son avant défendu comme un petit chalutier et ses membrures façonnées à l’herminette, reliait depuis cinquante ans Port-Blanc à l’île aux Moines pour le compte de la société Izenah. Le P’tit Passeur, comme l’appellent les locaux, va pourtant devoir cesser le travail.
Le capitaine tourne énergiquement la barre à roue en bois, quasiment un objet de brocante à l’heure où presque tous les bateaux possèdent une installation électrohydraulique avec commande à joystick. Devant lui, une petite boîte en bois assemblée à l’ancienne, avec un couvercle de verre : le compas.
La petite vedette se positionne pour l’accostage sur la cale en pente. Ce n’est pas une mince affaire, car si elle est petite, elle est aussi volage à la barre. Une seule ligne d’arbre, ça n’aide pas dans le vent et le courant les jours où « il y a du rapport ». Sans oublier l’effet de pas, en marche arrière… On a entendu pester les jeunes capitaines, habitués aux commandes à double levier des navires plus gros de la compagnie, quand ils étaient obligés de s’y reprendre pour accoster avec ce bateau. D’autant que par dérogation Izenah avait obtenu de faire naviguer Île aux Moines avec un seul membre d’équipage, le capitaine qui faisait office de matelot. Dans la vraie vie, c’est un peu plus compliqué que sur le papier. Par la petite porte ouverte à l’avance, le capitaine doit sauter sur le quai au bon moment avec l’amarre, la tourner sur l’organeau, sauter de nouveau à bord, embrayer pour appuyer le bateau au quai… avant de sortir la caisse pour faire payer ses passagers.
Et ce n’est pas fini : sur le petit pont avant, surélevé et très en pente, il lui faut aider à charger puis décharger les vélos, valises, paquets, cartons, cageots, planches à voile, tronçonneuses, plantes en pot, tout un fourbi enchevêtré qui n’améliore pas la visibilité depuis la passerelle…
Île aux Moines, c’était la vedette de l’hiver : économie de personnel et de carburant, capacité adaptée au moindre trafic. Dans la cabine, on ne voyait pas grand-chose à travers les vitres embuées. Ce petit sas ambulant concentrait un bout de société. On s’y saluait – ou pas – en embarquant, on s’asseyait par affinités, pas toujours innocentes. On débitait des platitudes sur la météo. On prenait des nouvelles de ceux qui « allaient sur le continent » pour des soins. Ça sentait un peu le chien mouillé – à cause des vestes en gros drap et des vrais chiens, mouillés de pluie. Ceux qui devaient rester debout fixaient ceux qui avaient installé leurs sacs sur les bancs bleus et blancs.
Pour les trépassés, le dernier voyage était gratuit
Dans un coin, des paquets postaux faisaient sans arrêt la navette jusqu’à ce qu’un transporteur finisse par les prendre en charge. Sur la petite plage arrière, ouverte aux éléments, se retrouvaient les bannis : fumeurs et/ou grognons.
De mémoire d’indigènes, il est exceptionnel que le mauvais temps ait interrompu le rythme des traversées, toutes les demi-heures, de 7 h 00 à 19 h 30 l’hiver. Roulant dans les coups de suroît et les courants de 7 nœuds – voire plus en vives eaux –, bousculant ses passagers, embarquant un peu d’eau glacée par les dalots, ses défenses volant joyeusement dans tous les sens, impudique avec ses œuvres vives largement dévoilées, la navette faisait quand même son boulot entre l’île aux Moines et Port-Blanc…
Elle a même joué les ambulances et les corbillards jusqu’à la fin des années 1990. Pour les trépassés, souvent ramenés sur l’île pour être enterrés, le dernier voyage était gratuit… Afin de contourner la réglementation qui interdit le transport de cadavres en ambulances (prérogative des pompes funèbres), les morts étaient conduits à Port-Blanc avec les appareils de réanimation en place ; là, tout était débranché et les cadavres étaient embarqués sur le bateau. Ainsi ils étaient arrivés « mourants » au bateau, et ils « mouraient » à l’île aux Moines. Parfois, le capitaine regagnant son bateau trouvait un tas de cageots de légumes entassés sur le pont avant par-dessus le cercueil « habité ». Les commerçants étaient habitués au retour des cercueils vides sur l’île et ne se posaient pas de questions.
Jusque dans les années 1990 encore, Gaby, le boucher, déposait un demi-bœuf sanguinolent sur un drap blanc à même le pont avant, un spectacle qui – au minimum – intriguait les citadins.
Le brouillard, même sur le court trajet dans le courant entre l’île et Port-Blanc, pouvait être traître, avant l’installation des radars et GPS. Un jour, Gilbert qui ne voyait pas bien depuis son minuscule poste de pilotage avait posté un passager dehors, avec mission de repérer le réverbère sur la cale de Port-Blanc. La « vigie » ayant confondu le réverbère avec le feu d’un chalutier, la vedette s’était retrouvée sous la pointe du Greignon à l’île aux Moines… une erreur de cap de 180 degrés !
Le chauffeur des cars Cautru savait qu’en cas de brouillard, lorsqu’il venait à Port-Blanc chercher les écoliers au premier bateau, il devait klaxonner et faire des appels de phare pour guider le passeur. Ce dispositif était complété par « Tante Jeanne », la tenancière du bar du même nom à deux pas de la cale, qui faisait clignoter la lumière de son commerce quand elle entendait le passeur…
Gilbert Thébaud a succédé à son père Job en 1972, l’année où il a pris livraison de sa vedette, la première construite expressément pour le passage, sortie du chantier du Magouër, à Plouhinec, en face d’Étel. La construction se faisait sans plans à l’époque. Les charpentiers extrapolaient la coque à partir de quelques modèles de membrures en contreplaqué, de différentes dimensions. Aujourd’hui, comme les plans font défaut, le bureau Veritas ne peut plus prendre en charge la vedette, les normes actuelles exigeant des études sur plans.
Avant même la mise à l’eau, la ligne de flottaison était dessinée, par expérience et au pifomètre : une pointe clouée à l’arrière, un ouvrier déroulait un fil vers l’avant et le fixait avec une autre pointe. On travaillait encore à l’herminette. L’assiette du bateau était mesurée avec un poids attaché au-dessus du pont sur un trépied qui se déplaçait le long d’une règle posée sur une bassine. La gîte était provoquée par le déplacement de fûts de 200 litres d’un côté puis de l’autre de la vedette, et de cette « mesure » découlaient la stabilité et donc la capacité du navire.
Gilbert avait compris qu’une cabine pour les passagers serait un plus. Par souci d’économie, il a fait fabriquer un toit en synthétique, qu’il a fait livrer au chantier : les charpentiers ont refusé de le mettre en place, ne voulant pas « travailler le plastique ». Il en a fallu des palabres pour avoir gain de cause…
Trois familles et un armement
Dans son carnet illustré Les Passeurs de l’Île aux Moines, Jean-Pierre Arcile écrit : « Et pas une ride de plus qu’à son neuvage, ou peut-être des rides de sagesse que l’on peut deviner en fin de saison avant sa grande toilette annuelle pour rester pimpante pendant les mois d’hiver, les plus féroces pour un bateau. Avec sa construction traditionnelle en bois issue du savoir-faire provenant de la pêche, ce bateau fait figure de trait d’union entre les anciennes générations et les nouvelles unités apparues dans les années 1990-1995. Bien malgré lui, il fait partie du patrimoine vivant de l’île aux Moines et rappelle aux îlois les origines modestes de l’histoire du passage. »
À partir de 1950, les familles Bellego et Thébaud de l’île aux Moines et Le Gouguec de Port-Blanc prennent en main le passage, avant de se fédérer en 1960. La fréquentation de l’île fait un bond, comme le besoin en approvisionnements divers. Vers 1965, les marchandises, ainsi que les rares têtes de bétail élevées sur l’île, sont désormais transbordées sur un ponton remorqué, acquis par les trois familles.
Ce noyau continue à évoluer face à l’essor du tourisme dans le golfe du Morbihan. En 1989, la société Izenah Croisières est créée permettant aux trois familles, devenues actionnaires, d’investir dans des unités de plus grande capacité pour aborder le marché florissant des tours du Golfe. L’armement compte aujourd’hui quatre unités pour le passage, quatre autres pour la croisière, et deux barges motorisées.
Mais cette année, Île aux Moines n’a pas satisfait aux contrôles de l’administration maritime. Malgré les travaux effectués par les charpentiers du chantier du Guip sur l’île, le bateau n’est pas déclaré bon pour le service. Dans l’entourage d’Izenah, on est convaincu que l’administration entend éliminer du service ces vieilles vedettes en bois, avec une seule ligne d’arbre – un seul moteur, pour des raisons de maniabilité et de sécurité. Ce qui pose la question de l’avenir d’une autre société implantée dans le golfe du Morbihan, Le Passeur des îles, qui exploite cinq « bateaux à passagers traditionnels en bois qui témoignent du passé maritime breton ».
Izenah sait que l’évolution du passage condamne sa petite vedette. En 2020, elle a mis en service Archipel II, un navire de 22 mètres, qui peut accueillir 197 passagers. Même le service d’hiver, traditionnellement assuré par Île aux Moines, ne peut plus s’en contenter. L’allongement de la saison touristique et la modification des habitudes (séjours hivernaux des résidents secondaires, offres de location toute l’année) exigent plus de capacité tout au long de l’année. Pourtant, ce petit navire ferait un bon héros de dessin animé : l’étrave en guise de nez, les hublots de la passerelle pour les yeux, la carène avant blanche et bleue esquissant un sourire. Mais aujourd’hui le film ferait pleurer les enfants : victime de la règlementation et de la fréquentation touristique, il a été mis à la retraite forcée. Île aux Moines est donc à vendre… ◼