Par Alexis Girard d'Hennecourt - Feral, un Wharram de 1975, navigue aujourd’hui du côté de Manaus au Brésil. Ce catamaran en bois a été remis en état avec les moyens du bord par ses jeunes propriétaires, Alexis et Charlie, dans une lagune du Portugal. « Quand on est jeune et très amoureux, tout paraît possible », dit Alexis, qui voulait sortir de sa zone de confort pour partir à l’aventure. C’est chose faite : ils mordent dedans à pleine dent et elle a la couleur de leurs rêves.

Septembre 2022. Au fur et à mesure que nous avançons sur l’estran, les détails de l’épave se précisent. Du pourri, du vieux, du rouillé. Un gréement qui pendouille et un pont défoncé. Malgré tout, les lignes simples et élégantes des étroites coques nous tapent dans l’œil. Il y a un gros potentiel et nous sentons que nous pouvons en faire un voilier marin et sauvage. Nous grimpons sur le squelette. Le rêve se dissipe lentement pour laisser place à une réalité plus brutale : il va y avoir beaucoup de boulot…

Ce rêve remonte à l’enfance, quand je dessinais les plans d’un catamaran en bois, avec des voiles et des avirons, dont les coques étaient deux troncs d’arbres. Il fallait que ce soit simple, à la hauteur des compétences d’un enfant aidé par son père pour les outils. Il y a une dizaine d’années, au début de mes vagabondages, ce rêve devient objectif quand je vois pour la première fois le bateau d’Hans, Ontong Java, fait de deux pirogues de pêche africaines liées ensemble. Quand nous nous retrouvons quelques mois plus tard, je termine de convaincre Hans que je serai un atout à bord. Il me faut à tout prix embarquer et absorber le plus possible de connaissances pendant que je naviguerai avec lui. Je prends note de toutes les liures et autres transfilages incompréhensibles pour moi à l’époque, ainsi que les pièces de bois brut sorties de la forêt et à peine modifiées pour les espars.

Après dix ans de vagabondage, je sais que j'aime la mer et la vie du large

C’est une esthétique qui me parle, une simplicité qui me semble accessible, moi qui ai passé la majeure partie de ma vie d’adulte sur la route à dormir dehors et monter des campements en forêt avec pour tout outil une machette. Ce que je vois dans un tel bateau, c’est le chaînon manquant entre la vie sauvage dans les bois et la navigation à la voile…

Dix ans de vagabondage plus tard, j’ai appris de mes erreurs et malgré beaucoup d’expérience difficiles, je sais que j’aime la mer et je pense être taillé pour la vie du large. Après avoir travaillé une ou deux saisons, je navigue sur un Halcyon 27 de 1969, un vrai bateau, petit, étroit, bas sur l’eau mais très marin, qui m’amène de l’Angleterre aux Canaries, puis à Madère et aux Açores où, avec ma compagne Charlie, nous discutons de l’avenir. J’appelle Hans qui me parle justement d’un catamaran abandonné sur une plage du Portugal, en précisant que c’est une épave et qu’il est inutile de trop nous emballer…

Cap sur l’Algarve. Pendant ces dix jours de navigation, nous nous convainquons qu’il n’y a pas d’autres options possibles que de se lancer coûte que coûte. Nous doublons le cap Saint-Vincent sous spi et faisons escale à Sagres. Le lendemain, route au près serré dans la brise car nous n’en pouvons plus d’attendre, conscients aussi que le travail se fera sur la plage et qu’il nous faut profiter au maximum des beaux jours.

On ne fait pas dans le traditionnel, mais dans le fonctionnel

Le bateau est un vieux Wharram classique, un Narai MKII de 1975. Nous ne l’avons pas choisi, l’opportunité s’est présentée à nous. L’épave, largement vandalisée, n’a plus de pont, un gréement à reprendre à zéro, tout l’accastillage emprunté. Surtout, la coque tribord est éventrée sur 1,50 mètre et les fonds sont remplis d’eau. L’intérieur est répugnant, sombre, couvert de crasse, de moisi et de poils de chien. Ce bateau a passé les dernières années dans la lagune derrière Culatra et son occupant était un vieil hippie anglais qui l’utilisait comme maison flottante. La lagune est désormais fermée car elle fait partie d’une réserve naturelle, et le bateau est resté six ans à l’abandon. Nous avons récupéré les papiers et acheté l’épave à la sœur de Hans qui s’est occupée du propriétaire dans les derniers mois de sa vie.
L’idée est claire : ne pas nous embourber dans une rénovation dont on ne verra jamais la fin en allant à l’essentiel. Simplicité, rusticité. Travailler sans relâche, ne pas perdre l’inertie. Aucune contrainte technique ni idée fixe. On ne fait pas dans le traditionnel, mais dans le fonctionnel et il s’agit d’utiliser un maximum les ressources qui nous entourent. Le temps alloué à la récupération est considérable mais largement récompensé ; cela va nous permettre de construire un bateau pas cher qui sent bon le bois et l’huile de coude. La maintenance se fera sur une plage, le bateau échoué, avec du bois à disposition et une lame bien affûtée.

Le maître-mot du début du projet est « pont, fargues et safrans ». Avec ces trois éléments, l’épave devient bateau. Nous posons un pansement temporaire sur le trou de la coque tribord avec du sika et du contreplaqué pour le garder à flot et sécher les fonds. Nous utilisons toutes les planches de cèdre japonais rapportées par Hans à bord d’Ontong Java des Açores pour le nouveau pont. Étendu jusqu’aux safrans à la place d’un filet arrière, il recouvre aussi une grande partie des coques, chose appréciable pour la vie en plein air, mais aussi à l’intérieur : cela apporte une isolation sur certaines zones, notamment notre future cabine. Cette première tâche est abattue en quelques jours. Nous commençons par ajouter des barrots légers pour rigidifier le pont. Puis nous plaçons les planches de manière à ce que leurs extrémités reposent sur les quatre poutres structurelles qui tiennent les deux coques ensemble. Pour les liures en bout que nous avons décidé d’utiliser par souci d’économie et pour l’esthétique, la tâche ne peut se faire qu’à marée basse, une personne au-dessus une autre en dessous en se passant « l’aiguille » faite dans un morceau de fil de fer.

Les safrans pendent lamentablement sur des morceaux de ferrailles rouillées

La pose des fargues s’est également faite au rythme implacable des marées. À Culatra, les travaux se terminent toujours dans l’eau jusqu’en haut de la taille. Nous avons opté pour ne pas découper de dalots ; à chaque boulon maintenant les planches en place, nous disposons un espaceur en contreplaqué. C’est-à-dire que la fargue se maintient à une distance d’environ un centimètre de la coque pour éviter les découpes nombreuses, mieux évacuer l’eau et supprimer les contacts provoquant le pourrissement du bois.

Les safrans pendent lamentablement sur des morceaux de ferrailles rouillées. Le bois autour des anciennes ferrures est pourri et l’extraction des boulons pour déposer les appendices est délicate – elle se fait souvent au pied de biche. Les gros boulons de l’étambot sont coupés net à la meuleuse, puis sortis à grands coups de massette par l’intérieur et en les faisant jouer depuis l’extérieur avec la pince-étau. Il faut ensuite supprimer le bois pourri au marteau-burineur jusqu’à retrouver du « sain » et bien faire sécher, reconstruire en lamellé-collé les parties les plus détériorées et panser ces plaies avec une couche de fibre de verre et d’époxy.

Nous fabriquons les nouveaux étambots dans une belle pièce d’iroko, récupérée dans l’atelier d’un copain paysagiste, puis sciée en deux dans la longueur. Ils sont fixés avec quatre gros boulons en inox collés à l’époxy, le tout recouvert de fibre de verre. Ces étambots rajoutés nous permettent maintenant d’y lier les deux safrans, avec du Spectra de récupération, sur trois points – en haut, au milieu (juste au-dessus de la flottaison) et en bas. Les têtes des safrans sont modifiées pour recevoir les barres que nous enfourchons et lions. Enfin, nous construisons un petit support de hors-bord pour pouvoir y installer un moteur d’annexe.

Nous travaillons du lever au coucher du soleil, souvent même bien après

Il faut maintenant s’atteler à la grosse fracture sous la ligne de flottaison sur la coque tribord. Cette réparation importante doit être faite sur un bateau parfaitement sec et nous décidons d’aller quelques jours au chantier d’Olhao. Nous travaillons du lever au coucher du soleil, souvent même bien après. Notre petit sloup mouillé juste devant le chantier nous permet de ne pas dormir dans la poussière. Ponçage, poussière, crasse et sueur. Résine, fibre, primaire et peinture. Le plus important pour nous c’est le trou dans la coque : nous commençons par ouvrir et nettoyer au ciseau à bois jusqu’à tomber sur du bois sain… soulagement.

Comme nous avons accès à l’eau douce à volonté, nous rinçons abondamment la fracture, puis nous laissons tourner en continu un pistolet à chaleur dans les fonds pendant deux jours. Une fois la zone bien sèche, nous commençons par l’imprégner d’époxy liquide, diluée avec un peu d’acétone, pour « fossiliser » et préparer le bois pour recevoir une réparation en lamellé-collé. Nous commençons par l’intérieur et collons des panneaux en contreplaqué, puis comblons l’extérieur avec du bois et de l’époxy. Une fois cet ensemble bien sec, il est mis en forme en ponçant, lissé avec de l’époxy bien chargée, poncé à nouveau, puis couvert de fibre de verre et…poncé encore avant d’appliquer les couches de peinture. Nous en profitons pour renforcer les skegs (petits ailerons en avant des safrans) et y ajouter un petit appendice en bois recouvert de résine et fibre de verre qui permettra à la fois de « beacher » sans problème, tout en fermant l’espace avec le bas du safran, là où pourraient se loger des lignes à la dérive et autres filets.

Plus que jamais, c’est le saut dans l’inconnu et la navigation à l’estime

Douze jours après notre arrivée, nous remettons le bateau à l’eau. Pendant ce passage en cale sèche, nous avons reçu la visite impromptue de Pete Hill (connu pour son Badger, une sorte de gros doris habitable à gréement de jonque chinoise, et aujourd’hui à bord de sa magnifique jonque Kokachin) qui, voyant notre bateau, If Dogs Run Free – changé depuis en Feral, mot anglais que je traduis par « qui refuse la domestication » – nous assure l’avoir croisé dans les Caraïbes, à la fin des années 1970. Il nous conseille de contacter l’entreprise Jimmy Green Marine pour remonter aux origines du bateau.
Deux semaines plus tard, nous recevons la visite des constructeurs originaux Mike et Carole Green. À l’âge de 24 ans, alors qu’ils étaient occupés à construire un canoë au Canada, ils sont tombés sur un plan de l’architecte James Wharram et ont décidé instantanément de rentrer en Angleterre pour tenter l’aventure. Le bateau a été en grande partie construit sur la plage de Beer, dans le Devon, puis il est parti pour une boucle atlantique de deux ans. L’entente est immédiate entre nous et Mike est de bons conseils. Il sera un soutien moral plus qu’apprécié pour le reste du projet.

De retour sur la plage, nous continuons les travaux au rythme des marées, avec nos copains pêcheurs. La dépose du mât est un moment clé du projet. Un de ces jours où l’on se lève le matin, silencieux pendant le café, déterminé. Je lie une grande structure en « A » qui, avec l’aide d’un bon palan, servira de bras de levier pour coucher le mât à la main sous contrôle. La théorie est claire et dans la pratique toutes les techniques utilisées sont celles que l’on peut retrouver dans la construction de campement et autres abris dans les bois, rien de nouveau. La manœuvre se passe sans problème et nous sommes heureux de trouver des solutions simples à tous les obstacles rencontrés. C’est à la fois intellectuellement satisfaisant et physiquement stimulant.

Nous n’avons aucun élément du futur gréement, seulement quelques schémas et de vieux ouvrages sur les gréements à corne traditionnels. Il faudra faire avec. Plus que jamais, c’est le saut dans l’inconnu et la navigation à l’estime…

Quand on est jeune et très amoureux, tout est possible

Une fois passé les douceurs ensoleillées des mois de septembre et octobre, idéales pour le travail, la météo se dégrade en novembre. En décembre, c’est difficile. Déterminés à ne plus perdre de temps dans les allers-retours en kayak entre notre petit bateau et le catamaran, nous décidons d’emménager dans celui-ci. Pas d’eau courante, pas d’électricité, un seau pour les toilettes, des gamelles d’eau froide pour la « douche » sur le pont, exposé à l’infatigable (mais fatigant) et glacial vent de nord-est. Nous « campons » dans une coque, tout en travaillant aux emménagements intérieurs de l’autre, et quand les nuits voisinent avec zéro degré, c’est l’option trois couvertures.

Les fortes pluies, elles, ralentissent le travail à l’extérieur et inondent le bateau, révélant des zones pourries insoupçonnées jusqu’ici. Un pas en avant, deux en arrière. Dans chaque cabine, la partie haute des œuvres mortes au niveau de la liaison coque-pont est complètement pourrie… à l’endroit même où nous devons installer les cadènes pour les galhaubans et bas-haubans. Il faut donc démonter les fargues pour ouvrir les parties pourries et les reconstruire. J’utilise une grande bande de feuilles de papier journal scotchées ensemble puis, avec la pointe d’un crayon et en suivant le relief en négatif, j’obtiens la forme que je découpe et colle sur des panneaux de contreplaqué de récupération ; je les découpe ensuite à la scie sauteuse.

Finalement, entre les grains et au rythme des marées, nous retrouvons le moral dans un bateau sec. Quand on est jeune et très amoureux, tout paraît possible. Alors on continue, et on va faire des tours au moteur – le bateau ressemble à une barge indescriptible (même la police nous regarde passer bouche béante, oubliant tous ses devoirs) – pour se changer les idées, on fait un barbecue sur le pont le soir après le travail… Nous sommes confiants. Nous avons un rêve, et sommes déterminés à le voir se réaliser.

Le mât est un poteau électrique imputrescible, les autres espars sont en eucalyptus

Le nouveau mât est également une étape décisive, pas seulement dans l’avancée du projet, mais aussi pour le moral. Pour la première fois, nous réalisons que nous sommes à quelques semaines d’établir les voiles… Nous récupérons un poteau téléphonique dans un dépôt de matériel de construction et le faisons descendre des montagnes sur un petit camion, jusqu’à une cale de pêcheur. De là, nous le faisons rouler jusqu’à la mer et l’amarrons solidement à notre petit sloup (sa dernière mission avant d’être vendu) que nous avons mouillé au plus près de la cale. Puis nous le remorquons doucement le long du chenal vers notre sanctuaire à Culatra, avec en chemin une visite de la police maritime qui semble définitivement ne plus savoir que faire de nous et se contente de sourire et saluer.

Comme les matériaux de récupération ou de seconde main ont en grande partie dicté le design de notre catamaran, que nous avons assemblé avec de l’imagination, un bon rabot suffit pour adapter les espars – il m’a ainsi fallu deux jours complets pour donner la forme parfaite à notre pied de mât. En plus du poteau électrique imputrescible, nous avons coupé la corne et la bôme dans une forêt d’eucalyptus. De leurs dimensions, nous avons déduit la surface de notre grand-voile. Nous jouons avec différents angles et positions des espars et des drisses à plat sur la plage, puis dressons les espars à vide pour nous donner une idée du bazar. Nous coupons notre grand-voile dans un génois d’occasion, les coutures se faisant à même la plage à côté des pêcheurs qui réparent leurs filets, ou sur notre pont qui offre tout l’espace nécessaire. Tout à la main, sans machine. Les deux renforts des points de ris sont aussi faits dans des chutes de voiles et avec des sangles en nylon terminées par un anneau en Inox.

L’intérieur était aussi entièrement à refaire. Une feuille presque complètement blanche. On commence par détruire avant de refaire les cabines et les couchettes avec les chutes de bois du pont. Pareil pour la cuisine et pour les étagères de la couchette arrière tribord que nous transformons en cambuse, et où nous logeons les batteries. L’évier provient d’une maisonnette abandonnée dans l’ancienne communauté de la lagune et nous adaptons nous-mêmes tous les raccords, sans avoir une seule fuite – miracle. Les hublots viennent des épaves du coin, l’une qui découvre à marée basse pendant les fortes marées et l’autre dans les marais, notre mine de contreplaqué. Notre réserve d’eau pour le robinet est un gros fût de bière qui fonctionne par gravité, comme un château d’eau. Une fois que nous avons enfin un réchaud fonctionnel, un plan de travail, l’eau au robinet et un lit sec, la vie devient confortable et le travail agréable. Impossible d’oublier son premier café chaud à bord.

Feral, corne dressée dans les airs, s’agite d’un bord sur l’autre

La première fois que nous établissons les voiles, nous avons la sensation de tenter de maîtriser un cheval pur-sang. Il y a une légère brise et Feral, corne dressé dans les airs, s’agite déjà d’un bord sur l’autre autour de la bouée où nous sommes encore amarrés. Si beaucoup de marins décrivent leurs bateaux comme des entités vivantes, l’impression est encore plus forte avec un bateau « organique » comme celui-ci. Nous quittons le coffre à la voile et volons au-dessus des bancs de sable pour nous rendre au marché des petits producteurs par le raccourci emprunté par les pêcheurs locaux – nos 70 centimètres de tirant d’eau aidant. Le retour se fait à marée basse, en suivant scrupuleusement le chenal étroit dans lequel nous tirons des bords. Nous virons en laissant le foc à contre et, au moment de passer le lit du vent, nous choquons la grand-voile en grand. Cela fera office de démonstration pour les détracteurs qui nous observent à la jumelle ou nous dépassent au moteur.

En avril 2023, le grand départ pour les Canaries a lieu un soir à l’étale. La grande langue de sable qui nous a protégés pendant tous ces mois, cette lagune qui a été notre port et notre refuge, nous la regardons maintenant depuis l’océan. C’est un grand moment, mais les sentiments ne sont pas du tout confus. Je ne ressens pas ce mélange d’excitation et d’appréhension, de joie et de mélancolie. Au contraire, mon sentiment est entier et clair ; je quitte Culatra avec l’appétit de découvrir et de naviguer à bord de notre nouveau bateau. Et surtout, une fois Feral équilibré et faisant route au bon plein, la contre-écoute d’une petite trinquette frappée sur une barre et la tension reprise sur l’autre avec des tendeurs élastiques en guise de régulateur d’allure, nous sommes complètement sereins et confiants. Parfaitement détendus.
La voile se gonfle, le bateau se tend et accélère, le vent siffle dans les haubans. Nous sentons la puissance de la mer sous nos pieds et le soleil couchant sur notre visage. Nous sommes libres… Un an plus tôt, sur 8 mètres de coque, je tirais sur Madère au prés serré avec 25 nœuds, gîté et trempé. Charlie et moi ne nous connaissions que depuis quelques mois et elle me rejoignait aux Açores pour s’installer à bord. D’un 27 pieds tout ce qu’il y a de plus normal, nous repartons avec le moins conventionnel 40 pieds en bois, un catamaran au gréement à corne artisanal. Autant dire qu’il y a tout à apprendre à zéro et c’est une des raisons de ce projet !

Sortir de la zone de confort et partir à l’aventure. Je ne connais rien à la navigation en catamaran et rien en gréement à corne. Cette première traversée fait office d’apprentissage. Les premières prises de ris sont un peu brouillonnes mais j’effectue rapidement quelques modifications, notamment en ajoutant un deuxième gros taquet (en bois, taillé à la machette) sur la bôme qui me facilite grandement la manœuvre si j’ai besoin de reprendre la tension de la bosse de ris avant de relâcher le point d’écoute. Le gréement aurique a l’avantage de pouvoir être facilement arrisé au portant et sans faseyer dans tous les sens. Pour le premier ris, il me suffit de relâcher la drisse de mât sans toucher la drisse de pic. Si on n’oublie pas de reprendre de la balancine et de choquer légèrement le point d’écoute, ça descend tout seul. C’est d’une simplicité déconcertante et je change ma voilure aussi facilement que sur le petit sloup.

Malgré son aspect rustique, notre bateau réagit aux réglages fins

L’excellente surprise, c’est aussi la possibilité de progresser dans le petit temps avec une grand-voile qui se tient bien et grâce aux deux coques, ce qui ouvre des fenêtres météo qui n’auraient pas été envisageables avec un bateau lourd et rouleur. Dès que les conditions forcissent, on se sent toujours en contrôle et en sécurité, le bateau passe très bien la vague et ne part jamais au tas dans les surfs. Le plus difficile pour nous jusqu’à présent c’est de l’équilibrer plein vent arrière avec notre système de trinquette pilote.

J’ai hâte d’en découdre avec le fameux Cap-Vert Dakar. En attendant que les alizés adonnent, nous tirons sur Dakar toutes voiles dehors comme des Vikings. Nous abattons tranquillement lorsque les vents reprennent de l’Est, le long de la côte pour nous rendre directement en Gambie. J’ai appris à ne pas trop border nos voiles pour ne pas partir en crabe. Malgré son aspect rustique, notre embarcation légère réagit instantanément aux réglages fins ; le creux dans la grand-voile, la bordure, la drisse de pic plus ou moins étarquée… l’accélération ou la perte de vitesse sont immédiates, pas besoin de regarder le loch speedo – que nous n’avons pas.

Quant à la vie à bord, Charlie dit que quand nous avons changé de bateau, c’était comme passer d’une chambre de bonne à un loft. Nous ne ressentons ni l’envie ni le besoin d’aller au port tant nous avons du plaisir à être à bord. Surtout, nous pouvons mouiller confortablement dans des endroits où il aurait été impossible de se réfugier avant à cause du tirant d’eau, mais surtout du roulis. Nous sommes restés quasiment deux mois pour donner nos cours d’apnée dans une petite baie aux Canaries où un seul autre voilier est venu ; il n’a pas tenu plus d’une nuit, trop rouleur.

Le pont dégagé nous sert de plateforme pour l’enseignement et la pratique de l’apnée sportive (et de la chasse sous-marine) mais c’est aussi notre manière de nous sentir au plus près des éléments : c’est du camping océanique. La cabane dans les arbres, mais sur l’eau, en somme ! Nous organisons des repas à bord autour du feu de camp, tout le monde réparti entre le pont, le carré de pont, la rampe d’accès avec les pieds dans l’eau, etc. Plusieurs ambiances, plusieurs conversations. On ne vit pas entassé dans un cockpit comme unique espace extérieur. Les douches se font dehors comme les grosses vaisselles. Avoir deux coques et une terrasse entre les deux offre une qualité de vie inégalable pour des navigations entre les deux tropiques ! Car l’intérêt d’un tel projet ce n’est surtout pas de prouver quoi que ce soit, mais bien de s’amuser.

Nous sommes tranquillement mouillés dans les mangroves en Gambie, prêts à remonter la rivière le plus haut possible, en attendant de pointer nos étraves vers les îles Bijagos, l’Amazonie et ensuite… C’est trop loin pour savoir ! ◼